Jazz live
Publié le 21 Mai 2012

Coutances, entre chocs et chic

On a toujours le droit d’être surpris à Coutances. Mais tout de même, pourquoi, de la part du public, un accueil si distancié, à la limite froid, vis-à-vis d’HermetoPascoal ? « Il n’y avait pas l’habituelle colonie brésilienne dans la salle » glosait un fan de toujours…

 

« L’annonce d’un concert exclusif en France a peut-être drainé un public inhabituel et aiguisé l’attente » se risque Denis Lebas, le patron du festival, en guise d’hypothèse. Ne peut-on voir plutôt dans cette attitude frileuse (en rapport avec la réalité météo locale…) certaine méprise concernant la musique made in Brazil, assimilée pour beaucoup à la bossa nova ? Lors des prestations du multi-instrumentiste nordestino, le curseur se ballade en permanence entre les pas de danse primitifs et une musique savante, bâtie à partir de partitions très écrites teintées de moult couleurs, et d’autant de virtuosité. Se mêlent alors dans ce cocktail sonore les saveurs du pensé, de l’improvisé, de l’imprévu, plus nombre d’atours ludiques. Figure de proue : les acrobaties de la voix de crête d’Aline Morena. Musique de percussion(s) multiple(s) décorée de riches loufoqueries de look, d’attitudes ou d’instruments désacralisés : à l’instar de fleuves amazoniens, Hermeto alluvionne et foisonne de plaisirs qui ne demandent qu’à être partagés.

 

On a toujours le loisir d’être séduit à Coutances. De chocs comme de chic. Choc n° 1, reçu tel un coup à l’estomac pour une musique exécutée avec les tripes. Journal Intime fait le pari de faire revivre l’univers hendrixien via trois cuivres additionnés. Sonorités éclatées, distorsions de souffles assurées (tel l’étonnant face à face de pavillons, trombone et trompette soudain emboîtés…), tout sonne en décalages et ruptures maîtrisées. Reviennent alors en mémoire les fulgurances de la Strat’ de Jimi, y compris les plus intimes, les plus psychédéliques, à l’image du titre de l’album “Electric Ladyland”, 1983… A Merman I Should Turn to be, dessinée tel un manga.


Choc n°2 avec Ethics. Dans ce projet Michel Bénita a choisi l’alliance de sonorités très différentes, allant jusqu’à l’opposition de timbres (koto japonais – instrument à cordes – en oppositions aux effets électroniques du guitariste norvégien Elvind Aarset) Soit une musique tout en contrastes saisissants, du plus sensuel à la violente libération par le cri (Miko Miyazaki, chanteuse et joueuse de koto).


Choc n° 3, reçu en deux fois cinq minutes, lorsque Archie Shepp rejoint sur la grande scène de la salle Marcel Hélie l’orchestre des novices de Marcus Miller. Un cliché souvenir, un seul : Alex Han, saxophoniste, comme ébahi, ne peut lâcher du regard les mains de Shepp martelant les clefs de son ténor parti à la conquête des notes bleu acier d’un blues enfiévré. Plus tard, en coulisse, il avouera encore sous le choc : « Je ne l’avais jamais vu, jamais écouté sur une scène et là, devant moi, à deux mètres à peine, au bout d’un chorus super chaud il me fait le schéma idéal pour revenir à la mélodie à la mesure près… Magique, un maître ! » En guise de remerciement pour ce cadeau offert au public de Jazz sous les Pommiers, le bassiste et arrangeur de Miles dira l’air grave : « Certains peuvent penser qu’un orchestre comme le mien ne peut accueillir un musicien du calibre d’Archie. Mais les géants du jazz jouent de la musique avant tout. Et le blues reste le blues… » De calibre, la nouvelle jeune bande du band de Marcus Miller en possède un sacré. Une pêche d’enfer, un savoir-faire bluffant (le trompettiste Maurice Brown en particulier) les deux concerts enchaînés à une demi heure d’écart (vue la demande) ont été bouclés à un train d’enfer, dans le sillage du leader. De quoi attendre avec quelque impatience le nouvel album à paraître dans une semaine chez Dreyfus Jazz… (Choc Jazz Magazine/Jazzman me souffle-t-on.)

