Couleurs du monde 3 : No Tongues ou le sampling à l’huile de coude.
Avant le final ce soir 2 avril à Carhaix par le violoniste Tcha Limberger entouré du Transylvanian Kalotaszeg Trio et le Jacky Molard Quartet avec François Corneloup et Jean-Michel Veillon pour invités, Couleurs du monde accueillait hier 1er avril, à Kergrist-Moëllou, les groupes Moger, Armolodium et No Tongues.
C’était le lendemain languissant d’une longue nuit. En milieu de journée, autour d’une table garnie de la Grande Boutique, Serge Steyer, initiateur de la nouvelle plateforme Breizh Creative et de son site Kub (pour Kultur Bretagne), se faisait expliquer par Bertrand Dupont, maître de céans, le dynamisme des musiques du monde en Bretagne. Une scène enracinée dans les traditions locales mais dans un “pays de vent, pour reprendre les termes toujours choisis de Jean-Michel Boulanger, vice-président régional chargé de la culture. Ce dernier s’exprimait dans le cadre d’une conférence de presse autour de la Kreiz Breizh Akademi (1) animée par le chanteur Erik Marchand, programme que j’ai souvent évoqué dans ces pages, réunissant de jeunes musiciens autour d’une réflexion sur le patrimoine musical breton sous l’éclairage apporté par des spécialistes des musiques modales venus du monde entier.
On voit d’où souffle ici le vent, d’ailleurs et de partout. Ce partout incluant les “partouts” du jazz, genre omniprésent dans les propos de Bertrand Dupont comme parmi la liste des intervenants auprès de la Kreiz Breizh Akademi : Bojan Z (qu’il faudra aller entendre en duo avec Erik Marchand le 28 mai à La Grande Boutique), Hélène Labarrière, Jacky Molard, Dominique Pifarély… Une entreprise dont j’ai régulièrement signalé dans ces pages la synergie avec une autre entreprise analogue, le Nimbus Orchestra, atelier périodique initié par le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet et que l’on a vu travailler au fil des années sous la direction de Guillaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik, Steve Coleman… Synergie qu’illustre assez bien le clip récemment tourné par Charka (même s’il ne représente qu’une partie de l’éventail du groupe).
D’où ma présence sous la casquette de Jazz Magazine sur ces territoires que, casquette, béret basque ou nu-tête, j’arpente toujours avec un égal bonheur, que ce soit pour m’attarder devant un couple de sonneurs biniou-bombarde du trophée Pierre Bédard de Saint-Yves en Bubry (le 22 mai prochain), pour observer la source du jazz perler de quelques gouttes ou jaillir à la surface des productions locales, et découvrir ces créations que le “vent” breton attire sur ces terres, tels l’orchestre No Tongues qui aura constitué la surprise de l’édition 2016 de Couleurs du monde.
No Tongues : Alan Regardin (trompette), Matthieu Prual (saxophones, clarinette basse), Ronan Courty, Ronan Prual (contrebasse).
De ce quartette No Tongues qui donne ici son premier concert, je ne connaissais que Ronan Courty, remarqué du temps où il fréquentait la classe de jazz du CNSM et dont j’avais déjà signalé l’approche totale et décomplexée de la contrebasse, tant au côté de la chanteuse Choé Caileton qu’au sein du Jukebox de Fabrizio Rat ou sur le programme Moondog du Cabaret Contemporain. Le point de départ du groupe : l’anthologie “Les Voix du Monde” parue au Chant du Monde qui lui a inspiré un travail d’échantillonnage, non pas à coup d’informatique, mais à l’huile de coude, l’instrument de musique en main. Une attitude qu’il m’est déjà arrivé de pointer du doigt, dans mes conférences sur les relations du jazz avec les musiques du monde, en rapprochant l’African Ritual de Michel Portal (“Dejarme Solo”) avec certaines publications du label Ocora sur les Pygmées Aka ou sur le Burundi (interrogé il y a moins d’une semaine, Michel Portal auquel je n’avais jamais posé la question, m’a certifié son attention à ces publications) ou, très précisément, le Diola Diola du contrebassiste Jean Bolcato avec le chant à voix chuchotée accompagnée de la cithare base inanga qui ouvre le volume “Burundi” chez Ocora.
Le concert commence par la diffusion d’un collectage : ça sent la ferme, l’animal, la bête de trait que l’on guide à l’attelage… nous apprendrons qu’il s’agit d’un labour aux bœufs en Vendée, plus parlé-bruitiste que les grandioses “briolages” chantés que je connaissais déjà dans le Berry. L’orchestre n’en joint pas moins l’enregistrement dans une démarche mimétique, comme l’on a pu voir Hermeto Pascoal transposer sur son clavier le phrasé d’Yves Montand , ou Marc Ducret phraser Molière sur sa guitare.
