Comblé par Tigran
Biarritz (64), Biarritz Piano Festival, Vendredi 12 août 2022, 21h, Gare du Midi
Tigran Hamasyan solo
Tigran Hamasyan (p, vx)
Pour entraîner ses auditeurs dans une écoute attentive, Tigran Hamasyan débuta son concert par une simple note, répétée lentement, au-dessus de laquelle vint se poser une mélodie mélancolique. Cette pièce, Fides Tua qui appartient au répertoire de son second album solo « An Ancient Observer » (2017), donnait d’emblée les clés de son art musical : dynamiques sonores subtiles se haussant rarement au niveau du fortissimo, sentiments entre mélancolie et nostalgie, emballements rythmiques soudains au cours des développements improvisés. Ces aspects techniques ne disent cependant que l’excellence de son niveau. Or, si le public fut autant touché par sa prestation, c’est avant tout parce qu’il ne prend pas la musique pour un amusement – bien que sa démarche soit très ludique. Tigran cherche avant tout une expression vraie, authentique et profonde par des moyens qui lui sont propres.
La pièce suivante évoqua par exemple quelque cymbalum (une cithare sur table frappée par des petites mailloches, instrument typique de la région des Balkan) impressionniste. Sur cette toile émergea discrètement l’un des standards les plus usés, All The Things You Are, qu’il métamorphosa, à la lettre, par la grâce de sa réharmonisation (il en a donné une version en duo avec Mark Turner dans le même esprit sur son dernier album en date, StandArt).
Débuta ensuite une série de pièce à trois temps, dont il doubla parfois les mélodies en sifflant. D’une manière très subtile – qualificatif-clé de son art –, Tigran régénère les types d’accompagnement de la main gauche, en particulier en décalant les appuis caractéristiques de la valse (trois noires et/ou deux noires pointées) à une croche ou double-croche près – de quoi faire taper du pied à côté. À cela s’ajoute les doublements et dédoublements du débit rythmique de la main droite. Il en résulte une griserie énergétique tout à fait particulière : sous la délicatesse des nuances et des plans sonores on sent sourdre un feu puissant dont certaines flammes viennent par à-coups lécher notre épiderme : les délices impies de l’enfer au milieu d’un discours paradisiaque !
Après cinq morceaux, Tigran salue et sort de scène. Le concert serait-il déjà terminé ? Le public rappelle, réclame son retour, et le voici qui se réinstalle assez vite devant le clavier. On ne lui avait peut-être pas dit que sa performance se ferait d’un seul tenant et non en deux sets ?
Photo : Polina Jourdain Kobycheva
Il reprend donc en se plongeant dans ce qui apparaît être une improvisation libre, musique composée de notes éclatées et d’éclaboussures d’arpèges. À nouveau, quelle surprise de bientôt reconnaître Someday My Prince Will Come que le pianiste s’ingénie à déniaiser. La pièce suivante repose encore sur un standard, I Should Care, rendu totalement méconnaissable par sa construction en deux plans musicaux distincts évoquant l’Olivier Messiaen du Catalogue d’oiseaux : à des grands et lents paysages harmoniques raffinés se superposent en effet des traits figurant quelques volatiles imaginaires. Jamais peut-être d’ailleurs le mot « trait » n’a eu autant de poids en musique grâce à Tigran, celui-ci conciliant le sens attaché à l’expression « trait virtuose » à celui du « trait de la flèche ».
Fin du concert. Applaudissements à tout rompre. En bis, Tigran reprend le répertoire de son premier disque solo, « A Fable », en commençant par le titre éponyme. Le public en veut encore. Il joue donc Mother, Where You Are? du même disque, une mélodie d’inspiration arménienne à la frontière entre l’Orient (par les mélismes, les ornements, les appuis rythmiques) et l’Occident (sa mélancolie romantique, ses harmonies évoquant celles du Catalan Federico Mompou) qu’il souligne par le chant. À l’issue de cette version d’une intense – autre mot-clé de la « Tigran touch » – beauté, le public se trouve comblé. Il n’en faut en effet pas plus : Tigran est un des créateurs parmi les plus géniaux de notre temps.
Ludovic Florin
Photo : Polina Jourdain Kobycheva