 

Coutances côté Chic aussi, telle fut la tonalité de la carte blanche offerte à Baptiste Trotignon. Jazz teinté d’un certain romantisme, d’une élégance sonore qui tient peut-être aussi à la marque de la voix sensuelle et éthérée de Jeanne Added. Un jazz puisant au besoin aux sources du bebop (ouverture dans laquelle s’engage aussitôt plein gaz Stefano Di Battista) et évoluant au gré des invités vers des formes différentes, mais jamais au détriment du primat mélodique. À ce titre, la contribution de Tom Harrell, singulier et mystérieux oiseau de nuit comme figé à jamais, n’est pas moins décisive.


Autre musique marquée d’une certaine élégance formelle: la “Constellation” du sextette franco-américain monté par Christophe Marguet en collaboration avec Jazz à la Villette. Belle écriture pour une musique construite, fluide, déliée sur laquelle surfent à plaisir des développeurs inspirés (Chris Cheek, Cuong Vu, remarquable et remarqué, Benjamin Moussay) Plus un pilier pour tenir l’édifice sous toutes ses faces : Steve Swallow. D’où sans doute un titre, très affinée, offert par le batteur compositeur en hommage à Carla Bley…

Elégance enfin,  laquelle rime avec aisance : les effluves mélodiques comme les joutes rythmiques du pianiste cubain Harold Lopez Nussa revenu dans la formule du trio en regorgent tout naturellement.

 

Restent parmi ces journées truffées de concerts deux moments à priori inclassables. Le premier voulait confronter musique et image, jazz et cinéma. Rita Marcotuli (dont le père travailla pour le cinéma italien) a choisi Nana, film muet de Jean Ren
oir de 1926, pour apporter un complément musical. L’occasion d’une expérience particulière pour le trio italo-argentin, eu égard à la dimension de la salle. Comment avec cet apport de sons laisser se dérouler les images sans perte de sens ? Comment réussir au mieux un fondu enchainé sans préjudice pour les deux arts ? «D’autant que cette version du film est encore longue malgré une coupe d’une heure », explique Javier Girotto le saxophoniste argentin au son de soprano si caractéristique, tendu, très dense. Question de sens d’écoute mutuelle, de lecture attentive de l’image, de dosage écriture-impro. Un travail bien mené, tout en précision.

 

Un après-midi de jazz pour clôturer la séance et remettre la notion de sens sur la table. Un duo Archie Shepp-Joachim Kühn vaut pour deux histoires personnelles dédiées au jazz et à l’improvisation. Deux personnalités branchées sur courant continu et qui ont fait avec leur bagage respectif, leurs racines américaines et européennes, le passage du jazz du XXe au XXIe siècle. Les voir, les écouter triturer sans aucun besoin de partition Harlem Nocturn (W.C. Handy) ou Lonely Woman (Ornette Coleman), échevelé, haletant (le pianiste) strictement costumé et immobile (le saxophoniste) en respecter et en bousculer les codes, reste, au-delà du jeu, un témoignage sur l’essence et l’existence du jazz. Avec l’objectif avoué ou non du plaisir simple tiré de la qualité de cette musique. Résultat : standing ovation.

 

Au-delà de quelques difficultés de remplissage de salles au début du festival « Cette année, la crise étant ce qu’elle est, d’autres festivals que le nôtre ont eu et auront sans doute des problèmes de ce type, a reconnu Denis Lebas, boss du festival, au moment du bilan. Cela ne nous empêchera pas de parier encore l’an prochain sur un jazz et une musique conjugués au pluriel ». En dépit d’une météo incertaine, il pousse encore des fleurs de printemps sur les pommiers du jazz. Rendez-vous fixé d’ores et déjà du 4 au 11 mai 2013 pour la prochaine édition (jazzsouslespommiers.com).


Robert Latxague

 

Quelques disques à propos des concerts évoqués :

Journal intime joue Jimi Hendrix : “Lips on Fire” ; Javier Girotto & Fabriziuo Bosso : “Latin Mood” ; Marcus Miller : “Renaissance” ; Rita Marcotuli : Variazione su Tema /S’ard Music-Egea.