Mise en bouche, car l’orchestre a plus d’une tour dans son sac, avec ou sans apport enregistré. Les fabuleux duels de grognements des Inuits seront l’occasion de contrechants, plus ou moins imitatifs, plus ou moins divergents, puis de variations tandis que l’enregistrement original disparaîtra du champ sonore. Différents évocations de rites des Iles Salomon ou du Tibet se passeront de leurs modèles sonores, et l’on entendra même une pièce de pure imagination – il n’y a qu’un pas du folklore réel au folklore imaginaire cher à l’Arfi (2) – recentrant l’attention de l’auditeur sur la seule abstraction sonore où les quatre musiciens brouillent la dimension mélodique dans le tissu bruitiste (et rythmique) avec des gestes virtuoses d’un infinie précision, sur des instruments préparés ou non, souvent détournés de leurs usages conventionnels : électronique, jeux de souffle et de clés sur les instruments à vent, avec ou sans bec/embouchure, contrebasse de Courty (face à Prual plus “classiquement” contrebassiste, un peu comme dans les orchestres free des années 60 on avait pris l’habitude de répartir les rôles entre, par exemple chez Cecil Taylor, Henry Grimes pour l’assise du grave et Alan Silva pour les grafouillis de l’aigu). Chez Courty, la caisse est frottée de la paume, cognée du poing, l’archet ne se contente pas de faire hurler les harmoniques ou gronder la saturation des cordes, mais il frotte le cordier et les cordes sont encore soumises au va et vient d’un manche de mailloche glissée entre elles, etc… Des gestes déjà connus, mais pratiqués ici, comme sur les autres instruments, avec une maestria exceptionnelle.
Armolodium : Sylvain Barou (flûte traversière baroque, flûte traversière bansuri), Janick Martin (accordéon diatonique), Benoît Lugué (conrebasse), Nicolas Pointard (batterie).
L’initiative revient ici à Benoît Lugué , déjà remarqué dans ces pages à la basse électrique avec Pierrick Pedron dans les concerts qui encadrent le Tremplin jazz d’Avignon, à Malguénac au sein d’Oko (déjà en tandem avec Nicolas Pointard), au festival Respire Jazz auprès de Mathis Pascaud, Christophe Panzani et Karl Jannuska. Janick Martin, on l’a déjà cité à propos de l’Hamon-Martin Quintet (où les traditions bretonnes se tressent habillement avec des idées et des gestes venus du jazz) et du Jacky Molard Quartet. Quant à Sylain Barou, nous l’avions signalé ici en partenaire privilégié de Jacques Pellen au festival Fisel. L’énergie et le charisme très rythmique de Janick Martin pose une empreinte profonde sur tous les groupes auxquels il participe, notamment ici dans la pièce d’ouverture de sa plume. Désormais assez répandue sur la scène bretonne, la combinaison flûte baroque / accordéon diatonique teinte de leurs vocabulaires mélodiques ou par simple analogie timbrale les musiques qui les associent.
Au plaisir que peut procurer cette combinaison par simple affinité, s’ajoute la patte de Benoît Lugué signataire ou co-signataire de la majorité des pièces, ou plus exactement, la complicité du tandem qu’il constitue avec Nicolas Pointard au service du groove et de l’interactivité. Il en résulte une prestation (la première du groupe, et comme pour le quartette No Tongues, sans partition) qui séduit par sa nervosité, ses nuances dynamiques, ramassée, concise, sans bavardage. À vérifier 6 avril au festival les détours de Babel de Grenoble et le 29 à Pierrefite/Sauldre aux Musicalies en Sologne.
Moger : Dylan James (voix, guitare basse), Régis Bunel (sax baryton), Etienne Cabaret (clarinette basse), Grego Barbedor (tuba), Nicolas Pointard (batterie).
Revoilà Nicolas Pointard. Et revoici Dylan James entendu la veille à la contrebasse et désormais principalement chanteur, accessoirement bassiste électrique. Moger, groupe de Rostrenen, est chez lui. Pourtant – effet du trac ? – la lecture, en introduction, de l’un des poèmes de la poétesse rennaise Grissella Drouet qui fournit au groupe les paroles de son répertoire, m’a mis dans d’assez mauvaises dispositions pour apprécier la voix de Dylan James. Etrangement placée, si toutefois l’on peut parler de placement, elle épouse des contours mélodiques parlés-chantés insaisissables et ça n’est que dans le crescendo vers le paroxysme que j’ai commencé à lui trouver du sens, mon intérêt retombant cependant chaque fois que retombait l’intensité de ce chant haletant, exténué. À ses côtés, une orchestration à trois vents qui saisit par son iconoclasme et une indéniable efficacité que ce soit dans la puissance, l’énergie, la couleur, la douceur, la dynamique des volumes et une certaine forme de récit.
À la sortie du concert (mais aussi à la lecture du programme faisant référence à l’univers de Robert Wyatt), j’avoue ne pas avoir saisi les invocations de l’école de Canterbury. Ma culture rock est probablement ici mise en défaut mais, outre le souvenir de Jim Morrison (toute proportion gardée, pour un certain type de transe poétique que pour la qualité de la voix), j’ai plutôt pensé à la généalogie du punk, notamment dans la façon, loin de l’univers de Wyatt, dont Nicolas Pointard mettait son art du discontinu et des asymétries au service d’une esthétique se donnant les apparences du rudimentaire. Fragile, adolescent (ce qu’individuellement, ils ne sont plus), difficile pourtant de rester indifférent, ce que ne démentit pas un franc succès public. À retrouver dans la même salle le 30 avril. • Franck Bergerot
(1) Pauline Burguin a réalisé un documentaire sur la cinquième édition de la Keiz Breizh Akademi qui sera projeté le 5 avril au cinéma Ellé du Faouët et le 6 avril au cinéma Arthus de Hulegoat.
(2) Association pour la recherche d’un folklore imaginaire et galaxie de personnalités (Alain Gibert, Jean Bolcato, Maurice Merle, Jean Méreu, Christian Rollet, Louis Sclavis, etc.) née à Lyon à la fin des années 70 en un temps où l’on ne parlait pas encore de world music, mais où les uns découvraient les collections phonographiques d’ethnomusicologie et où d’autres se lançaient eux-mêmes dans l’aventure du collectage.
|Avant le final ce soir 2 avril à Carhaix par le violoniste Tcha Limberger entouré du Transylvanian Kalotaszeg Trio et le Jacky Molard Quartet avec François Corneloup et Jean-Michel Veillon pour invités, Couleurs du monde accueillait hier 1er avril, à Kergrist-Moëllou, les groupes Moger, Armolodium et No Tongues.
