Charlie Jazz Festival, domaine de Fontblanche, Vitrolles, 22ème édition.
Charlie Jazz Festival, 22 ème édition
C’est la fête à Charlie pour les trente ans de l’association.https://charliejazzfestival.com/
Retrouvailles avec mon premier festival d’été, au Domaine de Fontblanche, avec une température caniculaire pour ce premier week end de vacances, du 5 au 7 juillet : pourtant, cette année encore, le public a répondu présent. Du format copains de l’association qui fête ses trente ans, on est passé au format festival. L’association qui a fait de l’excellent travail, est montée en puissance. Ce festival du début d’été s’est bien imposé dans le paysage sudiste, terre de festivals de toutes thématiques. Si Charlie Jazz Festival occupe parfaitement sa place, il ne faut pas oublier le travail de fond sur l’année, avec une excellente programmation au Moulin, plus pointue.
Vendredi 5 juillet :
Michel Portal New QUINTET, 21h00, scène des platanes.
Dès la billetterie, j’entends une musique séduisante, enjouée, celle du nouveau quintet international de Michel Portal. Ce musicien extraordinaire se renouvelle en permanence et garde constant le désir de jeu. Chaque nouveau programme est une promesse d’étonnement. Et cette création, lancée à Europa Jazz au Mans en 2017, a sa vie propre, autour d’un noyau dur composé de l’enjoué Bojan Z aux claviers et de l’imperturbable contrebassiste Bruno Chevillon. Deux petits “nouveaux” vont enflammer le public, contribuant à dynamiser, si c’était possible, les anciens.
Ça groove vraiment ce soir et Bojan Z. sait apporter son sens inépuisable de la mélodie, toujours inspiré par les musiques de son pays. Ce qui ne pose aucun problème à Portal qui a commencé avec des airs populaires, a joué dans les bals du musette, aime la musique folk d’Amérique du sud, des Balkans ou d’Afrique. Songez à “Bailador”, ou au plus ancient mais non moins culte “Mozambique”.
“Jazzoolie”, “African wind”, “ Cuba si, Cuba no” sont les titres des compositions de ce soir, fluides, parfaites pour un soir d’été : alors que les soufflants s’en donnent à coeur joie, en solo ou à l’unisson, la rythmique assure les fondations, poussant très fort, stimulant les solistes.
Le tromboniste allemand Nils Wogram a remplacé Samuel Blaser dans le quintet : leader outre Rhin, il est connu pour ses duos avec Bojan Z et Simon Nabatov. Il va donner des splendides chorus exaltant son habileté, son travail sur le souffle, avec un son rond et clair, jouant d’effets divers avec sourdines.
Quant au batteur, je retrouve avec plaisir le jeune Flamand, Lander Gyselink du LAB TRIO ( initiales de ses membres) qui obtint le Prix du jury au Tremplin Jazz d’Avignon en 2010, renouvelant l’art du trio en quelque sorte avec des reprises étonnantes de “Nardis” (Bill Evans) et “Erato” d’Andrew Hill. Il a toujours ce drumming enthousiaste, sachant se saisir de l’intensité du moment.
Michel Portal, jeune homme de 83 ans a beau être enroué, il jubile quand il joue ou regarde son batteur, son tromboniste. Daniel Humair et Michel Portal sont deux figures majeures du paysage du jazz hexagonal qui se sont toujours entourés de sang neuf. Michel Portal se ressource visiblement auprès de ses petits camarades de jeu et empoigne, au fil du concert, ses divers instruments, du soprano à la clarinette basse. Ce n’est pas seulement pour créer de nouvelles atmosphères en utilisant couleurs et timbres différents mais pour se démultiplier, apaiser et souffler, trouver l’étincelle.
C’est toute la différence avec de nombreuses stars américaines qui font le métier et l’âge venant, savent aussi s’entourer de la bonne équipe pour jouer quand même, tout en se protégeant, car on le sent bien alors, il faudra tenir sur la longueur des sets.
Gérard Tissier, l’oeil du festival, me rapporte qu’il lui a montré, plus tôt dans l’après midi, une photo prise en 1967 avec Guy Pedersen et que Portal en était tout heureux. Car il ne connaît pas la nostalgie paralysante, il sait l’oeuvre accomplie, mais pense toujours au prochain concert ou album à venir.
