Charlie Jazz Festival, III : Emile Parisien Sextet, Kenny Barron Trio.
Emile Parisien Sextet & Theo Croker présentent « Louise »
Emile Parisien fut accueilli de nombreuses fois sur ce lieu, que ce soit au club du Moulin à Jazz ou au Charlie Jazz, et c’est toujours avec joie et curiosité qu’on accueille ce musicien qui compte sans aucun doute parmi les plus créatifs et les plus actifs de la scène européenne.
On le retrouve ce soir pour son dernier projet sur le label Act, projet qui a fait parler de lui : c’est « Louise », une image plus qu’un hommage, en référence à la sculptrice Louise Bourgeois, et surtout à ses araignées. Au casting ce soir, pas tout à fait celui de l’album, mais pas des moindres : Federico Casagrande à la guitare, Gauthier Garrigue à la batterie, et Simon Tailleu à la contrebasse, au côté des inamovibles Roberto Negro (p) et Theo Croker (t).
C’est en effet un projet pictural, architectural et monumental que celui initié par le saxophoniste. L’incipit, Louise, est de cet acabit. Sur un fond de notes égrainées à la guitare et décuplées par les effets, Émile Parisien est l’araignée à l’œuvre, il tisse, il brode, et ouvre l’espace de son souffle – et nos oreilles par la même occasion. Chaque instrumentiste s’immisce dans cette brèche : un étincelant clairon accompagné d’un roulement de tambour, et nos sens s’éveillent. Un lent swing émerge sur la ride de Gauthier Garrigue, laissant place à un solo poignant de la part de Theo Croker.
Sans transition, on enchaine avec une pièce vive, effrénée, une sorte de hard bop contemporain si l’on peut dire, avec son thème qui file à toute allure et trois notes lancées comme des « Salt Peanuts ! Salt Peanuts ! ». Quoi de plus bop… C’est Jojo, qu’Émile Parisien a composé pour son ami Joachim Kühn. Le fil se dénoue, lorsque la trompette de Theo Croker vient au plus près de la mélodie jouée au saxophone, toujours avec ce décalage à peine discernable, qui ouvre l’espace sur une troisième dimension, vers les hautes altitudes. Bien vite le thème hard est repris, et bien vite tout ce beau monde dégringole dans une improvisation totalement libérée. Parisien se balade avec aisance sur la toile qu’il a tissé depuis le début, n’hésitant pas à passer, et repasser sur ce thème, pendant que Roberto Negro semble jouer de la mandoline sur le clavier de son Steinway.
Il reste une demie heure de musique, et Emile Parisien surprend tout le monde lorsqu’il annonce « continuer et probablement finir avec un dernier morceau », mais pas des moindres. C’est une suite en trois mouvements, parue également sur l’album « Louise », en hommage à sa mère : Memento. C’est une pièce riche et hétérogène qui émerge, sort de terre, ou plutôt de l’abstraction de Roberto Negro, des tripes de son instrument, qu’il aime tant remuer. Le premier mouvement s’érige comme une grande masse sonore, où l’on croise Federico Casagrande lors d’un chorus très blues, dans lequel il tutoie les micros de sa guitare, à l’extrémité intérieure du manche. De cette masse, il ne restera que Roberto, frappant son clavier du poing, du coude, du bras, ne laissant de Memento I, que la fureur d’un souvenir.
Le second mouvement est tout aussi mouvementé, et avec ces boucles dissonantes jouées au piano et à la guitare, cette leçon de groove signée Gauthier Garrigue à la batterie, et ces lignes simples et percutantes à la trompette, on croirait voire l’invention de l’ « eurobeat ». Nous parlions de Gauthier Garrigue, mais celui-ci se fait joueur d’orgue sur Momento III, un rythme de candomblé qui nous maintient un peu plus en Afrique de l’Ouest, agrémenté de cloches et de grelots.
Tout prendra malheureusement fin, après ce concert trop court, sur le délicat hymne de Theo Croker, Prayer For Peace. L’émotion brille à son zénith, chaque instrument transpire la plénitude, et la redescente est abrupte.
