Claude Bolling pour l’amour du jazz
On nous l’a seriné et fait entendre sur les ondes, depuis l’annonce de sa mort mardi dernier, Claude Bolling était le compositeur des chansons des Parisiennes et de la musique des Brigades du tigre. C’était aussi un jazzman, et l’on a failli l’oublier.
Car cette qualité fut expédiée dans les actualités du jour en ce seul mot, « jazzman », pour passer à “l’essentiel”, les musiques de film et le cross-over. D’autres jazzmen ayant contribué au domaines de la BO ou des variétés pour gagner leur vie l’auraient pris mal. Mais Claude Bolling ne reniait rien, et certainement pas ce dont on le présente comme l’initiateur (quoique l’on puisse lui trouver de nombreux antécédents depuis Paul Whiteman), le cross-over, ce mélange “léger” de jazz, de variétés et de musique classique qui le fit connaître jusqu’aux États-Unis.
Rappelons quelques dates.
1930 : naissance à Cannes, le 10 avril.
1944 : à Paris, le 2 janvier, âgé bientôt de 14 ans, il est distingué meilleur pianiste du Tournoi des amateurs du Hot Club de France, pour son interprétation d’Alligator Crawl de Fats Waller.
1948 : le 28 juin, c’est sous son nom qu’il enregistre en septette quatre titres pour la marque française Pacific, suivis de cinq autres pour Blue Star, la marque d’Eddie Barclay.
1949 : fin mai, pour Pacific, sur le répertoire de son idole, Duke Ellington, il dirige un tentet pour accompagner le très ellingtonien trompettiste Rex Stewart, .
1950 : il apparaît au catalogue Vogue, à la tête de son septette et sous la direction l’année suivante de Roy Eldridge.
1952 : le 13 janvier, il se distingue avec “Les Sept Boogies”, soit sept boogie-woogie originaux qui l’associent à des “modernistes” comme le trompettiste Jean Liesse et le saxophoniste Jean-Claude Fohrenbach.
1953 : il est le pianiste, et seul musicien français, du Paris All Stars de Lionel Hampton.
1955 : premiers solos (« Il y a là un sens du clavier qui s’épanouit en toute liberté, un art de renouveler les tournures sur l’archétype du blues , une façon de tirer le lien entre la fantaisie swinguée du jazz et la gravité de l’héritage classique , un approche du stride pleine d’esprit, une façon de s’abandonner au drive sans jamais perdre de vue les préoccupations formelles. »1) ; et trio avec le contrebassiste Guy Pedersen et le batteur Japy Gauthier (« Brassens, Vian, Bécaud, plus les airs très en vogue de Bechet. On saluera le sens du détail chez ce pianiste dont la vocation de chef d’orchestre se manifeste dans la rigueur des arrangements et l’on est transporté lorsqu’il lâche la bride dans l’irrésistible chanson de Bécaud Viens. »1)
1956, l’année clé : Frank Tenot suggère la constitution d’un big band sur les répertoires de Duke Ellington, de Dja Reinhardt, puis un programme Nouvelle Orléans. De la qualité des partitions qui orchestrent certains solos de Django Reinhardt à l’excellence des pupitres (de Roger Guérin à Pierre Michelot, véritable all stars du jazz français), Claude Bolling – qui évoque au piano tout à la fois la technicité virevoltante d’Earl Hines et l’imagination folâtre d’Ellington – combine les qualités de quelques géants du répertoire pour big band : Ellington, Basie, Lunceford (avec dans l’introduction de Nuages, des accents qui ne sont pas sans rappeler les cours de contrepoint et d’orchestration pris auprès d’André Hodeir au moment de se lancer dans l’aventure en grand orchestre. Supposition à relativiser avec les reproches faits par Hodeir aux reprises de Duke Ellington, trop proches du modèle à son goût). Aussi, un grand merci à Alex Dutilh, d’avoir fait entendre Rhythme Futur dans son hommage à Claude Bolling, ce matin sur France Musique. C’est ce Claude Bolling là, particulièrement ce sommet de l’année 1956, que nous voulions entendre à l’annonce de sa mort.
La suite ? On peut la survoler dans le catalogue Frémeaux, dépositaire de l’œuvre de Bolling. Un big band qui sera la passion de son chef, pour lequel il ne cessera de se battre, en dépit des vaches maigres compensées par les succès dans les domaines de la musique de film, du cinéma, de la variété… et du ragtime dont il contribue à relancer en 1966 l’intérêt public avec son album “Original Ragtime”. En 1984, l’orchestre prend un bienheureux tournant : après le succès de quinze jours d’affilée à l’affiche de l’hôtel Méridien, le big band en devient le résident pour les brunchs du dimanche, où quinze années durant j’ai pu aller l’entendre de temps à autre avec plaisir, autant d’occasion de découvrir les figures montantes du swing revival français. Depuis, l’orchestre n’a cessé d’exister et de défendre l’esthétique classique du big band swing, en dépit de l’indifférence d’une large partie du milieu jazz peu concernée par ce langage daté au regard de la prolifération d’esthétiques nouvelles. Avec un petit arrière-plan politique venant de la sympathie des édiles politiquement conservatrices pour un Bolling lui-même esthétiquement conservateur, tandis que l’avant-garde avait la préférence des milieux de gauche. Lorsqu’après l’arrivée de François Mitterand au pouvoir, un appel à candidature fut lancé pour prendre la direction du premier Orchestre national de jazz, Claude Bolling, qui pensait être à l’origine de cette idée et qui se voyait en candidat naturel au nom de la préservation du répertoire, fut écarté. L’ONJ serait un orchestre de création et, de manière générale, l’aide publique enfin accordée au jazz serait réservée à la création.
Aujourd’hui, ses musiciens pleurent un chef, y compris ceux qui se heurtèrent à son autorité, que ce soit pour des raisons musicales ou humaines, un chef qui aimait son orchestre par-dessus tout, et s’est démené tant qu’il a pu pour le faire entendre de par le monde. Depuis qu’il n’était plus en mesure de le diriger, ce sont ses musiciens qui en ont pris la relève sous la direction artistique du batteur Vincent Cordelette. Franck Bergerot
* Jazz Magazine, février 2006, à l’occasion de la réédition de “Claude Bolling joue Brassens, Vian, Bechet, Bécaud” (Frémeaux)
** Jazzman, décembre 2005, “Collector” (Frémeaux)