C’était le lendemain languissant d’une longue nuit. En milieu de journée, autour d’une table garnie de la Grande Boutique, Serge Steyer, initiateur de la nouvelle plateforme Breizh Creative et de son site Kub (pour Kultur Bretagne), se faisait expliquer par Bertrand Dupont, maître de céans, le dynamisme des musiques du monde en Bretagne. Une scène enracinée dans les traditions locales mais dans un “pays de vent, pour reprendre les termes toujours choisis de Jean-Michel Boulanger, vice-président régional chargé de la culture. Ce dernier s’exprimait dans le cadre d’une conférence de presse autour de la Kreiz Breizh Akademi (1) animée par le chanteur Erik Marchand, programme que j’ai souvent évoqué dans ces pages, réunissant de jeunes musiciens autour d’une réflexion sur le patrimoine musical breton sous l’éclairage apporté par des spécialistes des musiques modales venus du monde entier.
On voit d’où souffle ici le vent, d’ailleurs et de partout. Ce partout incluant les “partouts” du jazz, genre omniprésent dans les propos de Bertrand Dupont comme parmi la liste des intervenants auprès de la Kreiz Breizh Akademi : Bojan Z (qu’il faudra aller entendre en duo avec Erik Marchand le 28 mai à La Grande Boutique), Hélène Labarrière, Jacky Molard, Dominique Pifarély… Une entreprise dont j’ai régulièrement signalé dans ces pages la synergie avec une autre entreprise analogue, le Nimbus Orchestra, atelier périodique initié par le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet et que l’on a vu travailler au fil des années sous la direction de Guillaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik, Steve Coleman… Synergie qu’illustre assez bien le clip récemment tourné par Charka (même s’il ne représente qu’une partie de l’éventail du groupe).
D’où ma présence sous la casquette de Jazz Magazine sur ces territoires que, casquette, béret basque ou nu-tête, j’arpente toujours avec un égal bonheur, que ce soit pour m’attarder devant un couple de sonneurs biniou-bombarde du trophée Pierre Bédard de Saint-Yves en Bubry (le 22 mai prochain), pour observer la source du jazz perler de quelques gouttes ou jaillir à la surface des productions locales, et découvrir ces créations que le “vent” breton attire sur ces terres, tels l’orchestre No Tongues qui aura constitué la surprise de l’édition 2016 de Couleurs du monde.
No Tongues : Alan Regardin (trompette), Matthieu Prual (saxophones, clarinette basse), Ronan Courty, Ronan Prual (contrebasse).
De ce quartette No Tongues qui donne ici son premier concert, je ne connaissais que Ronan Courty, remarqué du temps où il fréquentait la classe de jazz du CNSM et dont j’avais déjà signalé l’approche totale et décomplexée de la contrebasse, tant au côté de la chanteuse Choé Caileton qu’au sein du Jukebox de Fabrizio Rat ou sur le programme Moondog du Cabaret Contemporain. Le point de départ du groupe : l’anthologie “Les Voix du Monde” parue au Chant du Monde qui lui a inspiré un travail d’échantillonnage, non pas à coup d’informatique, mais à l’huile de coude, l’instrument de musique en main. Une attitude qu’il m’est déjà arrivé de pointer du doigt, dans mes conférences sur les relations du jazz avec les musiques du monde, en rapprochant l’African Ritual de Michel Portal (“Dejarme Solo”) avec certaines publications du label Ocora sur les Pygmées Aka ou sur le Burundi (interrogé il y a moins d’une semaine, Michel Portal auquel je n’avais jamais posé la question, m’a certifié son attention à ces publications) ou, très précisément, le Diola Diola du contrebassiste Jean Bolcato avec le chant à voix chuchotée accompagnée de la cithare base inanga qui ouvre le volume “Burundi” chez Ocora.
Le concert commence par la diffusion d’un collectage : ça sent la ferme, l’animal, la bête de trait que l’on guide à l’attelage… nous apprendrons qu’il s’agit d’un labour aux bœufs en Vendée, plus parlé-bruitiste que les grandioses “briolages” chantés que je connaissais déjà dans le Berry. L’orchestre n’en joint pas moins l’enregistrement dans une démarche mimétique, comme l’on a pu voir Hermeto Pascoal transposer sur son clavier le phrasé d’Yves Montand , ou Marc Ducret phraser Molière sur sa guitare.
