Philharmonie, France Musique, France Culture et le jazz
Dans le même numéro du monde de dimanche-lundi des 8 et 9 novembre, deux papiers qui méritent quelques rapprochements, l’un de Philippe Manoury pour prendre la défense du projet initial de Philharmonie, l’autre à propos de la pétition contre la réduction de la place du jazz dans la nouvelle grille de France Musique, de la suppression du Bureau du jazz et donc des concerts produits par Radio France.
Publié dans les pages Débats du Monde des 8-9 novembre, remanié et retitré Attaquée par la gauche comme par la droite, la Philharmonie de Paris est une grande utopie, le libre propos de Philippe Manoury peut être lu dans sa version non retouchée sur son site, sous le titre En quoi le projet de Philharmonie est-il visionnaire ? Ce débat échappe à l’état des mes connaissances du dossier, même si je peux m’interroger d’un côté sur la somptuosité du projet comparée à l’attention accordée au jazz par les pouvoirs publics, de l’autre sur la nécessité d’y fourrer à tout prix les musiques dites “actuelles” déjà omniprésentes partout. Et m’interroger sur la nécessité pour le jazz (puisqu’il y aura une petite place) de disposer d’un tel équipement lorsque les priorités sont ailleurs, et innombrables, lorsque, par exemple, on apprend la suppression du Bureau du jazz et des concerts produits par Radio France (voir plus bas) ou celle toute récente du festival Orleans’Jazz.
Je relève cependant parmi les propos de Manoury quelques phrases dans lesquelles l’amateur de jazz peut se reconnaître :
« Mais par qui, diable, est-elle [la musique] considérée encore comme un art ? Dans les médias et pour la plupart des intellectuels, le mot “art” est devenu synonyme des seuls arts plastiques ; comme le mot « musique » est désormais ramené à la seule “musique rock”. »
Peut-être un peu mieux informé de ce qui se passe dans le domaine musical hors du champ de ce que l’on appelle classique / contemporain, je remplacerais volontiers “musique rock” par l’étiquette fourre-tout “musiques actuelles”, sachant que le jazz s’en trouve quasiment exclu, ce que l’on appelle musique “actuelle” étant les musiques “jeunes” (même si elles ont un quart de siècle voire plus, notamment pour tout ce qui concerne les musiques du monde “consommables”), festives et “bankables”. La question n’est pas d’exclure le rock, le rhythm and blues, les musiques du monde, la chanson et leurs différents avatars contemporains (dont le jazz s’est autant nouri qu’il les a irrigués), mais au contraire de ne pas exclure les musiques étrangères aux exigences commerciales de la diffusion privée des dispositifs culturels créés pour les soutenir.
« Si le discours politique, au sujet de la musique, est truffé de démagogie, le discours plus général, celui des intellectuels et des sociologues, révèle un vide abyssal en matière de culture musicale. Il ne s’en trouve guère, parmi eux, pour se pencher de manière critique sur cette situation. Cela s’explique, toutefois. Ces gens-là peuvent difficilement s’inventer un rapport à la musique qu’ils n’ont pas. Ils manquent autant d’éducation en la matière que le gros de la population, l’enseignement musical ayant partout, en France, fait cruellement défaut. »
…Et France Musique, serait-on tenté d’ajouter, supprimant ce qui était l’une des émissions la plus intelligente, Le Matin des musiciens France Musique et, pour ce qui nous concerne directement, l’édition du mardi qu’Arnaud Merlin consacrait une heure et demie durant à des sujets variés qu’il traitait avec des musiciens, des critiques, des historiens. De la très bonne initiation, disons vulgarisation si le mot initiation terrorise les patrons de chaîne, que pleurent nombreux de nombreux auditeurs qui ont, pour partie depuis, déserté France Musique.
