Darrifourcq-Hermia-Ceccaldi à Jazz sur son 31
Mercredi 14 octobre 2020, Toulouse, Théâtre du Pavé,
Festival « Jazz sur son 31 »
Darrifourcq, Hermia, Ceccaldi
Manuel Hermia (ts), Valentin Ceccaldi (vlle), Sylvain Darrifourcq (dr)
Organisé en partenariat avec l’association Un Pavé dans le Jazz, le concert de ce trio se tint en effet quelques minutes après l’annonce du couvre-feu à Toulouse par le Président Macron. Est-ce pour cette raison qu’une atmosphère toute particulière plana sur leur performance ? Le public, qui avait rempli la salle du Théâtre (dans le respect de la limitation des jauges), se montra d’une très grande concentration, tandis que les musiciens donnèrent quasiment le sentiment de jouer pour la dernière fois. Leur répertoire donna à entendre la plupart des pièces de leur récent album « Kaijū Eats Cheeseburgers » (soit, dans l’ordre, le titre éponyme, puis Disruption, Bye Bye Charbon, et Ma-rie Antoi-nette) ainsi que des reprises de leur premier album « God at the Casino » (Les Flics de la police et Chauve et courtois en bis).
Pourquoi cette musique a-t-elle tant absorbé si puissamment ses auditeurs ? En premier lieu, peut-être, parce qu’elle présente une proposition artistique qui ne consiste pas à mettre les égos en avant, pour au contraire mettre en avant un son d’ensemble dominé par l’absence de solo au sens traditionnel du terme. En outre, la formation donne à entendre une musique à la fois très contemporaine par ses enjeux – comme on proposera de l’expliquer ensuite – et s’inscrivant, sans en avoir l’air de prime abord, dans une perspective historique. L’empreinte coltranienne fut ainsi rendue patente par l’association entre Sylvain Darrifourcq et Manuel Hermia, la dimension sacrée en moins (et non spirituelle). Quant aux brusques césures articulant fréquemment leurs compositions, elle renvoie à la technique « on/off » du Miles Davis électrique, toutefois en mode non pas alternatif mais quasi aléatoire.
Mais si un tel concert touche, affecte, c’est qu’il donne à réfléchir. Personnellement, tout bien considéré, j’en vins à me dire que la musique du trio Darrifourcq-Hermia-Ceccaldi posait peut-être la question suivante : prendre son temps est-il encore possible en dépit des perpétuelles interférences que nous subissons à notre époque de disruption ? Ce qui revient à questionner les conditions de possibilité d’une contemplation. Faite de répétitions et de sautes, leur musique suscite de la sorte une attente qui ne soulève guère d’espoir de résolution. La répétition s’interrompt plus qu’elle ne se termine, et les sautes passent à autre chose sans regret. Quant à la transe, à quoi la répétition pourrait mener, elle ne porte pas trace du sacré du fait même de ses interruptions. S’il fallait une image, on pourrait dire que la musique navigue alors entre raison et folie, qui sont sœurs comme Foucault l’a rappelé à la fin du XXe siècle. C’est ce qu’illustra parfaitement Chauve et courtois où le batteur se positionna en décalage par rapport à l’expression lyrique et tout en linéarité du tandem Manuel Hermia/Valentin Ceccaldi, Sylvain Darrifourcq se régalant de ruptures permanentes, à la lettre au bord de la folie.
Il est possible, bien entendu, que je fasse fausse route, que je n’ai pas compris les intentions des musiciens. Mais à l’annonce de Disruption, je n’ai pu m’empêcher de me remémorer le sous-titre du livre du même titre de Bernard Stiegler : « comment ne pas devenir fou ? ». Il me semble que la sublimation dont parle le défunt philosophe est précisément à l’œuvre dans la musique de Sylvain Darrifourcq, Manuel Hermia et Valentin Ceccaldi.
Ludovic Florin