Jazz live
Publié le 3 Sep 2024

Ce que j’ai retenu de Malguénac 2024

De ce festival qui m’est cher mais dont, une fois n’est pas coutume, je n’ai pas rédigé le compte rendu au jour le jour, voyons ce qu’il m’en reste un mois plus tard.

Comme beaucoup de manifestations estivales actuelles, il y en a pour tous les goûts dans ce festival “Arts des villes • Arts des champs” sur-titré “Jazz et alentours”. Mais avec l’âge, la plume s’étant usée au jeu des comptes rendus systématiques de mes sorties musicales auxquels je m’astreins depuis que ce site existe (en quinze ans j’en dénombre un bon millier), j’avais préféré annoncer Malguénac en amont plutôt que de tirer à la ligne sur des programmes dont la diversité peut inspirer ici et là ravissement, dégoût, indifférence ou, même lorsque le plaisir est au rendez-vous, ne pas inspirer le commentaire. Un mois plus tard que me reste-t-il de ce festival qui m’est cher par-delà mes goûts et dégoûts.

Moger Orchestra

Nouveau chapiteau pour les concerts en alternance avec la scène principale (la Salle Résonance). C’est sous ce chapiteau ouvert sur l’extérieur à l’arrière de la régie lumière-son, que le Moger Orchestra a inauguré le 27ème concert de Malguénac, formation dont nous envisagions les contours à travers le portrait d’Étienne Cabaret. Autour du chant très libre de Dylan James, parfois relayé par Christelle Séry, sur une poésie affranchie des formats chanson jusqu’à s’abandonner à ce qui semble relever de l’improvisation, des textures orchestrales inouïes font se relayer les cordes (violon de Floriane Le Pottier, violoncelle de Lydie Lefebvre) et les anches (alto et soprano de Violaine Gestalder et le tandem constitué du baryton de Régis Bunel et de la clarinette basse d’Étienne Cabaret), le tout tissé d’initiatives individuelles qui font sens par leur effilochement même ; une rythmique où la basse et la guitare de Dylan James et Christelle Séry témoignent d’une sorte de sororité tant dans la pertinence d’un rôle fonctionnel très souple que dans les échappées entre bruitisme arty et rock attitude ; la batterie formidablement précise et judicieuse de Nicolas Pointard assurant cette cohérence. Les évocations de l’école de Canterburry dans mon papier sur Cabaret se confirme, avec ce sens de l’abstraction sonore qui renvoie à Henry Cow et Fred Frith. Tim Buckley, me souffle un voisin averti, lorsque le chant revient à une sorte de ligne claire. Lacune à ma culture, mais l’analogie correspond bien à l’idée que je me faisais du chanteur américain, sur les franges d’un folk éclairé et griffuré.

Émile Parisien Quartet

Justifiant mon intention de porter le projecteur sur le Moger Orchestra pour annoncer Malguénac dans ses pages, j’avais osé cette formule : “L’Émile, tout le monde le connaît”. Certes, j’ai connu ce quartette très tôt, à l’époque où, monté à Paris, il s’était fait sermonner par un patron de club parce qu’il jouait trop de notes, trop vite et trop fort, et risquait de faire fuir sa clientèle. Et lorsque m’avait été proposé d’interviewer Émile Parisien qui commençait à se hisser en haut de l’affiche, j’avais insisté pour interviewer “L’Émile Parisien Quartet” et non son seul leader.

Or, je réalise en voyant s’installer le quartette sur la scène de la salle Résonance, que, toujours trop gourmand de renouveau, je n’ai, de mémoire, plus été écouter le quartette depuis que Julien Loutelier y a remplacé Sylvain Darrifourcq à la batterie. Le souvenir de la première mouture est loin et je ne m’aventurerai pas sur le terrain des comparaisons, mais je retrouve ce goût de l’écriture et du jeu, cette délicate balance entre abstraction et ligne claire, cette ferveur collective (Julien Touéry au piano, Ivan Gélugne à la contrebasse), ce foisonnant imaginaire narratif partagé, le tout aujourd’hui pimenté d’un usage assez ludique de l’électronique, souvent réjouissant parfois superflu, notamment lorsque Émile Parisien nimbe son soprano de trop de réverb.

Et prêtant mon attention à ce dernier, pour la première fois, cette effervescence positive, cette urgence (trop souvent utilisé, le mot ici n’est pas vain) m’a fait penser à Sidney Bechet ; donnant soudain raison à la commande passée autrefois par Siegfried Loch pour son label Act d’un hommage à l’auteur de Petite Fleur – à l’époque, elle m’avait paru totalement gratuite et opportuniste –, et à la façon dont Émile et Vincent Peirani avaient contourné l’acte de dévotion au profit d’une “invention” digne du génie de ce légendaire dédicataire.