Mise en bouche, car l’orchestre a plus d’une tour dans son sac, avec ou sans apport enregistré. Les fabuleux duels de grognements des Inuits seront l’occasion de contrechants, plus ou moins imitatifs, plus ou moins divergents, puis de variations tandis que l’enregistrement original disparaîtra du champ sonore. Différents évocations de rites des Iles Salomon ou du Tibet se passeront de leurs modèles sonores, et l’on entendra même une pièce de pure imagination – il n’y a qu’un pas du folklore réel au folklore imaginaire cher à l’Arfi (2) – recentrant l’attention de l’auditeur sur la seule abstraction sonore où les quatre musiciens brouillent la dimension mélodique dans le tissu bruitiste (et rythmique) avec des gestes virtuoses d’un infinie précision, sur des instruments préparés ou non, souvent détournés de leurs usages conventionnels : électronique, jeux de souffle et de clés sur les instruments à vent, avec ou sans bec/embouchure, contrebasse de Courty (face à Prual plus “classiquement” contrebassiste, un peu comme dans les orchestres free des années 60 on avait pris l’habitude de répartir les rôles entre, par exemple chez Cecil Taylor, Henry Grimes pour l’assise du grave et Alan Silva pour les grafouillis de l’aigu). Chez Courty, la caisse est frottée de la paume, cognée du poing, l’archet ne se contente pas de faire hurler les harmoniques ou gronder la saturation des cordes, mais il frotte le cordier et les cordes sont encore soumises au va et vient d’un manche de mailloche glissée entre elles, etc… Des gestes déjà connus, mais pratiqués ici, comme sur les autres instruments, avec une maestria exceptionnelle.
Armolodium : Sylvain Barou (flûte traversière baroque, flûte traversière bansuri), Janick Martin (accordéon diatonique), Benoît Lugué (conrebasse), Nicolas Pointard (batterie).
L’initiative revient ici à Benoît Lugué , déjà remarqué dans ces pages à la basse électrique avec Pierrick Pedron dans les concerts qui encadrent le Tremplin jazz d’Avignon, à Malguénac au sein d’Oko (déjà en tandem avec Nicolas Pointard), au festival Respire Jazz auprès de Mathis Pascaud, Christophe Panzani et Karl Jannuska. Janick Martin, on l’a déjà cité à propos de l’Hamon-Martin Quintet (où les traditions bretonnes se tressent habillement avec des idées et des gestes venus du jazz) et du Jacky Molard Quartet. Quant à Sylain Barou, nous l’avions signalé ici en partenaire privilégié de Jacques Pellen au festival Fisel. L’énergie et le charisme très rythmique de Janick Martin pose une empreinte profonde sur tous les groupes auxquels il participe, notamment ici dans la pièce d’ouverture de sa plume. Désormais assez répandue sur la scène bretonne, la combinaison flûte baroque / accordéon diatonique teinte de leurs vocabulaires mélodiques ou par simple analogie timbrale les musiques qui les associent.
Au plaisir que peut procurer cette combinaison par simple affinité, s’ajoute la patte de Benoît Lugué signataire ou co-signataire de la majorité des pièces, ou plus exactement, la complicité du tandem qu’il constitue avec Nicolas Pointard au service du groove et de l’interactivité. Il en résulte une prestation (la première du groupe, et comme pour le quartette No Tongues, sans partition) qui séduit par sa nervosité, ses nuances dynamiques, ramassée, concise, sans bavardage. À vérifier 6 avril au festival les détours de Babel de Grenoble et le 29 à Pierrefite/Sauldre aux Musicalies en Sologne.
Moger : Dylan James (voix, guitare basse), Régis Bunel (sax baryton), Etienne Cabaret (clarinette basse), Grego Barbedor (tuba), Nicolas Pointard (batterie).
Revoilà Nicolas Pointard. Et revoici Dylan James entendu la veille à la contrebasse et désormais principalement chanteur, accessoirement bassiste électrique. Moger, groupe de Rostrenen, est chez lui. Pourtant – effet du trac ? – la lecture, en introduction, de l’un des poèmes de la poétesse rennaise Grissella Drouet qui fournit au groupe les paroles de son répertoire, m’a mis dans d’assez mauvaises dispositions pour apprécier la voix de Dylan James. Etrangement placée, si toutefois l’on peut parler de placement, elle épouse des contours mélodiques parlés-chantés insaisissables et ça n’est que dans le crescendo vers le paroxysme que j’ai commencé à lui trouver du sens, mon intérêt retombant cependant chaque fois que retombait l’intensité de ce chant haletant, exténué. À ses côtés, une orchestration à trois vents qui saisit par son iconoclasme et une indéniable efficacité que ce soit dans la puissance, l’énergie, la couleur, la douceur, la dynamique des volumes et une certaine forme de récit.
À la sortie du concert (mais aussi à la lecture du programme faisant référence à l’univers de Robert Wyatt), j’avoue ne pas avoir saisi les invocations de l’école de Canterbury. Ma culture rock est probablement ici mise en défaut mais, outre le souvenir de Jim Morrison (toute proportion gardée, pour un certain type de transe poétique que pour la qualité de la voix), j’ai plutôt pensé à la généalogie du punk, notamment dans la façon, loin de l’univers de Wyatt, dont Nicolas Pointard mettait son art du discontinu et des asymétries au service d’une esthétique se donnant les apparences du rudimentaire. Fragile, adolescent (ce qu’individuellement, ils ne sont plus), difficile pourtant de rester indifférent, ce que ne démentit pas un franc succès public. À retrouver dans la même salle le 30 avril. • Franck Bergerot
(1) Pauline Burguin a réalisé un documentaire sur la cinquième édition de la Keiz Breizh Akademi qui sera projeté le 5 avril au cinéma Ellé du Faouët et le 6 avril au cinéma Arthus de Hulegoat.
(2) Association pour la recherche d’un folklore imaginaire et galaxie de personnalités (Alain Gibert, Jean Bolcato, Maurice Merle, Jean Méreu, Christian Rollet, Louis Sclavis, etc.) née à Lyon à la fin des années 70 en un temps où l’on ne parlait pas encore de world music, mais où les uns découvraient les collections phonographiques d’ethnomusicologie et où d’autres se lançaient eux-mêmes dans l’aventure du collectage.
|Avant le final ce soir 2 avril à Carhaix par le violoniste Tcha Limberger entouré du Transylvanian Kalotaszeg Trio et le Jacky Molard Quartet avec François Corneloup et Jean-Michel Veillon pour invités, Couleurs du monde accueillait hier 1er avril, à Kergrist-Moëllou, les groupes Moger, Armolodium et No Tongues.