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On a toujours le droit d’être surpris à Coutances. Mais tout de même, pourquoi, de la part du public, un accueil si distancié, à la limite froid, vis-à-vis d’HermetoPascoal ? « Il n’y avait pas l’habituelle colonie brésilienne dans la salle » glosait un fan de toujours…

 

« L’annonce d’un concert exclusif en France a peut-être drainé un public inhabituel et aiguisé l’attente » se risque Denis Lebas, le patron du festival, en guise d’hypothèse. Ne peut-on voir plutôt dans cette attitude frileuse (en rapport avec la réalité météo locale…) certaine méprise concernant la musique made in Brazil, assimilée pour beaucoup à la bossa nova ? Lors des prestations du multi-instrumentiste nordestino, le curseur se ballade en permanence entre les pas de danse primitifs et une musique savante, bâtie à partir de partitions très écrites teintées de moult couleurs, et d’autant de virtuosité. Se mêlent alors dans ce cocktail sonore les saveurs du pensé, de l’improvisé, de l’imprévu, plus nombre d’atours ludiques. Figure de proue : les acrobaties de la voix de crête d’Aline Morena. Musique de percussion(s) multiple(s) décorée de riches loufoqueries de look, d’attitudes ou d’instruments désacralisés : à l’instar de fleuves amazoniens, Hermeto alluvionne et foisonne de plaisirs qui ne demandent qu’à être partagés.

 

On a toujours le loisir d’être séduit à Coutances. De chocs comme de chic. Choc n° 1, reçu tel un coup à l’estomac pour une musique exécutée avec les tripes. Journal Intime fait le pari de faire revivre l’univers hendrixien via trois cuivres additionnés. Sonorités éclatées, distorsions de souffles assurées (tel l’étonnant face à face de pavillons, trombone et trompette soudain emboîtés…), tout sonne en décalages et ruptures maîtrisées. Reviennent alors en mémoire les fulgurances de la Strat’ de Jimi, y compris les plus intimes, les plus psychédéliques, à l’image du titre de l’album “Electric Ladyland”, 1983… A Merman I Should Turn to be, dessinée tel un manga.


Choc n°2 avec Ethics. Dans ce projet Michel Bénita a choisi l’alliance de sonorités très différentes, allant jusqu’à l’opposition de timbres (koto japonais – instrument à cordes – en oppositions aux effets électroniques du guitariste norvégien Elvind Aarset) Soit une musique tout en contrastes saisissants, du plus sensuel à la violente libération par le cri (Miko Miyazaki, chanteuse et joueuse de koto).


Choc n° 3, reçu en deux fois cinq minutes, lorsque Archie Shepp rejoint sur la grande scène de la salle Marcel Hélie l’orchestre des novices de Marcus Miller. Un cliché souvenir, un seul : Alex Han, saxophoniste, comme ébahi, ne peut lâcher du regard les mains de Shepp martelant les clefs de son ténor parti à la conquête des notes bleu acier d’un blues enfiévré. Plus tard, en coulisse, il avouera encore sous le choc : « Je ne l’avais jamais vu, jamais écouté sur une scène et là, devant moi, à deux mètres à peine, au bout d’un chorus super chaud il me fait le schéma idéal pour revenir à la mélodie à la mesure près… Magique, un maître ! » En guise de remerciement pour ce cadeau offert au public de Jazz sous les Pommiers, le bassiste et arrangeur de Miles dira l’air grave : « Certains peuvent penser qu’un orchestre comme le mien ne peut accueillir un musicien du calibre d’Archie. Mais les géants du jazz jouent de la musique avant tout. Et le blues reste le blues… » De calibre, la nouvelle jeune bande du band de Marcus Miller en possède un sacré. Une pêche d’enfer, un savoir-faire bluffant (le trompettiste Maurice Brown en particulier) les deux concerts enchaînés à une demi heure d’écart (vue la demande) ont été bouclés à un train d’enfer, dans le sillage du leader. De quoi attendre avec quelque impatience le nouvel album à paraître dans une semaine chez Dreyfus Jazz… (Choc Jazz Magazine/Jazzman me souffle-t-on.)