Maaar

Pure surprise, pure découverte, pas vraiment jazz et on s’en fout. Le lendemain, sous le chapiteau, trois femmes nous attendaient en début de soirée. Trois chanteuses, trois musiciennes, trois compositrices et arrangeuses, et trois percussionnistes. J’avais osé la vieille, à partir de ce dont je disposais comme information, les annoncer en les comparant à Giovanna Marini. Facilité ? Référence de “babyboomer” quand tant d’autres références se sont imposées depuis ? Je ne regrette pas ma comparaison. J’en retrouve la joie, la tendresse, les peines du peuple, quelque chose de militant, un façon d’amalgamer les traditions locales pour les déborder. Elsa Corre est bretonne. Charlotte Espieussas vient d’Occitanie. Rebecca Roger Cruz est vénézuélienne. Elles ont mis non seulement leurs patrimoines en commun, mais leurs rencontres les ont entrainées au-delà des mers.

J’ai cru dans un premier temps la Bretagne d’Elsa Corre méditerranéisée, une Méditerranée des deux bords où je fus un moment persuadé d’avoir franchi les hauteurs du Haut-Atlas à l’apparition de tambours sur cadre, ou l’Adriatique des rives italiennes et d’Albanie à l’irruption de certaines tournures chorales… Il s’agit plutôt d’une “traversée transatlantique”, Rebecca Roger Cruz apportant son patrimoine sud-américain. Interviewées, elles évoquent les langues de leur répertoire : le breton, l’occitan, l’espagnol, le français et le galicien. Mais leurs arrangements et leurs compositions originales tirés de témoignages, de collectages, de chants traditionnels, brouillent les pistes au fil des polyphonies, des faux unissons, des consonances de timbres distincts et des dissonances, des polyrythmies de leurs percussions où l’idiophone, le cordophone et le membraphone sont joués avec une authentique virtuosité rythmique transcendant les sources de cette organologie (tambourin galicien, divers hochets, le tambour bombo argentin, etc.). L’un des moments forts du spectacle étant peut-être celui où les trois chanteuses réunies autour d’une table – comme l’étaient les sardinières bretonnes autour des monceaux de poissons et les piles de boîtes de conserve à emplir – entonnèrent un chant de la grande grève des ouvrières des conserveries de Douarnenez en 1924, s’accompagnant d’une prodigieuse polyrythmie de coups de poings sur la table et de claquements de mains, évocation des gestes répétés et synchronisés de la mise en boîte à la chaîne.

On pourrait s’attendre à ce que j’enchaine avec la prestation, le lendemain sur la même scène, du quartette Inui qui m’avait intrigué lors de la présentation des dernières Jazz Migrations. Comme les trois complices de Maaar, Clémence Lagier et Valeria Vitrano empruntent beaucoup aux traditions vocales extra-européennes, de façon certes moins enracinée, mais avec une volume sonore et un batteur banalement rock qui neutralisent le caractère “inouï” de ce duo vocal. Reste les claviers de Maya Cros dont on devine des qualités qui mériteraient à être mises en valeur dans d’autres contextes. Que le label “Jazz Migrations” aient été décerné à un tel groupe pour lequel on devine un boulevard ouvert sur les scènes de “musiques actuelles” fermées aux musiques instrumentales improvisées autres qu’un certain électro, me paraît quelque peu problématique.

Leïla Martial

One Woman Show. Ça simplifie les problèmes de sono. Et puis Leïla nous a mis parterre. Dès son arrivée par le fond de salle portant une immense plante verte en pot qui ralentissait et embarrassait sa marche. J’ai déjà vue et entendue Leïla Martial de nombreuses fois, parfois légèrement réservé sur un effet “numéros” et “juxtaposition” (son trio Baa-Box en 2022 à Respire Jazz) puis transporté quelques jours plus tard (par le même programme à Malguénac, allez savoir ce qui, de leur spectacle ou de mes humeurs, valut cette différence d’appréciation), l’année précédente à D’jazz Nevers (son duo avec Valentin Ceccaldi qui m’a convaincu d’accepter la rédaction des liner Notes de leur album “Le Jardin des Délices” pour BMC).

Mais dans ce nouveau spectacle, elle atteint un sommet de cohérence et de musicalité entre ses différentes registres : musicienne virtuose, danseuse, clown, mime, comédienne et dramaturge avec une soudaine époustouflante satire de la star américaine “surprise” dans son intimité, un “inopportun” appel téléphonique sur son mobile (“Non, tu ne peux pas monter, je ne suis pas seule!” et de prendre le public à témoin…), un burlesque et fantasmagorique strip-tease, une séance de toilette, les seins nus, devant son miroir qui n’est qu’une loupe grossissant à l’intention du public ses grimaces de maquillage. On est tantôt plié de rire, tantôt ému aux larmes, notamment, lors de ce rappel où, s’accompagnant de quelques percussions corporelles, elle bascule dans la confidence et l’intime pour un hommage chanté à ce fils qu’elle n’aura pas et dont l’absence est la contrepartie de sa liberté artistique, faite de travail, de tournées, de voyages et de rencontres. Écho lointain au Non, tu n’auras pas de nom d’Anne Sylvestre.