C’était le lendemain languissant d’une longue nuit. En milieu de journée, autour d’une table garnie de la Grande Boutique, Serge Steyer, initiateur de la nouvelle plateforme Breizh Creative et de son site Kub (pour Kultur Bretagne), se faisait expliquer par Bertrand Dupont, maître de céans, le dynamisme des musiques du monde en Bretagne. Une scène enracinée dans les traditions locales mais dans un “pays de vent, pour reprendre les termes toujours choisis de Jean-Michel Boulanger, vice-président régional chargé de la culture. Ce dernier s’exprimait dans le cadre d’une conférence de presse autour de la Kreiz Breizh Akademi (1) animée par le chanteur Erik Marchand, programme que j’ai souvent évoqué dans ces pages, réunissant de jeunes musiciens autour d’une réflexion sur le patrimoine musical breton sous l’éclairage apporté par des spécialistes des musiques modales venus du monde entier.
On voit d’où souffle ici le vent, d’ailleurs et de partout. Ce partout incluant les “partouts” du jazz, genre omniprésent dans les propos de Bertrand Dupont comme parmi la liste des intervenants auprès de la Kreiz Breizh Akademi : Bojan Z (qu’il faudra aller entendre en duo avec Erik Marchand le 28 mai à La Grande Boutique), Hélène Labarrière, Jacky Molard, Dominique Pifarély… Une entreprise dont j’ai régulièrement signalé dans ces pages la synergie avec une autre entreprise analogue, le Nimbus Orchestra, atelier périodique initié par le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet et que l’on a vu travailler au fil des années sous la direction de Guillaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik, Steve Coleman… Synergie qu’illustre assez bien le clip récemment tourné par Charka (même s’il ne représente qu’une partie de l’éventail du groupe).
D’où ma présence sous la casquette de Jazz Magazine sur ces territoires que, casquette, béret basque ou nu-tête, j’arpente toujours avec un égal bonheur, que ce soit pour m’attarder devant un couple de sonneurs biniou-bombarde du trophée Pierre Bédard de Saint-Yves en Bubry (le 22 mai prochain), pour observer la source du jazz perler de quelques gouttes ou jaillir à la surface des productions locales, et découvrir ces créations que le “vent” breton attire sur ces terres, tels l’orchestre No Tongues qui aura constitué la surprise de l’édition 2016 de Couleurs du monde.
No Tongues : Alan Regardin (trompette), Matthieu Prual (saxophones, clarinette basse), Ronan Courty, Ronan Prual (contrebasse).
De ce quartette No Tongues qui donne ici son premier concert, je ne connaissais que Ronan Courty, remarqué du temps où il fréquentait la classe de jazz du CNSM et dont j’avais déjà signalé l’approche totale et décomplexée de la contrebasse, tant au côté de la chanteuse Choé Caileton qu’au sein du Jukebox de Fabrizio Rat ou sur le programme Moondog du Cabaret Contemporain. Le point de départ du groupe : l’anthologie “Les Voix du Monde” parue au Chant du Monde qui lui a inspiré un travail d’échantillonnage, non pas à coup d’informatique, mais à l’huile de coude, l’instrument de musique en main. Une attitude qu’il m’est déjà arrivé de pointer du doigt, dans mes conférences sur les relations du jazz avec les musiques du monde, en rapprochant l’African Ritual de Michel Portal (“Dejarme Solo”) avec certaines publications du label Ocora sur les Pygmées Aka ou sur le Burundi (interrogé il y a moins d’une semaine, Michel Portal auquel je n’avais jamais posé la question, m’a certifié son attention à ces publications) ou, très précisément, le Diola Diola du contrebassiste Jean Bolcato avec le chant à voix chuchotée accompagnée de la cithare base inanga qui ouvre le volume “Burundi” chez Ocora.
Le concert commence par la diffusion d’un collectage : ça sent la ferme, l’animal, la bête de trait que l’on guide à l’attelage… nous apprendrons qu’il s’agit d’un labour aux bœufs en Vendée, plus parlé-bruitiste que les grandioses “briolages” chantés que je connaissais déjà dans le Berry. L’orchestre n’en joint pas moins l’enregistrement dans une démarche mimétique, comme l’on a pu voir Hermeto Pascoal transposer sur son clavier le phrasé d’Yves Montand , ou Marc Ducret phraser Molière sur sa guitare.
Mise en bouche, car l’orchestre a plus d’une tour dans son sac, avec ou sans apport enregistré. Les fabuleux duels de grognements des Inuits seront l’occasion de contrechants, plus ou moins imitatifs, plus ou moins divergents, puis de variations tandis que l’enregistrement original disparaîtra du champ sonore. Différents évocations de rites des Iles Salomon ou du Tibet se passeront de leurs modèles sonores, et l’on entendra même une pièce de pure imagination – il n’y a qu’un pas du folklore réel au folklore imaginaire cher à l’Arfi (2) – recentrant l’attention de l’auditeur sur la seule abstraction sonore où les quatre musiciens brouillent la dimension mélodique dans le tissu bruitiste (et rythmique) avec des gestes virtuoses d’un infinie précision, sur des instruments préparés ou non, souvent détournés de leurs usages conventionnels : électronique, jeux de souffle et de clés sur les instruments à vent, avec ou sans bec/embouchure, contrebasse de Courty (face à Prual plus “classiquement” contrebassiste, un peu comme dans les orchestres free des années 60 on avait pris l’habitude de répartir les rôles entre, par exemple chez Cecil Taylor, Henry Grimes pour l’assise du grave et Alan Silva pour les grafouillis de l’aigu). Chez Courty, la caisse est frottée de la paume, cognée du poing, l’archet ne se contente pas de faire hurler les harmoniques ou gronder la saturation des cordes, mais il frotte le cordier et les cordes sont encore soumises au va et vient d’un manche de mailloche glissée entre elles, etc… Des gestes déjà connus, mais pratiqués ici, comme sur les autres instruments, avec une maestria exceptionnelle.