Kenny Barron Trio
C’est la ligne éditoriale d’Aurélien Pitavy, directeur de l’association Charlie Free et programmateur du Charlie Jazz Festival : sa proximité avec les musiciens qu’il invite lui permet de proposer une programmation sans égal, qu’on ne verra nulle part ailleurs. Comme vous avez pu le constater, de nombreuses formations (Anouar Brahem, Asynchrone), jouèrent ici leur seule date en France de l’été. Kenny Barron est aussi un musicien rare, bien qu’ils se produise bientôt à Marciac.
Celui-ci compte dans son trio le contrebassiste Kiyoshi Kitagawa, qui l’accompagnait sur son album « Book Of Intuition », paru en 2016 sur le label Impulse, ainsi que la californienne Savannah Harris. Son premier album trio depuis une vingtaine d’années (après « Wanton Spirit », avec Charlie Haden et Roy Haynes), et si l’on connaît bien l’amour de Barron pour le travail en duo (avec Stan Getz, Haden, Chet Baker), format qui lui laissait suffisamment de liberté pour cumuler sa dextérité à d’autres identités fortes, il faut bien dire que le format du trio, et en particulier ce trio – Kitagawa s’occupant de la ligne de basse et Savannah Harris des polyrythmies – lui laisse un large espace d’expression.
C’est une belle série de standards que nous aurons la chance d’entendre ce soir, servis par l’immense Mr Barron. Et tout d’abord, Footprints. On a entendu beaucoup d’hommages à Wayne Shorter ces derniers temps, pour les raisons qu’on connaît (cf. dossier du dernier numéro de Jazz Magazine…), beaucoup en revendiquent l’influence, mais peu peuvent se targuer de l’avoir fréquenté d’aussi près. Il y a tout de même de quoi s’extasier devant une telle dextérité, des voicings si purs et inventifs. Kenny Barron fêtait ses 80 ans il y a un mois tout juste, il ne paie pas de mine quand je le croise dans les couloirs de l’hôtel, et j’ai presque peur de lui apprendre qu’il est un dieu vivant pour certains d’entre nous. C’est devenu son art, il peut placer une touche cubaine sur n’importe quel standard, et c’est ce qu’il fait avec Footprints. Ensuite, How Deep Is The Ocean. Pour moi, ce standard résonne immédiatement sous les doigts de Bill Evans, qui enregistra une version inégalée sur le mythique « Explorations » (1961). Kenny en livre une version tout à fait différente, juste, aux arrangements simples. C’est comme ça qu’il faut le jouer. La batteuse californienne est délicate mais incisive, parfaitement placé et totalement inattendue. C’est notamment son jeu de grosse caisse qui surprend constamment l’équipage, par des beats qui font appel à l’instinct du rythme, sans jamais ignorer l’architecture du morceau. Elle sait s’adapter aux chorus de ses comparses, notamment ceux du contrebassiste, pour qui elle est un véritable contrepoids rythmique. Cependant, sur Bud Like, un tribute à Bud Powell, on ne sait pas trop si elle apporte une certaine fraicheur, véhiculée par son énergie visiblement intarissable, ou si elle en fait un peu trop. Selon moi, il aurait fallu laisser le plus de place possible à l’aspect rythmique du jeu de Kenny Barron, aspect primordial de cet hommage, où sa main gauche avance sûrement, comme une locomotive, alors que sa main droite file dans une course effrénée. Sur Nightfall, la part belle est faite à Kiyoshi Kitagawa, dont on perçoit ici l’influence directe de Charlie Haden, qui fait vivre sa contrebasse comme un organisme vivant, animal. La soirée se termine avec Cook’s Bay, tiré de « Book Of Intuition ». Une belle démonstration d’interplay, avec quelque chose du classic trio d’Ahmad Jamal dans leur son, Savannah Harris rappelant particulièrement les filigranes percussifs de Vernel Fournier, sur cette composition joyeuse et sautillante, et sa ligne de basse simple, jonglant entre quintes et octaves.
Deux concerts d’anthologie dans un lieu difficilement oubliable. Un Festival à retrouver absolument, et si l’envie vous prend de passer à Vitrolles, surveillez attentivement la programmation du Moulin à Jazz, actif d’octobre à Juin.
Walden Gauthier
Crédits : ©Walden GAUTHIER