 

Coutances côté Chic aussi, telle fut la tonalité de la carte blanche offerte à Baptiste Trotignon. Jazz teinté d’un certain romantisme, d’une élégance sonore qui tient peut-être aussi à la marque de la voix sensuelle et éthérée de Jeanne Added. Un jazz puisant au besoin aux sources du bebop (ouverture dans laquelle s’engage aussitôt plein gaz Stefano Di Battista) et évoluant au gré des invités vers des formes différentes, mais jamais au détriment du primat mélodique. À ce titre, la contribution de Tom Harrell, singulier et mystérieux oiseau de nuit comme figé à jamais, n’est pas moins décisive.


Autre musique marquée d’une certaine élégance formelle: la “Constellation” du sextette franco-américain monté par Christophe Marguet en collaboration avec Jazz à la Villette. Belle écriture pour une musique construite, fluide, déliée sur laquelle surfent à plaisir des développeurs inspirés (Chris Cheek, Cuong Vu, remarquable et remarqué, Benjamin Moussay) Plus un pilier pour tenir l’édifice sous toutes ses faces : Steve Swallow. D’où sans doute un titre, très affinée, offert par le batteur compositeur en hommage à Carla Bley…

Elégance enfin,  laquelle rime avec aisance : les effluves mélodiques comme les joutes rythmiques du pianiste cubain Harold Lopez Nussa revenu dans la formule du trio en regorgent tout naturellement.

 

Restent parmi ces journées truffées de concerts deux moments à priori inclassables. Le premier voulait confronter musique et image, jazz et cinéma. Rita Marcotuli (dont le père travailla pour le cinéma italien) a choisi Nana, film muet de Jean Ren
oir de 1926, pour apporter un complément musical. L’occasion d’une expérience particulière pour le trio italo-argentin, eu égard à la dimension de la salle. Comment avec cet apport de sons laisser se dérouler les images sans perte de sens ? Comment réussir au mieux un fondu enchainé sans préjudice pour les deux arts ? «D’autant que cette version du film est encore longue malgré une coupe d’une heure », explique Javier Girotto le saxophoniste argentin au son de soprano si caractéristique, tendu, très dense. Question de sens d’écoute mutuelle, de lecture attentive de l’image, de dosage écriture-impro. Un travail bien mené, tout en précision.

 

Un après-midi de jazz pour clôturer la séance et remettre la notion de sens sur la table. Un duo Archie Shepp-Joachim Kühn vaut pour deux histoires personnelles dédiées au jazz et à l’improvisation. Deux personnalités branchées sur courant continu et qui ont fait avec leur bagage respectif, leurs racines américaines et européennes, le passage du jazz du XXe au XXIe siècle. Les voir, les écouter triturer sans aucun besoin de partition Harlem Nocturn (W.C. Handy) ou Lonely Woman (Ornette Coleman), échevelé, haletant (le pianiste) strictement costumé et immobile (le saxophoniste) en respecter et en bousculer les codes, reste, au-delà du jeu, un témoignage sur l’essence et l’existence du jazz. Avec l’objectif avoué ou non du plaisir simple tiré de la qualité de cette musique. Résultat : standing ovation.

 

Au-delà de quelques difficultés de remplissage de salles au début du festival « Cette année, la crise étant ce qu’elle est, d’autres festivals que le nôtre ont eu et auront sans doute des problèmes de ce type, a reconnu Denis Lebas, boss du festival, au moment du bilan. Cela ne nous empêchera pas de parier encore l’an prochain sur un jazz et une musique conjugués au pluriel ». En dépit d’une météo incertaine, il pousse encore des fleurs de printemps sur les pommiers du jazz. Rendez-vous fixé d’ores et déjà du 4 au 11 mai 2013 pour la prochaine édition (jazzsouslespommiers.com).


Robert Latxague

 

Quelques disques à propos des concerts évoqués :

Journal intime joue Jimi Hendrix : “Lips on Fire” ; Javier Girotto & Fabriziuo Bosso : “Latin Mood” ; Marcus Miller : “Renaissance” ; Rita Marcotuli : Variazione su Tema /S’ard Music-Egea.