Portal n’est vraiment lui même que quand il prend quelques risques, lui qui n’a plus rien à prouver. Il cherche encore. Avec lui, jamais la note n’aura été aussi incertaine, tendant vers le bleu du jazz.
Kenny GARRETT & Wallace RONEY : Sons of Miles Davis, 22h30, scène des platanes.
Do your dance, Mack avenue records 2016
Kenny Garrett, saxophones
Vernell Brown,piano
Corcoran Holt, contrebasse
Samuel Laviso, batterie
Rudy Bird, percussions
Wallace Roney, trompette
On peut vraiment parler d’une machine bien huilée, parfaitement rôdée : dès le démarrage, ça rugit, un concentré de puissance brute dans un déferlement sonique. Le groupe venu avec son ingé-son impose un réglage très fort-on les entend jusque sur le plateau, près du bar et du stand des livres et des disques ( Les allumés du jazz).
Comment saisir les nuances d’un batteur dynamiteur, d’un pianiste qui assène aussi, moins soucieux de la mélodie semble t-il, des percussions qui se fraient un chemin avec des couleurs marquées? Avec cet accompagnement solide et carré d’ une rythmique ébouriffante, Kenny Garrett s’élance pleinement au ténor : il se balance d’avant en arrière, assez compulsivement, tout en faisant preuve d‘un sens de l’improvisation rythmique autant qu’harmonique. Une façon de répéter jusqu’à la transe certaines phrases dans “Backyard groove”, “Calypso chant”.
Cette musique, ardente dans ses commencements, entraîne bien au delà de la sensibilité et du lyrisme, contrôlée, mesurée dans ses débordements même. Le public est vite saisi par l’ambiance, les platanes centenaires du Parc de Fontblanche s’embrasent.
Wallace Roney met du temps à apparaître : s’il paraît fatigué, il parviendra après quelque échauffement, à sortir de belles interventions dans un aigu sidérant, jouant droit, dosant avec art ses solos, sans négliger l’émotion.
Ces deux musiciens qui partagent le fait d’avoir joué avec Miles Davis, d’avoir ainsi participé à l’histoire du jazz, savent exprimer leur liberté dans le collectif et changer de forme au cours de la soirée. Avec cette versatilité propre aux anglosaxons, Kenny Garrett chante et fait chanter le public, entretient le groove. Le groupe est aussi capable d’une exquise douceur pendant de trop rares ballades délicates, sereines qui révèlent toute la subtilité de leurs échanges.
Il sont heureux visiblement d’être là et prennent leur temps, savourant le moment. Etonnamment, le concert ne s’arrêtera pas à l’heure dite. Si le quintet de Portal a joué le temps imparti, les Américains, faisant fi des contraintes horaires, tournent à plein régime et le set ne s’achèvera qu’à 1h30 du matin, soit après 2h45 d’un flux continu d’une musique expansive et généreuse.
Les deux DJ Le Grigri http://www.le-grigri.com essaient bien de mettre de l’ambiance, mais il se fait tard , ils arrivent quand même à prolonger la couleur de ce concert hors norme, jazz, soul, hip hop avec de très bons disques (ils démarrent avec le trompettiste Donald Byrd) …
Dimanche 7 juillet : en route vers Cuba
QUE VOLA?
http://www.fidelfourneyron.fr/projet/que-vola/
Scène des platanes, 20h 30
Si j’ai suivi régulièrement les projets de Fidel Fourneyron de sa relecture du bop avec Un poco loco ou de celle de West Side Story, le travail du trio d’Animal jusqu’à son action auprès des stagiaires de Cluny, je n’avais encore jamais pu l’entendre avec La Fanfare du Carreau ni avec cet intrigant Que volà ? joué l’an dernier, lors de la fête de la musique à Paris au Carreau du Temple.
Le cadre du festival de Charlie Jazz se prête tout particulièrement aux dix intrumentistes, un septet jazz (deux sax, une trompette, un trombone, une contrebasse, une batterie et un Fender) et trois percussionnistes cubains de l’orchestre virtuose d’Osain del Monte.