Armolodium : Sylvain Barou (flûte traversière baroque, flûte traversière bansuri), Janick Martin (accordéon diatonique), Benoît Lugué (conrebasse), Nicolas Pointard (batterie).
L’initiative revient ici à Benoît Lugué , déjà remarqué dans ces pages à la basse électrique avec Pierrick Pedron dans les concerts qui encadrent le Tremplin jazz d’Avignon, à Malguénac au sein d’Oko (déjà en tandem avec Nicolas Pointard), au festival Respire Jazz auprès de Mathis Pascaud, Christophe Panzani et Karl Jannuska. Janick Martin, on l’a déjà cité à propos de l’Hamon-Martin Quintet (où les traditions bretonnes se tressent habillement avec des idées et des gestes venus du jazz) et du Jacky Molard Quartet. Quant à Sylain Barou, nous l’avions signalé ici en partenaire privilégié de Jacques Pellen au festival Fisel. L’énergie et le charisme très rythmique de Janick Martin pose une empreinte profonde sur tous les groupes auxquels il participe, notamment ici dans la pièce d’ouverture de sa plume. Désormais assez répandue sur la scène bretonne, la combinaison flûte baroque / accordéon diatonique teinte de leurs vocabulaires mélodiques ou par simple analogie timbrale les musiques qui les associent.
Au plaisir que peut procurer cette combinaison par simple affinité, s’ajoute la patte de Benoît Lugué signataire ou co-signataire de la majorité des pièces, ou plus exactement, la complicité du tandem qu’il constitue avec Nicolas Pointard au service du groove et de l’interactivité. Il en résulte une prestation (la première du groupe, et comme pour le quartette No Tongues, sans partition) qui séduit par sa nervosité, ses nuances dynamiques, ramassée, concise, sans bavardage. À vérifier 6 avril au festival les détours de Babel de Grenoble et le 29 à Pierrefite/Sauldre aux Musicalies en Sologne.
Moger : Dylan James (voix, guitare basse), Régis Bunel (sax baryton), Etienne Cabaret (clarinette basse), Grego Barbedor (tuba), Nicolas Pointard (batterie).
Revoilà Nicolas Pointard. Et revoici Dylan James entendu la veille à la contrebasse et désormais principalement chanteur, accessoirement bassiste électrique. Moger, groupe de Rostrenen, est chez lui. Pourtant – effet du trac ? – la lecture, en introduction, de l’un des poèmes de la poétesse rennaise Grissella Drouet qui fournit au groupe les paroles de son répertoire, m’a mis dans d’assez mauvaises dispositions pour apprécier la voix de Dylan James. Etrangement placée, si toutefois l’on peut parler de placement, elle épouse des contours mélodiques parlés-chantés insaisissables et ça n’est que dans le crescendo vers le paroxysme que j’ai commencé à lui trouver du sens, mon intérêt retombant cependant chaque fois que retombait l’intensité de ce chant haletant, exténué. À ses côtés, une orchestration à trois vents qui saisit par son iconoclasme et une indéniable efficacité que ce soit dans la puissance, l’énergie, la couleur, la douceur, la dynamique des volumes et une certaine forme de récit.
À la sortie du concert (mais aussi à la lecture du programme faisant référence à l’univers de Robert Wyatt), j’avoue ne pas avoir saisi les invocations de l’école de Canterbury. Ma culture rock est probablement ici mise en défaut mais, outre le souvenir de Jim Morrison (toute proportion gardée, pour un certain type de transe poétique que pour la qualité de la voix), j’ai plutôt pensé à la généalogie du punk, notamment dans la façon, loin de l’univers de Wyatt, dont Nicolas Pointard mettait son art du discontinu et des asymétries au service d’une esthétique se donnant les apparences du rudimentaire. Fragile, adolescent (ce qu’individuellement, ils ne sont plus), difficile pourtant de rester indifférent, ce que ne démentit pas un franc succès public. À retrouver dans la même salle le 30 avril. • Franck Bergerot
(1) Pauline Burguin a réalisé un documentaire sur la cinquième édition de la Keiz Breizh Akademi qui sera projeté le 5 avril au cinéma Ellé du Faouët et le 6 avril au cinéma Arthus de Hulegoat.
(2) Association pour la recherche d’un folklore imaginaire et galaxie de personnalités (Alain Gibert, Jean Bolcato, Maurice Merle, Jean Méreu, Christian Rollet, Louis Sclavis, etc.) née à Lyon à la fin des années 70 en un temps où l’on ne parlait pas encore de world music, mais où les uns découvraient les collections phonographiques d’ethnomusicologie et où d’autres se lançaient eux-mêmes dans l’aventure du collectage.
|Avant le final ce soir 2 avril à Carhaix par le violoniste Tcha Limberger entouré du Transylvanian Kalotaszeg Trio et le Jacky Molard Quartet avec François Corneloup et Jean-Michel Veillon pour invités, Couleurs du monde accueillait hier 1er avril, à Kergrist-Moëllou, les groupes Moger, Armolodium et No Tongues.