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On a toujours le droit d’être surpris à Coutances. Mais tout de même, pourquoi, de la part du public, un accueil si distancié, à la limite froid, vis-à-vis d’HermetoPascoal ? « Il n’y avait pas l’habituelle colonie brésilienne dans la salle » glosait un fan de toujours…

 

« L’annonce d’un concert exclusif en France a peut-être drainé un public inhabituel et aiguisé l’attente » se risque Denis Lebas, le patron du festival, en guise d’hypothèse. Ne peut-on voir plutôt dans cette attitude frileuse (en rapport avec la réalité météo locale…) certaine méprise concernant la musique made in Brazil, assimilée pour beaucoup à la bossa nova ? Lors des prestations du multi-instrumentiste nordestino, le curseur se ballade en permanence entre les pas de danse primitifs et une musique savante, bâtie à partir de partitions très écrites teintées de moult couleurs, et d’autant de virtuosité. Se mêlent alors dans ce cocktail sonore les saveurs du pensé, de l’improvisé, de l’imprévu, plus nombre d’atours ludiques. Figure de proue : les acrobaties de la voix de crête d’Aline Morena. Musique de percussion(s) multiple(s) décorée de riches loufoqueries de look, d’attitudes ou d’instruments désacralisés : à l’instar de fleuves amazoniens, Hermeto alluvionne et foisonne de plaisirs qui ne demandent qu’à être partagés.

 

On a toujours le loisir d’être séduit à Coutances. De chocs comme de chic. Choc n° 1, reçu tel un coup à l’estomac pour une musique exécutée avec les tripes. Journal Intime fait le pari de faire revivre l’univers hendrixien via trois cuivres additionnés. Sonorités éclatées, distorsions de souffles assurées (tel l’étonnant face à face de pavillons, trombone et trompette soudain emboîtés…), tout sonne en décalages et ruptures maîtrisées. Reviennent alors en mémoire les fulgurances de la Strat’ de Jimi, y compris les plus intimes, les plus psychédéliques, à l’image du titre de l’album “Electric Ladyland”, 1983… A Merman I Should Turn to be, dessinée tel un manga.


Choc n°2 avec Ethics. Dans ce projet Michel Bénita a choisi l’alliance de sonorités très différentes, allant jusqu’à l’opposition de timbres (koto japonais – instrument à cordes – en oppositions aux effets électroniques du guitariste norvégien Elvind Aarset) Soit une musique tout en contrastes saisissants, du plus sensuel à la violente libération par le cri (Miko Miyazaki, chanteuse et joueuse de koto).


Choc n° 3, reçu en deux fois cinq minutes, lorsque Archie Shepp rejoint sur la grande scène de la salle Marcel Hélie l’orchestre des novices de Marcus Miller. Un cliché souvenir, un seul : Alex Han, saxophoniste, comme ébahi, ne peut lâcher du regard les mains de Shepp martelant les clefs de son ténor parti à la conquête des notes bleu acier d’un blues enfiévré. Plus tard, en coulisse, il avouera encore sous le choc : « Je ne l’avais jamais vu, jamais écouté sur une scène et là, devant moi, à deux mètres à peine, au bout d’un chorus super chaud il me fait le schéma idéal pour revenir à la mélodie à la mesure près… Magique, un maître ! » En guise de remerciement pour ce cadeau offert au public de Jazz sous les Pommiers, le bassiste et arrangeur de Miles dira l’air grave : « Certains peuvent penser qu’un orchestre comme le mien ne peut accueillir un musicien du calibre d’Archie. Mais les géants du jazz jouent de la musique avant tout. Et le blues reste le blues… » De calibre, la nouvelle jeune bande du band de Marcus Miller en possède un sacré. Une pêche d’enfer, un savoir-faire bluffant (le trompettiste Maurice Brown en particulier) les deux concerts enchaînés à une demi heure d’écart (vue la demande) ont été bouclés à un train d’enfer, dans le sillage du leader. De quoi attendre avec quelque impatience le nouvel album à paraître dans une semaine chez Dreyfus Jazz… (Choc Jazz Magazine/Jazzman me souffle-t-on.)