Parti défricher à Cuba de nouvelles terres musicales, sur les conseils du contrebassiste Thibaud Soulas, le tromboniste s‘est découvert une passion pour cette musique et ces chants influencés par les cérémonies religieuses du culte des ancêtres, sur les tambours batas (yorubas). Il est revenu avec l’idée de créer un repertoire adapté au jazz qu’il aime et pratique et de le “fusionner” avec le guaguanco; et le résultat marche au delà de toute espérance. Jazz et musique cubaine peuvent s’unir par le sens du rythme et la magie de l’improvisation. On ne danse pas vraiment sur cette musique mais les tambours impulsent la ligne directrice, envoyant couleurs, timbres, et lumière comme dans ce “Calle Luz” bien nommé.
“Ode à Chango” commence le concert, prologue en l’honneur du dieu de la foudre et du tonnerre et ça claque en effet. Chaque divinité honorée par les descendants des Africains esclaves, a son rythme propre, retraçant la mélopée de l’exode, ou bien invoquant le “monde de la vérité” au son des rumbas au cajon et congas. Une rythmique haletante pour une musique savante et populaire apprise sur des seaux, dans les « calle », les cours…pas dans les écoles pourtant très accessibles sur l’île.
Gérard Tissier
On aurait pu s’attendre à une soirée latino typique, avec milonga, boléro, salsa “muy caliente”, une musique d’orchestre de danse. Il fut question d’un autre métissage, d’amitié et de générosité pour une musique fièvreuse très inventive. Fidel Fourneyron célèbre autrement cette grande île fascinante, avec sa musique voyageuse, croisant sacré et profane, marquée de deux lignes de force qui finissent par se rencontrer et improviser ensemble.
La formation reconstitue alors une fratrie musicienne : on sent respect et admiration de la part des Européens devant la maestria des frappeurs. De leur côté, les joueurs de tambours sont admiratifs et bluffés par le “métier” de ces jazzmen, plutôt cérébraux, qui savent aussi improviser avec un engagement, une vitalité de chaque instant, une parfaite écoute musicale. Les fondamentaux de cette musique sont revus et repensés, revus, le travail de création et de récréation est considérable, les soufflants remplaçant les voix dans les cérémonies en honneur des divinités yoruba. Avantageusement même, car ils savent restituer l’inspiration des chants les plus beaux. Les deux saxophonistes joutent à égalité, mais respirent aussi dans les formidables unissons, d’un même souffle. Dense et chaleureuse, la polyphonie permet aux quatre « fab » vents et cuivres de la “front line” d’expérimenter leur post jazz en le frottant aux rythmes de la rumba du trio des formidables tambours d’ Osain del Monte.
Fidel Fourneyron et Thibaud Soulas ont su retrouver l’élan vital des racines africaines cultuelles, à la source de la création. Une répartition très égale des rôles, dans une écriture complexe, vive, dense, sans la moindre fioriture, composée par le tromboniste et le contrebassiste, auteur d’un extraordinaire final “Resistir”.
La composition équilibre le son explosif et continu des tambours et les éclats zébrés des soufflants avec des séquences plus douces, comme ce passage qui met en valeur le trio jazz: le sidérant jeu aux claviers de Bruno Ruder, le soutien vigoureux de Philippe Picon Garcia qui remplace le batteur d’origine de que Vola? Et le contrebassiste nous fait planer dans un autre univers qui ne martèle plus.
Une des grandes originalités de cette musique que Fidel Fourneyron est allé “étudier sur place” est qu’elle nous détourne d’idées préconçues sur la musique cubaine des années cinquante : pas de ces mambos torrides de l’âge d’or insulaire de Battista, dans les casinos tenus par les Américains avant le nettoyage castriste, avec des big bands à l’ancienne et chanteurs de charme. Les cuivres ne sont plus capiteux, on n’entend pas de trompettes mariachis… Ce n’est plus le swing tropical des dancings de la Havane, même si les tambours ont gardé leur cadence infernale qu’ils gardent en souriant jusqu’à la transe.