C’était le lendemain languissant d’une longue nuit. En milieu de journée, autour d’une table garnie de la Grande Boutique, Serge Steyer, initiateur de la nouvelle plateforme Breizh Creative et de son site Kub (pour Kultur Bretagne), se faisait expliquer par Bertrand Dupont, maître de céans, le dynamisme des musiques du monde en Bretagne. Une scène enracinée dans les traditions locales mais dans un “pays de vent, pour reprendre les termes toujours choisis de Jean-Michel Boulanger, vice-président régional chargé de la culture. Ce dernier s’exprimait dans le cadre d’une conférence de presse autour de la Kreiz Breizh Akademi (1) animée par le chanteur Erik Marchand, programme que j’ai souvent évoqué dans ces pages, réunissant de jeunes musiciens autour d’une réflexion sur le patrimoine musical breton sous l’éclairage apporté par des spécialistes des musiques modales venus du monde entier.
On voit d’où souffle ici le vent, d’ailleurs et de partout. Ce partout incluant les “partouts” du jazz, genre omniprésent dans les propos de Bertrand Dupont comme parmi la liste des intervenants auprès de la Kreiz Breizh Akademi : Bojan Z (qu’il faudra aller entendre en duo avec Erik Marchand le 28 mai à La Grande Boutique), Hélène Labarrière, Jacky Molard, Dominique Pifarély… Une entreprise dont j’ai régulièrement signalé dans ces pages la synergie avec une autre entreprise analogue, le Nimbus Orchestra, atelier périodique initié par le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet et que l’on a vu travailler au fil des années sous la direction de Guillaume Orti, Fabrizzio Cassol, Olivier Benoît, Geoffroy de Masure, Bo van der Werf, Magic Malik, Steve Coleman… Synergie qu’illustre assez bien le clip récemment tourné par Charka (même s’il ne représente qu’une partie de l’éventail du groupe).
D’où ma présence sous la casquette de Jazz Magazine sur ces territoires que, casquette, béret basque ou nu-tête, j’arpente toujours avec un égal bonheur, que ce soit pour m’attarder devant un couple de sonneurs biniou-bombarde du trophée Pierre Bédard de Saint-Yves en Bubry (le 22 mai prochain), pour observer la source du jazz perler de quelques gouttes ou jaillir à la surface des productions locales, et découvrir ces créations que le “vent” breton attire sur ces terres, tels l’orchestre No Tongues qui aura constitué la surprise de l’édition 2016 de Couleurs du monde.
No Tongues : Alan Regardin (trompette), Matthieu Prual (saxophones, clarinette basse), Ronan Courty, Ronan Prual (contrebasse).
De ce quartette No Tongues qui donne ici son premier concert, je ne connaissais que Ronan Courty, remarqué du temps où il fréquentait la classe de jazz du CNSM et dont j’avais déjà signalé l’approche totale et décomplexée de la contrebasse, tant au côté de la chanteuse Choé Caileton qu’au sein du Jukebox de Fabrizio Rat ou sur le programme Moondog du Cabaret Contemporain. Le point de départ du groupe : l’anthologie “Les Voix du Monde” parue au Chant du Monde qui lui a inspiré un travail d’échantillonnage, non pas à coup d’informatique, mais à l’huile de coude, l’instrument de musique en main. Une attitude qu’il m’est déjà arrivé de pointer du doigt, dans mes conférences sur les relations du jazz avec les musiques du monde, en rapprochant l’African Ritual de Michel Portal (“Dejarme Solo”) avec certaines publications du label Ocora sur les Pygmées Aka ou sur le Burundi (interrogé il y a moins d’une semaine, Michel Portal auquel je n’avais jamais posé la question, m’a certifié son attention à ces publications) ou, très précisément, le Diola Diola du contrebassiste Jean Bolcato avec le chant à voix chuchotée accompagnée de la cithare base inanga qui ouvre le volume “Burundi” chez Ocora.
Le concert commence par la diffusion d’un collectage : ça sent la ferme, l’animal, la bête de trait que l’on guide à l’attelage… nous apprendrons qu’il s’agit d’un labour aux bœufs en Vendée, plus parlé-bruitiste que les grandioses “briolages” chantés que je connaissais déjà dans le Berry. L’orchestre n’en joint pas moins l’enregistrement dans une démarche mimétique, comme l’on a pu voir Hermeto Pascoal transposer sur son clavier le phrasé d’Yves Montand , ou Marc Ducret phraser Molière sur sa guitare.
