Jazz live
Publié le 9 Juil 2023

Charlie Jazz Festival, II : voyage en Asie par un petit détour spatial

Cette deuxième soirée au Charlie Jazz Festival, à Vitrolles, prendra la voie des musiques asiatiques, et par la même occasion, s’engagera sur le terrain de l’expérimentation électronique. Quoi de mieux pour assembler les deux genres qu’un hommage à Ryūichi Sakamoto ? C’est le groupe français Asynchrone, mené par Clément Petit et Frédéric Soulard, qui va s’y coller. Ensuite, nous retrouverons l’inattendu duo formé par Laura Perrudin et Salami Rose Joe Louis, pour finir la soirée avec le quartette de la fameuse Youn Sun Nah.

Asynchrone, un groupe musicalement déviant

On le sait, l’œuvre du regretté Ryūichi Sakamoto est sans bords ni frontières, et le claviériste et compositeur japonais aura évolué indistinctement, au long de sa carrière, de la pop électronique du trio Yellow Magic Orchestra (rejoint en 1978), aux minutieuses compositions électro-acoustiques de ses derniers albums, en passant bien sûr par les bandes originales qui l’ont rendu célèbre dans le monde entier, comme Furyo ou Le Dernier empereur. Sans oublier ses aventures dans les brèches électroniques les plus libres, avec Alva Noto par exemple. Avant même le décès de leur maître, le violoncelliste Clément Petit et l’électronique Frédéric Soulard avaient souhaité explorer cette œuvre totale, terreau de toutes les découvertes. C’est aujourd’hui avec le supergroup Asynchrone, qui rassemble le saxophoniste Sylvain Rifflet, la flûtiste Delphine Joussein, le pianiste Manuel Peskine et le batteur Vincent Taeger, que le projet prend la forme d’un hommage.

 

Sylvain Rifflet et Frédéric Soulard : un duo décapant. ©Walden Gauthier

 

Cet hommage se déroule comme un grand mouvement, empruntant librement des chemins ouverts par le maître, du post-romantisme européen à la musique sérielle contemporaine. Avec le même métal, Asynchrone forge un nouveau monde. Le concert débute sur une voix-off, en japonais. Puis une boucle, peu à peu augmentée : piano, flûte, saxophone, synthés, violoncelle, et enfin le rideau de fer des cymbales de Vincent Taeger, le tout est hypnotisant. Ce dernier, accompagné d’une subbass aux synthés, rompt brusquement le charme et se lance dans un groove appétissant.  La marque de fabrique de l’ensemble, couleur probablement mise au point par Frédéric Soulard, se situe au niveau de la recherche sonore. L’électronique et l’acoustique évoluent de manière symétrique, l’un vers l’autre : bardés de pédales d’effets, la flûte et le saxophone deviennent souvent des synthétiseurs à part entière, tandis que Frédéric Soulard peut créer une voix humaine, ou accompagner Vincent Taeger d’un son percussif et métallique. Sur scène, le groupe fait l’effet d’un orchestre synthétique. C’est grandiose.

 

Laura Perrudin & Salami Rose Joe Louis

 

©Walden Gauthier

 

Sur la scène du Moulin, entre deux concerts, un autre se tient en vérité, bien qu’il soit quelque peu éclipsé par l’agitation, la faim, la soif, et le bruit des festivaliers. Il y a pourtant là un duo auquel il faudrait prêter une attention toute particulière. En effet, la rencontre de Laura Perrudin et de Lindsay Olsen, alias Salami Rose Joe Louis est le pur fruit de la contingence, et comme toute contingence, elle fut créatrice. La harpiste bretonne et la claviériste californienne se sont rencontrées à Paris, lors d’un concert, et leur premier projet a vu le jour il y a un an à Marciac, où L’Astrada leur avait donné carte blanche. Un an après, les deux musiciennes reviennent sur scène avec de nombreuses compositions dans la tête, et beaucoup d’improvisation sur le cœur. Là encore, les deux musiciennes mêlent avec brio l’acoustique et l’électronique, en habillant leur voix d’effets. Elles explosent les fréquences, et Laura Perrudin n’hésite pas à se muer en castafiore 2.0, à siffler, ou à tambouriner sur sa harpe chromatique afin de reproduire ce qui résonne en moi comme un battement du cœur. Quant à elle, Salami Rose crée une ambiance surréaliste avec son jeu minimaliste au clavier, ses boucles et sa boîte à rythme. Elle révèle bien vite une voix emplie d’air, et dans cette musique mêlant le jazz à un hip-hop cosmique, elle nous rappelle les notes planantes de Cecilia Stalin avec le duo Koop (cf. Waltz For Koop). Les deux musiciennes s’en donnent à cœur joie d’harmoniser leurs voix, et parviennent ainsi à calmer les cigales. De manière plus générale, sur cette scène du Moulin, délaissée hier par un public agité, elles auront réussi ce soir à captiver l’attention de tout le monde. Laissez-y une oreille, et vous leur donnez tout.

 

Youn Sun Nah Quartet

Son prochain disque est déjà prêt, il fut enregistré il y a peu à NYC, en duo avec un pianiste. Mais on le sait, ce que la chanteuse sud-coréenne aime avant tout, c’est la scène. Elle s’y sent plus libre, elle y rayonne, et ça se voit. Ce soir, c’est son dernier disque, « Waking World », qu’elle présente, en compagnie de Thomas Naïm (g), Tony Paeleman (p, elp), et de Brad Christopher Jones (b, elb). Tout de suite on reconnaît cette voix plastique, capable de tout ou presque, qui nous emmène de décor en décor, sans changements de plateau.

 

Youn Sun Nah Quartet. ©Walden Gauthier

 

La basse (et parfois la voix !) de Christopher Jones et la guitare électrique de Thomas Naïm, deux instrumentistes à qui elle laisse beaucoup de place sur scène, apportent la couleur majeure de son dernier disque. Heureusement d’ailleurs que la généreuse chanteuse leur laisse d’importants solos, car leur rôle se réduit sinon à un accompagnement, avec des arrangements minimaux. On regrette d’ailleurs que les chorus de Tony Paeleman soient si rares, car ils sont précieux. Ce quartette, timide au premier abord, ne faillit pas à nous embarquer au gré de la force vocale de Youn Sun Nah, capable de sortir une voix grave et rock’n’roll sur Lost Vegas, comme de chanter en murmurant (My Mother), de multiplier les vocalises, de jouer avec son souffle, ou de déchirer quelques tympans en un cri d’effroi…ou tout cela à la fois. Youn Sun Nah en a la carrure, on le sait depuis longtemps, mais il est toujours surprenant (et agréable) de la voir se hisser aux côtés de Prince (Sometimes It Snows In April) ou de Tom Waits (Jockey Full Of Bourbon), et d’entendre Thomas Naïm prendre des chorus en conséquence. Elle imite, s’amuse, puis convainc tout le monde avec le tube intemporel Killing Me Softly With This Song, qu’elle interprète comme une comptine, seule avec une boîte à musique, et que la foule n’hésitera pas à reprendre en chœur. Foule conquise qui ne la laissera pas partir, quel déchirement…

 

Walden Gauthier

 

Crédits : ©Walden Gauthier