Ce n’est pas non plus Perez Prado émigré au Mexique, ni les “danzon” et “cha cha” que Bernstein immortalisera dans son West Side portoricain. On sait que la musique cubaine a influencé le jazz des années quarante et le génial Dizzy Gillespie qui a su s’entourer des meilleurs. Les grands percussionnistes des orchestres newyorkais étaient cubains : venus se réchauffer au son du bebop, les Mongo Santamaria, Candido, Chano Pozo enflammaient le public de leurs rythmes conga, rumba, mambo.
Se rapproche-t-on alors de ce ”revival” en 1999, avec Bueno Vista Social Club, avec tous ces vieux messieurs cubains de la grande époque, retrouvés par le guitariste Ry Cooder?
Il y a sans doute un peu de tout cela mais aussi tellement d’ autre chose. Et il ne nous est pas indispensable de connaître cette musique cubaine si particulière pour goûter à ce concert et à l’album qui est sorti, en janvier dernier sur le label original et indépendant No Format.http://www.noformat.net
Omar SOSA & Yilian CANIZARES featuring Gustavo OVALLES
Scène des Platanes, 21h45.
Transition certaine, pour ne pas dire brutale, avec le concert suivant d’Omar Sosa et YIlian Canizarès, même si l’on reste dans la thématique d’une musique cubaine dédiée aux esprits. La nouvelle rencontre du pianiste, toujours débordant d’énergie avec cette jeune et belle violoniste chanteuse a donné naissance à Aguas, projet soulignant certaines préoccupations humanistes, anti-libérales et écologiques du pianiste, qui évoque le caractère précieux de cette ressource, et met en garde contre les risques de pénurie. Avec le réchauffement climatique assuré, on ne peut qu’être sensible à pareille mise en garde.
Le duo fonctionne visiblement et leurs échanges ont pour témoin le compagnon de longue date, le percussionniste vénézuélien de l’Orénoque, Gustavo Ovalles. Le pianiste et la violoniste chanteuse dédient leur musique aux déesses du culte santeria, celle de l’eau douce et des rivières en particulier, Oshun. Vie, énergie, amour, espace, force vitale et spiritualité sont au programme. Une fontaine taillée dans les cannes laisse couler sur scène un filet d’eau. Il est bien sûr question de leur île, de Cuba à laquelle ils demeurent fidèles. Tous deux expriment à leur façon sensuelle, le chant de migrants qui gardent le souvenir de traditions ancestrales. Ils disent la nostalgie des exilés cubains, (l’ Espagne depuis 1993 pour le pianiste, la Suisse pour la violoniste) dans“ De la Habana y otras nostalgias”.
Par un chant incantatoire, le trio appelle à la tolérance et à la paix entre les hommes, jouant d’ une musicalité sensuelle sans grande aspérité, plus proche de ce que l’on imagine appartenir au folklore cubain ( “Milonga” ou “Duo de aguas”). Une musique du monde, aux diverses influences, afro-cubaines évidemment, jazz, classique qui convient à cette expression si pratique.
Portés par une technique sans faille, ce trio sait où il va et où il veut conduire le public, vite conquis par une chorégraphie voluptueuse jusqu’à la parade amoureuse quand le pianiste rejoint sa partenaire. Le spectacle tourne souvent autour d’ Yilian Canisares, qui présente dans un français impeccable, sans accent : facteur de charme, de sa crinière afro-léonine aux lacets blancs immaculés de ses espadrilles, vêtue d’une longue jupe longue plissée qu’elle relèvera sur ses cuisses lors de scènes de danse, mimant la transe dans cet “Oshun”, rythmé par les percussions sèches de Guillaume Ovalles, passé maître en l’art de manier les maracas et quitiplas (bambous creux frappés comme un pilon).
La soirée et le festival sont presque terminés, une nouvelle édition, en parfaite harmonie avec la chaleur ambiante. Et ce n’est pas l’after du DJ qui me contredira avec de très bons morceaux pour danser, comme le Spanish Harlem de New York…
On pense alors à l’année suivante, on sera encore en terrain familier et on se réjouit déjà de ces temps de convivialité partagée : avec une équipe de bénévoles renforcée, oeuvrant autour du programme concocté par le directeur artistique, Aurélien Pitavy, ce festival exprime, avec réussite, une certaine idée des musiques actuelles autour du jazz.
Sophie Chambon