Daniel Nevers ou la mémoire du jazz
Historien, discographe, producteur, Daniel Nevers est mort le 9 mars dernier. On lui devait entre autres, chez Frémeaux, l’intégrale Django Reinhardt (20 volumes, 40 CD) et celles inachevées de Louis Armstrong et Charles Trenet.
Daniel Nevers est mort… et nous voilà bien embarrassés. Qui était-il ? Et qui se souviendra de lui. Sauf à être un as d’internet et des réseaux sociaux, on ne trouve pas une ligne pour confirmer sa mort, ni la moindre notice biographique… Ah, si, la fiche Wikipedia suivante : « Daniel Nevers (* 19. Juli 1946 ; † März 2022) war ein französischer Musikproduzent, Autor und Musikhistoriker, spezialisiert auf frühe Jazzmusick und Chanson. » Suivent dix lignes qui méritent d’être traduites et complétées. Merci à Jean Delmas qui a quelque peu éclairé notre lanterne. D’abord sur son vrai patronyme : Daniel Guérin. Son père (un Guérin dont nous n’attendrons pas de retrouver le prénom pour publier cet hommage qui a déjà trop attendu) fut de cette première phalange d’amateurs européens (avec Hugues Panassié, Robert Goffin, etc.) à faire venir des piles de 78-tours des États-Unis. Le patrimoine de Daniel Nevers sera cette énorme collection de disques datant des débuts, voire des formes préliminaires du jazz dont il savait retracer les origines très au-delà de la seule Nouvelle-Orléans, sur l’ensemble du territoire des États-Unis, parmi les catalogues de musiques de danses américaines noires ou blanches.
Ayant hérité également de son père cheminot une sensibilité de gauche – cas rare parmi ces premiers amateurs issus de la bourgeoisie aisée, voire de l’aristocratie –, il portait fièrement au doigt une bague qui lui avait été confiée par la journaliste et activiste Michèle Firk avant qu’elle disparaisse dans les maquis guevariste du Guatemala, puis se suicide traquée par la police après l’enlèvement et l’assassinat de l’ambassadeur des Etats-Unis auquel elle avait participé en 1968.
Docteur en philosophie, il l’avait connu à l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques). Sous le pseudonyme de Daniel Nevers – pour éviter la confusion avec Daniel Guérin (1904-1988), historien et théoricien de l’anarchisme –, il se fait connaître à partir dans les années 1970 chez RCA France où il contribue au programme de réédition dirigé par Jean-Paul Guiter dans la collection Black & White ; sur les ondes de l’ORTF où Claude Carrière l’associe avec Jean Delmas et Jean-Pierre Daubresse à l’émission Jazz Classique qui lui doit notamment de belles séries consacrées notamment à Louis Armstrong et Fletcher Henderson ; et, avec eux, au sein de l’équipe de Jazz Hot dirigée par Laurent Goddet.
La discothèque paternelle qu’il n’a cessé d’enrichir, et son érudition phonographique – voir notamment sa participation aux revues Sonorités et Storyville, ainsi que les trois volumes de Le Jazz en France, Jazz and Hot Dance Music Discography cosignés avec Olivier Brard – firent de lui un incontournable des rééditions chez Pathé-Marconi dont, dans les années 1980, il réédita sur vinyle des trésors pour majeure partie oubliés sur la laque des 78-tours : du Vrai Cake Walk de la Musique de la Garde Républicaine (1906) à La Suite en ré bémol de Martial Solal (1959), avec un travail très complet poursuivi sur CD dans les collections Jazz Time puis Swing sur le jazz français, les Américains à Paris ou sur les relations du jazz, du music-hall et de la chanson française de l’avant-guerre au premier après-guerre. On lui doit encore de belles anthologies de musiciens hot et swing chez EPM ou chez Saga et il se rendit indispensable au catalogue Frémeaux et Associés, tant dans le domaine de la chanson que du jazz. Avec entre autres les intégrales Charles Trenet (12 doubles volumes jusqu’en 1959), Louis Armstrong (15 doubles volumes jusqu’en 1949) et surtout celle complète de Django Reinhardt (20 doubles volumes).
Ses livrets étaient rédigés avec un mélange de joie sauvage et de rage de tout dire qui faisait le désespoir des éditeurs et des maquettistes, de digressions en digressions pléthoriques qui selon l’humeur du lecteur pouvaient paraître réjouissantes ou agaçantes, tant son esprit et son érudition débordaient chez lui à tout propos. D’une rare gentillesse mais d’un caractère irascible, d’une exigence sans concession, jusqu’à s’en trouver vexant et jusqu’à s’en rendre lui-même malheureux, on regrette déjà le personnage dans son entier, tant il nous a appris ce que lui seul était en mesure de nous apprendre. Franck Bergerot