« On entend parler, sempiternellement, de la nécessité de dispenser un enseignement artistique dans les collèges et les lycées, mais la musique reste toujours sur les bas-côtés. À Strasbourg, la ville où j’habite, les salles de théâtre, au contraire des salles de concert, regorgent de lycéens. Pas de quoi s’étonner : les professeurs de français les y préparent en les faisant entrer dans les subtilités des textes de Molière ou de Beckett. Où est le professeur de musique ? Qui parle aux lycéens des grands textes musicaux d’hier et d’aujourd’hui ? Qui les leur met dans les oreilles ? Pourra-t-on un jour en France voir un élu initier dans sa ville, dans sa région ou dans son pays un programme d’éducation et de sensibilisation à la musique en tant qu’art ? »
Hélas, il ne s’agit pas seulement des lycéens, mais des auditeurs de France Musique… et de France Culture. On nous expliquera que France Culture n’a pas vocation à diffuser de la musique : faux ! On y entend à tout bout de champ des musiques “actuelles” et “bankables”, souvent les mêmes musiques que l’on entend sur Energie, Skyrock ou Nostalgie. Des musiques formatées, des musiques à refrain, de la chanson qu’elle soit rock, world, techno ou funk, et quand il s’agit de musiques classiques, elles sont forcément lyriques (à l’exclusion de la musique contemporaine qui même lyrique n’est pas consommable) ou alors des saucissons instrumentaux, des vieilleries, des récitals de grands virtuoses ou des compilations thématiques qui permettent de parler d’autre chose que la musique (voir les chroniques du matin du nouveau Monsieur Musique à France Culture, Mathieu Conquet). Il arrive que l’on entendent sur France Culture de manière furtive des musiques instrumentales non formatées (jazz, musiques contemporaines, créations improvisées) mais émasculées sous forme de jingles, génériques ou en accompagnement de textes lus (alors souvent des rediffusions d’une époque ou France Culture produisait encore ce genre de choses). On peut y voir une tyrannie du texte. Outre la nécessité de la réduction au format coupler-refrain, la musique ne saurait franchir le seuil sans texte, chanté, rappé, toasté…
Mais, me direz-vous, s’il faut du texte pour ouvrir la porte de France Culture à la musique, parlons musique, puisque France Musique a peur d’en parler. Une émission sur l’art du trio en jazz où l’avènement du dodécaphonisme, en admettant que ça soit chiant (pour se mettre au niveau du degré de penser la musique sur France Culture), ça ne peut tout de même pas être plus chiant qu’une demie heure d’économie (où l’on nous expliquera que pour sauver l’Europe il faut faire le contraire de ce que l’on a proné la s
emaine précédente) ou une semaine sur Derrida par Laure Adler. Or, tous les jeudis soirs, on parle de musique dans La Dispute d’Arnaud Laporte, mais en évitant soigneusement… d’en parler. Les genres retenus s’y prêtent : “actuels” (refusons ce terme de musiques actuelles sans ces guillemets), chantés et bankables. Alors que toute la semaine on argumente souvent brillamment sur le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et la littérature, le jeudi soir Laporte et ses invités déclinent avec plus ou moins d’habileté “j’aime, j’aime pas”. On entendit même dire du dernier disque d’Ambrose Akinmusire, chef d’œuvre jazz de l’année, parvenu là par accident : « j’aime pas, c’est trop dissonant » ! (Imagine-t-on une émission sur les Arts plastiques à France Culture où l’on entendrait « J’aime pas, ça ressemble à rien » ?) Alors de quoi parle-t-on ? Des paroles, des pochettes, des chiffres de vente, de marketing, de la biographie des artistes et, quand il s’agit de musique classique, on préfère l’opéra ce qui permet de parler du livret, de la mise en scène et des décors, avec les clés du théâtre, pas celles de la musique.
Dans un pays où, sur la chaîne culturelle capable d’émissions aussi pointues que passionnantes sur la philosophie, les sciences, l’Histoire, etc…, Ambrose Akinmusire peut être jugé « trop dissonant », on imagine que Philippe Manoury ait du souci à se faire. Si la musique contemporaine bénéficie encore d’un important lobby, elle pourrait bien se trouver assez vite face aux mêmes préoccupations que le jazz, au titre de ce que l’on pourrait appeler “l’abstraction musicale” (instrumentale, éventuellement vocale mais hors des formats “consommables”, chantables sous la douche, ou dansables en boîte) par oppositions aux musiques “actuelles”, formatées et bankables.