 

Coutances côté Chic aussi, telle fut la tonalité de la carte blanche offerte à Baptiste Trotignon. Jazz teinté d’un certain romantisme, d’une élégance sonore qui tient peut-être aussi à la marque de la voix sensuelle et éthérée de Jeanne Added. Un jazz puisant au besoin aux sources du bebop (ouverture dans laquelle s’engage aussitôt plein gaz Stefano Di Battista) et évoluant au gré des invités vers des formes différentes, mais jamais au détriment du primat mélodique. À ce titre, la contribution de Tom Harrell, singulier et mystérieux oiseau de nuit comme figé à jamais, n’est pas moins décisive.


Autre musique marquée d’une certaine élégance formelle: la “Constellation” du sextette franco-américain monté par Christophe Marguet en collaboration avec Jazz à la Villette. Belle écriture pour une musique construite, fluide, déliée sur laquelle surfent à plaisir des développeurs inspirés (Chris Cheek, Cuong Vu, remarquable et remarqué, Benjamin Moussay) Plus un pilier pour tenir l’édifice sous toutes ses faces : Steve Swallow. D’où sans doute un titre, très affinée, offert par le batteur compositeur en hommage à Carla Bley…

Elégance enfin,  laquelle rime avec aisance : les effluves mélodiques comme les joutes rythmiques du pianiste cubain Harold Lopez Nussa revenu dans la formule du trio en regorgent tout naturellement.

 

Restent parmi ces journées truffées de concerts deux moments à priori inclassables. Le premier voulait confronter musique et image, jazz et cinéma. Rita Marcotuli (dont le père travailla pour le cinéma italien) a choisi Nana, film muet de Jean Ren
oir de 1926, pour apporter un complément musical. L’occasion d’une expérience particulière pour le trio italo-argentin, eu égard à la dimension de la salle. Comment avec cet apport de sons laisser se dérouler les images sans perte de sens ? Comment réussir au mieux un fondu enchainé sans préjudice pour les deux arts ? «D’autant que cette version du film est encore longue malgré une coupe d’une heure », explique Javier Girotto le saxophoniste argentin au son de soprano si caractéristique, tendu, très dense. Question de sens d’écoute mutuelle, de lecture attentive de l’image, de dosage écriture-impro. Un travail bien mené, tout en précision.

 

Un après-midi de jazz pour clôturer la séance et remettre la notion de sens sur la table. Un duo Archie Shepp-Joachim Kühn vaut pour deux histoires personnelles dédiées au jazz et à l’improvisation. Deux personnalités branchées sur courant continu et qui ont fait avec leur bagage respectif, leurs racines américaines et européennes, le passage du jazz du XXe au XXIe siècle. Les voir, les écouter triturer sans aucun besoin de partition Harlem Nocturn (W.C. Handy) ou Lonely Woman (Ornette Coleman), échevelé, haletant (le pianiste) strictement costumé et immobile (le saxophoniste) en respecter et en bousculer les codes, reste, au-delà du jeu, un témoignage sur l’essence et l’existence du jazz. Avec l’objectif avoué ou non du plaisir simple tiré de la qualité de cette musique. Résultat : standing ovation.

 

Au-delà de quelques difficultés de remplissage de salles au début du festival « Cette année, la crise étant ce qu’elle est, d’autres festivals que le nôtre ont eu et auront sans doute des problèmes de ce type, a reconnu Denis Lebas, boss du festival, au moment du bilan. Cela ne nous empêchera pas de parier encore l’an prochain sur un jazz et une musique conjugués au pluriel ». En dépit d’une météo incertaine, il pousse encore des fleurs de printemps sur les pommiers du jazz. Rendez-vous fixé d’ores et déjà du 4 au 11 mai 2013 pour la prochaine édition (jazzsouslespommiers.com).


Robert Latxague

 

Quelques disques à propos des concerts évoqués :

Journal intime joue Jimi Hendrix : “Lips on Fire” ; Javier Girotto & Fabriziuo Bosso : “Latin Mood” ; Marcus Miller : “Renaissance” ; Rita Marcotuli : Variazione su Tema /S’ard Music-Egea.