Hélène Labarrière et son Puzzle Quintet: un problème de sono

Nous l’attendions, en son pays. Nous la célébrions à travers la diffusion d’une longue interview de la contrebassiste en trois parties diffusées dans ces pages. Ce fut une déception, non pas de son fait, mais suite à des problèmes de sonorisation : basse surdimensionnée, d’un son inélégant affectant le style même de la contrebassiste, pupitre de vents sous-dimensionné. Pour ma part, je considère n’avoir pas entendu le formidable quintette dont Xavier Prévost et moi-même avions déjà chroniqué dans ces pages les concerts du 18 mars 2023 dans le cadre de la saison “Bordures et Alentours” à Saint-Nicolas-de-Redon, du 23 septembre aux Émouvantes de Marseille, du 20 janvier 2024 à la Maison de la Radio dans Jazz sur le vif , du 21 janvier à la Grande Boutique de Langonnet.

Je me suis souvent élevé contre les excès des sonorisateurs (et j’en ai autant pour les éclairagistes, qui plus est lorsqu’ils essaient de jouer avec le rythme à contretemps voire en totale arythmie) : ils ont chaque fois leurs raisons. La faute est tantôt aux musiciens qui jouent trop fort sur scène ou réclament toujours plus de retour ; tantôt à la salle ; tantôt à l’équipement ; tantôt au conditions climatiques ; tantôt au public qui a le tort de ne pas s’être assis à la place du sonorisateur ; tantôt au râleur qui est “vieux dans sa tête”. C’est pourquoi j’ai appris, avec le temps, à m’avancer précautionneusement. Mais “vieux” qui l’est qui semble avoir perdu tout usage de la nuance et relever du prothétiste à 20 ans de la retraite ? Bref, concernant le concert d’Hélène Labarrière, une fois de plus l’excès de basse et de batterie était en cause au détriment de l’écoute mélodique, harmonique, rythmique timbrale et dynamique.

Où est passé le pianissimo ?

Alors que je saluais Hélène Labarrière et ses musiciens, on entendait gronder le groupe suivant derrière les parois séparant la salle des coulisses. Alors qu’un musicien se décidait à aller y jeter une oreille, précisant que Kenny Garrett, s’il avait de l’admiration pour l’instrumentiste, les débuts de ses concerts, généralement interminables, suffisaient à son bonheur, à mon tour, je suis passé dans la salle et en suis sorti à plusieurs reprises, rapidement éjecté par une ambiance de kermesse et un volume sonore qui dépassait mon entendement; et à compter le nombre de verres que l’on a voulu m’offrir à la buvette, et que j’ai refusé, ayant déjà mis – à jeun – ma voiture dans un fossé quelques jours plus tôt, ce fut en effet interminable. (Parole locale : « Mais si tu n’avais pas été à jeun, tu ne l’aurais pas mis dans le fossé, ta voiture. »)

Entamant, il y a quelques jours, la rédaction de ces lignes, la grosse caisse (quasiment le même tempo toute la soirée) de Rock en Seine tonnait contre mes doubles-vitrages à cinq kilomètres du festival, par-delà les hauteurs de Saint-Cloud m’en séparant de part et d’autre d’un dénivelé en altitude d’une bonne centaine de mètres. Il paraît que les festivaliers pouvaient disposer sur place de “zones de repos auditif”. En a-t-on prévues pour la faune du Domaine de Saint-Cloud où se tient le festival (renards, fouines, chevreuils, 53 espèces d’oiseaux, etc.) à l’heure où l’on parle de biodiversité ?

Quelques jours plus tard, la veille de la finalisation de ce compte rendu, j’assistais à la Cinémathèque de Paris à la projection du J’accuse d’Abel Gance, film muet accompagné pour l’occasion de la création musicale d’un quartette d’improvisateurs (guitare électrique, percussions électroniques). Que j’aie été tenté de porter mes doigts sur mes oreilles lors des scènes de tranchées et de bataille était, si je puis dire, de bonne guerre… Ce qui m’a choqué en revanche, c’est l’absence de dynamique musicale sur un film d’une telle audace, avec cette impression que la nuance pianissimo aurait disparu. Comme les régimes nazis et soviétiques cherchèrent à interdire des répertoires les musiques trop émollientes, peut-être verra-t-on prochainement le pianissimo, voire le silence, définitivement écarté des programmes. Franck Bergerot / photos © X. Deher