Lors d’une récente de ses revues de presse d’Antoine Guillot pour la Dispute, ce dernier dressait un inventaire des coupes dans les budgets municipaux des théâtres. On y lit notamment : « Les reproches dont on les accable sont souvent les mêmes : “Trop élitiste ! Pas adapté au public local” […] La nouvelle équipe ne veut plus des chantiers menés par des auteurs contemporains reconnus. […] Quel gâchis ! Car la combinaison gagnante dont rêvent ces élus (boulevard, stand up, opérette) ne peut se substituer au choc d’une confrontation avec des œuvres faites pour surprendre, dérouter, émouvoir… Peu de chance donc de voir dans ces communes cette “jeune garde des metteurs en scènes et comédiens [qui] met en pièces les conventions dramaturgiques au profit [de] l’écriture au plateau”. Cette jeune génération dépoussière les plateaux, invente, propose, écrit. […] L’écriture au plateau. Il s’agit d’aboutir collectivement à un spectacle, sans texte de départ. Tout repose sur un travail d’improvisation des acteurs à partir de thèmes ou, parfois, d’une vague trame narrative apportée par le metteur en scène. “La prise de risque, leur mot d’ordre à tous.” Si seulement ça donnait des idées à certains maires… »
Et Arnaud Laporte et ses invités de s’offusquer contre ces maires rétrogrades. Pourtant se qui est décrit là… ça, ne vous dit pas quelque chose ? Ne pourrait-on pas remplacer les mots “théâtre” et “écriture au plateau” par “jazz” et “improvisation collective, interactive, jouages réinventés”. Dans cette longue revue de presse est mis en avant le travail de création par opposition au répertoire. Le travail de Philippe Manoury et ses collègues compositeurs ne pourrait-il pas y être transposés, le répertoire devenant celui des saucissons de la musique classique qui exclut de La Dispute les œuvres des compositeurs contemporains ? Et ne pourrait-on pas remplacer les mots “municipalité” par “Direction de Radio France” et les noms de ses responsables de chaîne, voir par ceux d’Arnaud Laporte et Mathieu Conquet ?
Dans ce même numéro du Monde des 9 et 10 novembre, Clarisse Fabre signe le papier France Musique : le jazz met la java (une pétition déplore la nouvelle ligne éditoriale de la directrice, Marie-Pierre de Surville). On y apprend que, suite à l’éviction du producteur Xavier Prévost, la disparition du Bureau du jazz dont il avait la responsabilité, donc des concerts produits par Radio France depuis plus de cinquante ans et la perte de trois heures de jazz hebdomadaires, la pétition lancée par le pianiste Guillaume de Chassy et l’agent artistique Martine Palmé a recueilli près de 7000 signatures et qu’une délégation de musiciens et de professionnels a été reçue par Marie-Pierre de Surville et le directeur de la musique, Jean-Pierre Rousselet. Ces derniers ont annoncé le maintien du Bureau du jazz et la production de six concerts entre janvier et juin (on est loin du compte). Arnaud Merlin qui animait le mardi des Matins des musiciens (pas un mot au sujet de cette émission trop bien faite) s’est vu confier la production des concerts avec un budget de 4 200 € par concerts, soit 25 000 € (là encore, on est loin du compte annuelle de Xavier Prévost). Ces informations suivies de l’antienne bien connue : « il faut rajeunir la chaîne… » Les musiques “actuelles” sont en embuscade.
Le plus navrant dans cette histoire, c’est le soupçon de sectarisme qui pèse sur nous de la part des tenants des musiques “actuelles”, tellement ouverts qu’ils peuvent vous sortir tout de go : « Ambrose Akinmusire, c’est trop dissonant. » ou « Ah ! Ya du saxophone ! Je n’aime pas le saxophone. » Mais, après tout, n’a-t-on pas entendu sur France Culture, un crétin déclarer à propos de Giono : « Oh, vous savez moi, je n’aime pas la montagne. Je préfère la mer. » On est mal barré. Franck Bergerot
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Dans le même numéro du monde de dimanche-lundi des 8 et 9 novembre, deux papiers qui méritent quelques rapprochements, l’un de Philippe Manoury pour prendre la défense du projet initial de Philharmonie, l’autre à propos de la pétition contre la réduction de la place du jazz dans la nouvelle grille de France Musique, de la suppression du Bureau du jazz et donc des concerts produits par Radio France.
Publié dans les pages Débats du Monde des 8-9 novembre, remanié et retitré Attaquée par la gauche comme par la droite, la Philharmonie de Paris est une grande utopie, le libre propos de Philippe Manoury peut être lu dans sa version non retouchée sur son site, sous le titre En quoi le projet de Philharmonie est-il visionnaire ? Ce débat échappe à l’état des mes connaissances du dossier, même si je peux m’interroger d’un côté sur la somptuosité du projet comparée à l’attention accordée au jazz par les pouvoirs publics, de l’autre sur la nécessité d’y fourrer à tout prix les musiques dites “actuelles” déjà omniprésentes partout. Et m’interroger sur la nécessité pour le jazz (puisqu’il y aura une petite place) de disposer d’un tel équipement lorsque les priorités sont ailleurs, et innombrables, lorsque, par exemple, on apprend la suppression du Bureau du jazz et des concerts produits par Radio France (voir plus bas) ou celle toute récente du festival Orleans’Jazz.