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On a toujours le droit d’être surpris à Coutances. Mais tout de même, pourquoi, de la part du public, un accueil si distancié, à la limite froid, vis-à-vis d’HermetoPascoal ? « Il n’y avait pas l’habituelle colonie brésilienne dans la salle » glosait un fan de toujours…

 

« L’annonce d’un concert exclusif en France a peut-être drainé un public inhabituel et aiguisé l’attente » se risque Denis Lebas, le patron du festival, en guise d’hypothèse. Ne peut-on voir plutôt dans cette attitude frileuse (en rapport avec la réalité météo locale…) certaine méprise concernant la musique made in Brazil, assimilée pour beaucoup à la bossa nova ? Lors des prestations du multi-instrumentiste nordestino, le curseur se ballade en permanence entre les pas de danse primitifs et une musique savante, bâtie à partir de partitions très écrites teintées de moult couleurs, et d’autant de virtuosité. Se mêlent alors dans ce cocktail sonore les saveurs du pensé, de l’improvisé, de l’imprévu, plus nombre d’atours ludiques. Figure de proue : les acrobaties de la voix de crête d’Aline Morena. Musique de percussion(s) multiple(s) décorée de riches loufoqueries de look, d’attitudes ou d’instruments désacralisés : à l’instar de fleuves amazoniens, Hermeto alluvionne et foisonne de plaisirs qui ne demandent qu’à être partagés.

 

On a toujours le loisir d’être séduit à Coutances. De chocs comme de chic. Choc n° 1, reçu tel un coup à l’estomac pour une musique exécutée avec les tripes. Journal Intime fait le pari de faire revivre l’univers hendrixien via trois cuivres additionnés. Sonorités éclatées, distorsions de souffles assurées (tel l’étonnant face à face de pavillons, trombone et trompette soudain emboîtés…), tout sonne en décalages et ruptures maîtrisées. Reviennent alors en mémoire les fulgurances de la Strat’ de Jimi, y compris les plus intimes, les plus psychédéliques, à l’image du titre de l’album “Electric Ladyland”, 1983… A Merman I Should Turn to be, dessinée tel un manga.


Choc n°2 avec Ethics. Dans ce projet Michel Bénita a choisi l’alliance de sonorités très différentes, allant jusqu’à l’opposition de timbres (koto japonais – instrument à cordes – en oppositions aux effets électroniques du guitariste norvégien Elvind Aarset) Soit une musique tout en contrastes saisissants, du plus sensuel à la violente libération par le cri (Miko Miyazaki, chanteuse et joueuse de koto).


Choc n° 3, reçu en deux fois cinq minutes, lorsque Archie Shepp rejoint sur la grande scène de la salle Marcel Hélie l’orchestre des novices de Marcus Miller. Un cliché souvenir, un seul : Alex Han, saxophoniste, comme ébahi, ne peut lâcher du regard les mains de Shepp martelant les clefs de son ténor parti à la conquête des notes bleu acier d’un blues enfiévré. Plus tard, en coulisse, il avouera encore sous le choc : « Je ne l’avais jamais vu, jamais écouté sur une scène et là, devant moi, à deux mètres à peine, au bout d’un chorus super chaud il me fait le schéma idéal pour revenir à la mélodie à la mesure près… Magique, un maître ! » En guise de remerciement pour ce cadeau offert au public de Jazz sous les Pommiers, le bassiste et arrangeur de Miles dira l’air grave : « Certains peuvent penser qu’un orchestre comme le mien ne peut accueillir un musicien du calibre d’Archie. Mais les géants du jazz jouent de la musique avant tout. Et le blues reste le blues… » De calibre, la nouvelle jeune bande du band de Marcus Miller en possède un sacré. Une pêche d’enfer, un savoir-faire bluffant (le trompettiste Maurice Brown en particulier) les deux concerts enchaînés à une demi heure d’écart (vue la demande) ont été bouclés à un train d’enfer, dans le sillage du leader. De quoi attendre avec quelque impatience le nouvel album à paraître dans une semaine chez Dreyfus Jazz… (Choc Jazz Magazine/Jazzman me souffle-t-on.)