Mise en bouche, car l’orchestre a plus d’une tour dans son sac, avec ou sans apport enregistré. Les fabuleux duels de grognements des Inuits seront l’occasion de contrechants, plus ou moins imitatifs, plus ou moins divergents, puis de variations tandis que l’enregistrement original disparaîtra du champ sonore. Différents évocations de rites des Iles Salomon ou du Tibet se passeront de leurs modèles sonores, et l’on entendra même une pièce de pure imagination – il n’y a qu’un pas du folklore réel au folklore imaginaire cher à l’Arfi (2) – recentrant l’attention de l’auditeur sur la seule abstraction sonore où les quatre musiciens brouillent la dimension mélodique dans le tissu bruitiste (et rythmique) avec des gestes virtuoses d’un infinie précision, sur des instruments préparés ou non, souvent détournés de leurs usages conventionnels : électronique, jeux de souffle et de clés sur les instruments à vent, avec ou sans bec/embouchure, contrebasse de Courty (face à Prual plus “classiquement” contrebassiste, un peu comme dans les orchestres free des années 60 on avait pris l’habitude de répartir les rôles entre, par exemple chez Cecil Taylor, Henry Grimes pour l’assise du grave et Alan Silva pour les grafouillis de l’aigu). Chez Courty, la caisse est frottée de la paume, cognée du poing, l’archet ne se contente pas de faire hurler les harmoniques ou gronder la saturation des cordes, mais il frotte le cordier et les cordes sont encore soumises au va et vient d’un manche de mailloche glissée entre elles, etc… Des gestes déjà connus, mais pratiqués ici, comme sur les autres instruments, avec une maestria exceptionnelle.
Armolodium : Sylvain Barou (flûte traversière baroque, flûte traversière bansuri), Janick Martin (accordéon diatonique), Benoît Lugué (conrebasse), Nicolas Pointard (batterie).
L’initiative revient ici à Benoît Lugué , déjà remarqué dans ces pages à la basse électrique avec Pierrick Pedron dans les concerts qui encadrent le Tremplin jazz d’Avignon, à Malguénac au sein d’Oko (déjà en tandem avec Nicolas Pointard), au festival Respire Jazz auprès de Mathis Pascaud, Christophe Panzani et Karl Jannuska. Janick Martin, on l’a déjà cité à propos de l’Hamon-Martin Quintet (où les traditions bretonnes se tressent habillement avec des idées et des gestes venus du jazz) et du Jacky Molard Quartet. Quant à Sylain Barou, nous l’avions signalé ici en partenaire privilégié de Jacques Pellen au festival Fisel. L’énergie et le charisme très rythmique de Janick Martin pose une empreinte profonde sur tous les groupes auxquels il participe, notamment ici dans la pièce d’ouverture de sa plume. Désormais assez répandue sur la scène bretonne, la combinaison flûte baroque / accordéon diatonique teinte de leurs vocabulaires mélodiques ou par simple analogie timbrale les musiques qui les associent.
Au plaisir que peut procurer cette combinaison par simple affinité, s’ajoute la patte de Benoît Lugué signataire ou co-signataire de la majorité des pièces, ou plus exactement, la complicité du tandem qu’il constitue avec Nicolas Pointard au service du groove et de l’interactivité. Il en résulte une prestation (la première du groupe, et comme pour le quartette No Tongues, sans partition) qui séduit par sa nervosité, ses nuances dynamiques, ramassée, concise, sans bavardage. À vérifier 6 avril au festival les détours de Babel de Grenoble et le 29 à Pierrefite/Sauldre aux Musicalies en Sologne.
Moger : Dylan James (voix, guitare basse), Régis Bunel (sax baryton), Etienne Cabaret (clarinette basse), Grego Barbedor (tuba), Nicolas Pointard (batterie).
Revoilà Nicolas Pointard. Et revoici Dylan James entendu la veille à la contrebasse et désormais principalement chanteur, accessoirement bassiste électrique. Moger, groupe de Rostrenen, est chez lui. Pourtant – effet du trac ? – la lecture, en introduction, de l’un des poèmes de la poétesse rennaise Grissella Drouet qui fournit au groupe les paroles de son répertoire, m’a mis dans d’assez mauvaises dispositions pour apprécier la voix de Dylan James. Etrangement placée, si toutefois l’on peut parler de placement, elle épouse des contours mélodiques parlés-chantés insaisissables et ça n’est que dans le crescendo vers le paroxysme que j’ai commencé à lui trouver du sens, mon intérêt retombant cependant chaque fois que retombait l’intensité de ce chant haletant, exténué. À ses côtés, une orchestration à trois vents qui saisit par son iconoclasme et une indéniable efficacité que ce soit dans la puissance, l’énergie, la couleur, la douceur, la dynamique des volumes et une certaine forme de récit.
À la sortie du concert (mais aussi à la lecture du programme faisant référence à l’univers de Robert Wyatt), j’avoue ne pas avoir saisi les invocations de l’école de Canterbury. Ma culture rock est probablement ici mise en défaut mais, outre le souvenir de Jim Morrison (toute proportion gardée, pour un certain type de transe poétique que pour la qualité de la voix), j’ai plutôt pensé à la généalogie du punk, notamment dans la façon, loin de l’univers de Wyatt, dont Nicolas Pointard mettait son art du discontinu et des asymétries au service d’une esthétique se donnant les apparences du rudimentaire. Fragile, adolescent (ce qu’individuellement, ils ne sont plus), difficile pourtant de rester indifférent, ce que ne démentit pas un franc succès public. À retrouver dans la même salle le 30 avril. • Franck Bergerot
(1) Pauline Burguin a réalisé un documentaire sur la cinquième édition de la Keiz Breizh Akademi qui sera projeté le 5 avril au cinéma Ellé du Faouët et le 6 avril au cinéma Arthus de Hulegoat.
(2) Association pour la recherche d’un folklore imaginaire et galaxie de personnalités (Alain Gibert, Jean Bolcato, Maurice Merle, Jean Méreu, Christian Rollet, Louis Sclavis, etc.) née à Lyon à la fin des années 70 en un temps où l’on ne parlait pas encore de world music, mais où les uns découvraient les collections phonographiques d’ethnomusicologie et où d’autres se lançaient eux-mêmes dans l’aventure du collectage.