Je relève cependant parmi les propos de Manoury quelques phrases dans lesquelles l’amateur de jazz peut se reconnaître :
« Mais par qui, diable, est-elle [la musique] considérée encore comme un art ? Dans les médias et pour la plupart des intellectuels, le mot “art” est devenu synonyme des seuls arts plastiques ; comme le mot « musique » est désormais ramené à la seule “musique rock”. »
Peut-être un peu mieux informé de ce qui se passe dans le domaine musical hors du champ de ce que l’on appelle classique / contemporain, je remplacerais volontiers “musique rock” par l’étiquette fourre-tout “musiques actuelles”, sachant que le jazz s’en trouve quasiment exclu, ce que l’on appelle musique “actuelle” étant les musiques “jeunes” (même si elles ont un quart de siècle voire plus, notamment pour tout ce qui concerne les musiques du monde “consommables”), festives et “bankables”. La question n’est pas d’exclure le rock, le rhythm and blues, les musiques du monde, la chanson et leurs différents avatars contemporains (dont le jazz s’est autant nouri qu’il les a irrigués), mais au contraire de ne pas exclure les musiques étrangères aux exigences commerciales de la diffusion privée des dispositifs culturels créés pour les soutenir.
« Si le discours politique, au sujet de la musique, est truffé de démagogie, le discours plus général, celui des intellectuels et des sociologues, révèle un vide abyssal en matière de culture musicale. Il ne s’en trouve guère, parmi eux, pour se pencher de manière critique sur cette situation. Cela s’explique, toutefois. Ces gens-là peuvent difficilement s’inventer un rapport à la musique qu’ils n’ont pas. Ils manquent autant d’éducation en la matière que le gros de la population, l’enseignement musical ayant partout, en France, fait cruellement défaut. »
…Et France Musique, serait-on tenté d’ajouter, supprimant ce qui était l’une des émissions la plus intelligente, Le Matin des musiciens France Musique et, pour ce qui nous concerne directement, l’édition du mardi qu’Arnaud Merlin consacrait une heure et demie durant à des sujets variés qu’il traitait avec des musiciens, des critiques, des historiens. De la très bonne initiation, disons vulgarisation si le mot initiation terrorise les patrons de chaîne, que pleurent nombreux de nombreux auditeurs qui ont, pour partie depuis, déserté France Musique.
« On entend parler, sempiternellement, de la nécessité de dispenser un enseignement artistique dans les collèges et les lycées, mais la musique reste toujours sur les bas-côtés. À Strasbourg, la ville où j’habite, les salles de théâtre, au contraire des salles de concert, regorgent de lycéens. Pas de quoi s’étonner : les professeurs de français les y préparent en les faisant entrer dans les subtilités des textes de Molière ou de Beckett. Où est le professeur de musique ? Qui parle aux lycéens des grands textes musicaux d’hier et d’aujourd’hui ? Qui les leur met dans les oreilles ? Pourra-t-on un jour en France voir un élu initier dans sa ville, dans sa région ou dans son pays un programme d’éducation et de sensibilisation à la musique en tant qu’art ? »
Hélas, il ne s’agit pas seulement des lycéens, mais des auditeurs de France Musique… et de France Culture. On nous expliquera que France Culture n’a pas vocation à diffuser de la musique : faux ! On y entend à tout bout de champ des musiques “actuelles” et “bankables”, souvent les mêmes musiques que l’on entend sur Energie, Skyrock ou Nostalgie. Des musiques formatées, des musiques à refrain, de la chanson qu’elle soit rock, world, techno ou funk, et quand il s’agit de musiques classiques, elles sont forcément lyriques (à l’exclusion de la musique contemporaine qui même lyrique n’est pas consommable) ou alors des saucissons instrumentaux, des vieilleries, des récitals de grands virtuoses ou des compilations thématiques qui permettent de parler d’autre chose que la musique (voir les chroniques du matin du nouveau Monsieur Musique à France Culture, Mathieu Conquet). Il arrive que l’on entendent sur France Culture de manière furtive des musiques instrumentales non formatées (jazz, musiques contemporaines, créations improvisées) mais émasculées sous forme de jingles, génériques ou en accompagnement de textes lus (alors souvent des rediffusions d’une époque ou France Culture produisait encore ce genre de choses). On peut y voir une tyrannie du texte. Outre la nécessité de la réduction au format coupler-refrain, la musique ne saurait franchir le seuil sans texte, chanté, rappé, toasté…
Mais, me direz-vous, s’il faut du texte pour ouvrir la porte de France Culture à la musique, parlons musique, puisque France Musique a peur d’en parler. Une émission sur l’art du trio en jazz où l’avènement du dodécaphonisme, en admettant que ça soit chiant (pour se mettre au niveau du degré de penser la musique sur France Culture), ça ne peut tout de même pas être plus chiant qu’une demie heure d’économie (où l’on nous expliquera que pour sauver l’Europe il faut faire le contraire de ce que l’on a proné la s
emaine précédente) ou une semaine sur Derrida par Laure Adler. Or, tous les jeudis soirs, on parle de musique dans La Dispute d’Arnaud Laporte, mais en évitant soigneusement… d’en parler. Les genres retenus s’y prêtent : “actuels” (refusons ce terme de musiques actuelles sans ces guillemets), chantés et bankables. Alors que toute la semaine on argumente souvent brillamment sur le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et la littérature, le jeudi soir Laporte et ses invités déclinent avec plus ou moins d’habileté “j’aime, j’aime pas”. On entendit même dire du dernier disque d’Ambrose Akinmusire, chef d’œuvre jazz de l’année, parvenu là par accident : « j’aime pas, c’est trop dissonant » ! (Imagine-t-on une émission sur les Arts plastiques à France Culture où l’on entendrait « J’aime pas, ça ressemble à rien » ?) Alors de quoi parle-t-on ? Des paroles, des pochettes, des chiffres de vente, de marketing, de la biographie des artistes et, quand il s’agit de musique classique, on préfère l’opéra ce qui permet de parler du livret, de la mise en scène et des décors, avec les clés du théâtre, pas celles de la musique.