 

Coutances côté Chic aussi, telle fut la tonalité de la carte blanche offerte à Baptiste Trotignon. Jazz teinté d’un certain romantisme, d’une élégance sonore qui tient peut-être aussi à la marque de la voix sensuelle et éthérée de Jeanne Added. Un jazz puisant au besoin aux sources du bebop (ouverture dans laquelle s’engage aussitôt plein gaz Stefano Di Battista) et évoluant au gré des invités vers des formes différentes, mais jamais au détriment du primat mélodique. À ce titre, la contribution de Tom Harrell, singulier et mystérieux oiseau de nuit comme figé à jamais, n’est pas moins décisive.


Autre musique marquée d’une certaine élégance formelle: la “Constellation” du sextette franco-américain monté par Christophe Marguet en collaboration avec Jazz à la Villette. Belle écriture pour une musique construite, fluide, déliée sur laquelle surfent à plaisir des développeurs inspirés (Chris Cheek, Cuong Vu, remarquable et remarqué, Benjamin Moussay) Plus un pilier pour tenir l’édifice sous toutes ses faces : Steve Swallow. D’où sans doute un titre, très affinée, offert par le batteur compositeur en hommage à Carla Bley…

Elégance enfin,  laquelle rime avec aisance : les effluves mélodiques comme les joutes rythmiques du pianiste cubain Harold Lopez Nussa revenu dans la formule du trio en regorgent tout naturellement.

 

Restent parmi ces journées truffées de concerts deux moments à priori inclassables. Le premier voulait confronter musique et image, jazz et cinéma. Rita Marcotuli (dont le père travailla pour le cinéma italien) a choisi Nana, film muet de Jean Ren
oir de 1926, pour apporter un complément musical. L’occasion d’une expérience particulière pour le trio italo-argentin, eu égard à la dimension de la salle. Comment avec cet apport de sons laisser se dérouler les images sans perte de sens ? Comment réussir au mieux un fondu enchainé sans préjudice pour les deux arts ? «D’autant que cette version du film est encore longue malgré une coupe d’une heure », explique Javier Girotto le saxophoniste argentin au son de soprano si caractéristique, tendu, très dense. Question de sens d’écoute mutuelle, de lecture attentive de l’image, de dosage écriture-impro. Un travail bien mené, tout en précision.

 

Un après-midi de jazz pour clôturer la séance et remettre la notion de sens sur la table. Un duo Archie Shepp-Joachim Kühn vaut pour deux histoires personnelles dédiées au jazz et à l’improvisation. Deux personnalités branchées sur courant continu et qui ont fait avec leur bagage respectif, leurs racines américaines et européennes, le passage du jazz du XXe au XXIe siècle. Les voir, les écouter triturer sans aucun besoin de partition Harlem Nocturn (W.C. Handy) ou Lonely Woman (Ornette Coleman), échevelé, haletant (le pianiste) strictement costumé et immobile (le saxophoniste) en respecter et en bousculer les codes, reste, au-delà du jeu, un témoignage sur l’essence et l’existence du jazz. Avec l’objectif avoué ou non du plaisir simple tiré de la qualité de cette musique. Résultat : standing ovation.

 

Au-delà de quelques difficultés de remplissage de salles au début du festival « Cette année, la crise étant ce qu’elle est, d’autres festivals que le nôtre ont eu et auront sans doute des problèmes de ce type, a reconnu Denis Lebas, boss du festival, au moment du bilan. Cela ne nous empêchera pas de parier encore l’an prochain sur un jazz et une musique conjugués au pluriel ». En dépit d’une météo incertaine, il pousse encore des fleurs de printemps sur les pommiers du jazz. Rendez-vous fixé d’ores et déjà du 4 au 11 mai 2013 pour la prochaine édition (jazzsouslespommiers.com).


Robert Latxague

 

Quelques disques à propos des concerts évoqués :

Journal intime joue Jimi Hendrix : “Lips on Fire” ; Javier Girotto & Fabriziuo Bosso : “Latin Mood” ; Marcus Miller : “Renaissance” ; Rita Marcotuli : Variazione su Tema /S’ard Music-Egea.