Dans un pays où, sur la chaîne culturelle capable d’émissions aussi pointues que passionnantes sur la philosophie, les sciences, l’Histoire, etc…, Ambrose Akinmusire peut être jugé « trop dissonant », on imagine que Philippe Manoury ait du souci à se faire. Si la musique contemporaine bénéficie encore d’un important lobby, elle pourrait bien se trouver assez vite face aux mêmes préoccupations que le jazz, au titre de ce que l’on pourrait appeler “l’abstraction musicale” (instrumentale, éventuellement vocale mais hors des formats “consommables”, chantables sous la douche, ou dansables en boîte) par oppositions aux musiques “actuelles”, formatées et bankables.
Lors d’une récente de ses revues de presse d’Antoine Guillot pour la Dispute, ce dernier dressait un inventaire des coupes dans les budgets municipaux des théâtres. On y lit notamment : « Les reproches dont on les accable sont souvent les mêmes : “Trop élitiste ! Pas adapté au public local” […] La nouvelle équipe ne veut plus des chantiers menés par des auteurs contemporains reconnus. […] Quel gâchis ! Car la combinaison gagnante dont rêvent ces élus (boulevard, stand up, opérette) ne peut se substituer au choc d’une confrontation avec des œuvres faites pour surprendre, dérouter, émouvoir… Peu de chance donc de voir dans ces communes cette “jeune garde des metteurs en scènes et comédiens [qui] met en pièces les conventions dramaturgiques au profit [de] l’écriture au plateau”. Cette jeune génération dépoussière les plateaux, invente, propose, écrit. […] L’écriture au plateau. Il s’agit d’aboutir collectivement à un spectacle, sans texte de départ. Tout repose sur un travail d’improvisation des acteurs à partir de thèmes ou, parfois, d’une vague trame narrative apportée par le metteur en scène. “La prise de risque, leur mot d’ordre à tous.” Si seulement ça donnait des idées à certains maires… »
Et Arnaud Laporte et ses invités de s’offusquer contre ces maires rétrogrades. Pourtant se qui est décrit là… ça, ne vous dit pas quelque chose ? Ne pourrait-on pas remplacer les mots “théâtre” et “écriture au plateau” par “jazz” et “improvisation collective, interactive, jouages réinventés”. Dans cette longue revue de presse est mis en avant le travail de création par opposition au répertoire. Le travail de Philippe Manoury et ses collègues compositeurs ne pourrait-il pas y être transposés, le répertoire devenant celui des saucissons de la musique classique qui exclut de La Dispute les œuvres des compositeurs contemporains ? Et ne pourrait-on pas remplacer les mots “municipalité” par “Direction de Radio France” et les noms de ses responsables de chaîne, voir par ceux d’Arnaud Laporte et Mathieu Conquet ?
Dans ce même numéro du Monde des 9 et 10 novembre, Clarisse Fabre signe le papier France Musique : le jazz met la java (une pétition déplore la nouvelle ligne éditoriale de la directrice, Marie-Pierre de Surville). On y apprend que, suite à l’éviction du producteur Xavier Prévost, la disparition du Bureau du jazz dont il avait la responsabilité, donc des concerts produits par Radio France depuis plus de cinquante ans et la perte de trois heures de jazz hebdomadaires, la pétition lancée par le pianiste Guillaume de Chassy et l’agent artistique Martine Palmé a recueilli près de 7000 signatures et qu’une délégation de musiciens et de professionnels a été reçue par Marie-Pierre de Surville et le directeur de la musique, Jean-Pierre Rousselet. Ces derniers ont annoncé le maintien du Bureau du jazz et la production de six concerts entre janvier et juin (on est loin du compte). Arnaud Merlin qui animait le mardi des Matins des musiciens (pas un mot au sujet de cette émission trop bien faite) s’est vu confier la production des concerts avec un budget de 4 200 € par concerts, soit 25 000 € (là encore, on est loin du compte annuelle de Xavier Prévost). Ces informations suivies de l’antienne bien connue : « il faut rajeunir la chaîne… » Les musiques “actuelles” sont en embuscade.
Le plus navrant dans cette histoire, c’est le soupçon de sectarisme qui pèse sur nous de la part des tenants des musiques “actuelles”, tellement ouverts qu’ils peuvent vous sortir tout de go : « Ambrose Akinmusire, c’est trop dissonant. » ou « Ah ! Ya du saxophone ! Je n’aime pas le saxophone. » Mais, après tout, n’a-t-on pas entendu sur France Culture, un crétin déclarer à propos de Giono : « Oh, vous savez moi, je n’aime pas la montagne. Je préfère la mer. » On est mal barré. Franck Bergerot
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Dans le même numéro du monde de dimanche-lundi des 8 et 9 novembre, deux papiers qui méritent quelques rapprochements, l’un de Philippe Manoury pour prendre la défense du projet initial de Philharmonie, l’autre à propos de la pétition contre la réduction de la place du jazz dans la nouvelle grille de France Musique, de la suppression du Bureau du jazz et donc des concerts produits par Radio France.
Publié dans les pages Débats du Monde des 8-9 novembre, remanié et retitré Attaquée par la gauche comme par la droite, la Philharmonie de Paris est une grande utopie, le libre propos de Philippe Manoury peut être lu dans sa version non retouchée sur son site, sous le titre En quoi le projet de Philharmonie est-il visionnaire ? Ce débat échappe à l’état des mes connaissances du dossier, même si je peux m’interroger d’un côté sur la somptuosité du projet comparée à l’attention accordée au jazz par les pouvoirs publics, de l’autre sur la nécessité d’y fourrer à tout prix les musiques dites “actuelles” déjà omniprésentes partout. Et m’interroger sur la nécessité pour le jazz (puisqu’il y aura une petite place) de disposer d’un tel équipement lorsque les priorités sont ailleurs, et innombrables, lorsque, par exemple, on apprend la suppression du Bureau du jazz et des concerts produits par Radio France (voir plus bas) ou celle toute récente du festival Orleans’Jazz.
Je relève cependant parmi les propos de Manoury quelques phrases dans lesquelles l’amateur de jazz peut se reconnaître :
« Mais par qui, diable, est-elle [la musique] considérée encore comme un art ? Dans les médias et pour la plupart des intellectuels, le mot “art” est devenu synonyme des seuls arts plastiques ; comme le mot « musique » est désormais ramené à la seule “musique rock”. »
Peut-être un peu mieux informé de ce qui se passe dans le domaine musical hors du champ de ce que l’on appelle classique / contemporain, je remplacerais volontiers “musique rock” par l’étiquette fourre-tout “musiques actuelles”, sachant que le jazz s’en trouve quasiment exclu, ce que l’on appelle musique “actuelle” étant les musiques “jeunes” (même si elles ont un quart de siècle voire plus, notamment pour tout ce qui concerne les musiques du monde “consommables”), festives et “bankables”. La question n’est pas d’exclure le rock, le rhythm and blues, les musiques du monde, la chanson et leurs différents avatars contemporains (dont le jazz s’est autant nouri qu’il les a irrigués), mais au contraire de ne pas exclure les musiques étrangères aux exigences commerciales de la diffusion privée des dispositifs culturels créés pour les soutenir.
« Si le discours politique, au sujet de la musique, est truffé de démagogie, le discours plus général, celui des intellectuels et des sociologues, révèle un vide abyssal en matière de culture musicale. Il ne s’en trouve guère, parmi eux, pour se pencher de manière critique sur cette situation. Cela s’explique, toutefois. Ces gens-là peuvent difficilement s’inventer un rapport à la musique qu’ils n’ont pas. Ils manquent autant d’éducation en la matière que le gros de la population, l’enseignement musical ayant partout, en France, fait cruellement défaut. »
…Et France Musique, serait-on tenté d’ajouter, supprimant ce qui était l’une des émissions la plus intelligente, Le Matin des musiciens France Musique et, pour ce qui nous concerne directement, l’édition du mardi qu’Arnaud Merlin consacrait une heure et demie durant à des sujets variés qu’il traitait avec des musiciens, des critiques, des historiens. De la très bonne initiation, disons vulgarisation si le mot initiation terrorise les patrons de chaîne, que pleurent nombreux de nombreux auditeurs qui ont, pour partie depuis, déserté France Musique.
« On entend parler, sempiternellement, de la nécessité de dispenser un enseignement artistique dans les collèges et les lycées, mais la musique reste toujours sur les bas-côtés. À Strasbourg, la ville où j’habite, les salles de théâtre, au contraire des salles de concert, regorgent de lycéens. Pas de quoi s’étonner : les professeurs de français les y préparent en les faisant entrer dans les subtilités des textes de Molière ou de Beckett. Où est le professeur de musique ? Qui parle aux lycéens des grands textes musicaux d’hier et d’aujourd’hui ? Qui les leur met dans les oreilles ? Pourra-t-on un jour en France voir un élu initier dans sa ville, dans sa région ou dans son pays un programme d’éducation et de sensibilisation à la musique en tant qu’art ? »
Hélas, il ne s’agit pas seulement des lycéens, mais des auditeurs de France Musique… et de France Culture. On nous expliquera que France Culture n’a pas vocation à diffuser de la musique : faux ! On y entend à tout bout de champ des musiques “actuelles” et “bankables”, souvent les mêmes musiques que l’on entend sur Energie, Skyrock ou Nostalgie. Des musiques formatées, des musiques à refrain, de la chanson qu’elle soit rock, world, techno ou funk, et quand il s’agit de musiques classiques, elles sont forcément lyriques (à l’exclusion de la musique contemporaine qui même lyrique n’est pas consommable) ou alors des saucissons instrumentaux, des vieilleries, des récitals de grands virtuoses ou des compilations thématiques qui permettent de parler d’autre chose que la musique (voir les chroniques du matin du nouveau Monsieur Musique à France Culture, Mathieu Conquet). Il arrive que l’on entendent sur France Culture de manière furtive des musiques instrumentales non formatées (jazz, musiques contemporaines, créations improvisées) mais émasculées sous forme de jingles, génériques ou en accompagnement de textes lus (alors souvent des rediffusions d’une époque ou France Culture produisait encore ce genre de choses). On peut y voir une tyrannie du texte. Outre la nécessité de la réduction au format coupler-refrain, la musique ne saurait franchir le seuil sans texte, chanté, rappé, toasté…
Mais, me direz-vous, s’il faut du texte pour ouvrir la porte de France Culture à la musique, parlons musique, puisque France Musique a peur d’en parler. Une émission sur l’art du trio en jazz où l’avènement du dodécaphonisme, en admettant que ça soit chiant (pour se mettre au niveau du degré de penser la musique sur France Culture), ça ne peut tout de même pas être plus chiant qu’une demie heure d’économie (où l’on nous expliquera que pour sauver l’Europe il faut faire le contraire de ce que l’on a proné la s
emaine précédente) ou une semaine sur Derrida par Laure Adler. Or, tous les jeudis soirs, on parle de musique dans La Dispute d’Arnaud Laporte, mais en évitant soigneusement… d’en parler. Les genres retenus s’y prêtent : “actuels” (refusons ce terme de musiques actuelles sans ces guillemets), chantés et bankables. Alors que toute la semaine on argumente souvent brillamment sur le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et la littérature, le jeudi soir Laporte et ses invités déclinent avec plus ou moins d’habileté “j’aime, j’aime pas”. On entendit même dire du dernier disque d’Ambrose Akinmusire, chef d’œuvre jazz de l’année, parvenu là par accident : « j’aime pas, c’est trop dissonant » ! (Imagine-t-on une émission sur les Arts plastiques à France Culture où l’on entendrait « J’aime pas, ça ressemble à rien » ?) Alors de quoi parle-t-on ? Des paroles, des pochettes, des chiffres de vente, de marketing, de la biographie des artistes et, quand il s’agit de musique classique, on préfère l’opéra ce qui permet de parler du livret, de la mise en scène et des décors, avec les clés du théâtre, pas celles de la musique.
Dans un pays où, sur la chaîne culturelle capable d’émissions aussi pointues que passionnantes sur la philosophie, les sciences, l’Histoire, etc…, Ambrose Akinmusire peut être jugé « trop dissonant », on imagine que Philippe Manoury ait du souci à se faire. Si la musique contemporaine bénéficie encore d’un important lobby, elle pourrait bien se trouver assez vite face aux mêmes préoccupations que le jazz, au titre de ce que l’on pourrait appeler “l’abstraction musicale” (instrumentale, éventuellement vocale mais hors des formats “consommables”, chantables sous la douche, ou dansables en boîte) par oppositions aux musiques “actuelles”, formatées et bankables.
Lors d’une récente de ses revues de presse d’Antoine Guillot pour la Dispute, ce dernier dressait un inventaire des coupes dans les budgets municipaux des théâtres. On y lit notamment : « Les reproches dont on les accable sont souvent les mêmes : “Trop élitiste ! Pas adapté au public local” […] La nouvelle équipe ne veut plus des chantiers menés par des auteurs contemporains reconnus. […] Quel gâchis ! Car la combinaison gagnante dont rêvent ces élus (boulevard, stand up, opérette) ne peut se substituer au choc d’une confrontation avec des œuvres faites pour surprendre, dérouter, émouvoir… Peu de chance donc de voir dans ces communes cette “jeune garde des metteurs en scènes et comédiens [qui] met en pièces les conventions dramaturgiques au profit [de] l’écriture au plateau”. Cette jeune génération dépoussière les plateaux, invente, propose, écrit. […] L’écriture au plateau. Il s’agit d’aboutir collectivement à un spectacle, sans texte de départ. Tout repose sur un travail d’improvisation des acteurs à partir de thèmes ou, parfois, d’une vague trame narrative apportée par le metteur en scène. “La prise de risque, leur mot d’ordre à tous.” Si seulement ça donnait des idées à certains maires… »
Et Arnaud Laporte et ses invités de s’offusquer contre ces maires rétrogrades. Pourtant se qui est décrit là… ça, ne vous dit pas quelque chose ? Ne pourrait-on pas remplacer les mots “théâtre” et “écriture au plateau” par “jazz” et “improvisation collective, interactive, jouages réinventés”. Dans cette longue revue de presse est mis en avant le travail de création par opposition au répertoire. Le travail de Philippe Manoury et ses collègues compositeurs ne pourrait-il pas y être transposés, le répertoire devenant celui des saucissons de la musique classique qui exclut de La Dispute les œuvres des compositeurs contemporains ? Et ne pourrait-on pas remplacer les mots “municipalité” par “Direction de Radio France” et les noms de ses responsables de chaîne, voir par ceux d’Arnaud Laporte et Mathieu Conquet ?
Dans ce même numéro du Monde des 9 et 10 novembre, Clarisse Fabre signe le papier France Musique : le jazz met la java (une pétition déplore la nouvelle ligne éditoriale de la directrice, Marie-Pierre de Surville). On y apprend que, suite à l’éviction du producteur Xavier Prévost, la disparition du Bureau du jazz dont il avait la responsabilité, donc des concerts produits par Radio France depuis plus de cinquante ans et la perte de trois heures de jazz hebdomadaires, la pétition lancée par le pianiste Guillaume de Chassy et l’agent artistique Martine Palmé a recueilli près de 7000 signatures et qu’une délégation de musiciens et de professionnels a été reçue par Marie-Pierre de Surville et le directeur de la musique, Jean-Pierre Rousselet. Ces derniers ont annoncé le maintien du Bureau du jazz et la production de six concerts entre janvier et juin (on est loin du compte). Arnaud Merlin qui animait le mardi des Matins des musiciens (pas un mot au sujet de cette émission trop bien faite) s’est vu confier la production des concerts avec un budget de 4 200 € par concerts, soit 25 000 € (là encore, on est loin du compte annuelle de Xavier Prévost). Ces informations suivies de l’antienne bien connue : « il faut rajeunir la chaîne… » Les musiques “actuelles” sont en embuscade.
Le plus navrant dans cette histoire, c’est le soupçon de sectarisme qui pèse sur nous de la part des tenants des musiques “actuelles”, tellement ouverts qu’ils peuvent vous sortir tout de go : « Ambrose Akinmusire, c’est trop dissonant. » ou « Ah ! Ya du saxophone ! Je n’aime pas le saxophone. » Mais, après tout, n’a-t-on pas entendu sur France Culture, un crétin déclarer à propos de Giono : « Oh, vous savez moi, je n’aime pas la montagne. Je préfère la mer. » On est mal barré. Franck Bergerot
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Dans le même numéro du monde de dimanche-lundi des 8 et 9 novembre, deux papiers qui méritent quelques rapprochements, l’un de Philippe Manoury pour prendre la défense du projet initial de Philharmonie, l’autre à propos de la pétition contre la réduction de la place du jazz dans la nouvelle grille de France Musique, de la suppression du Bureau du jazz et donc des concerts produits par Radio France.
Publié dans les pages Débats du Monde des 8-9 novembre, remanié et retitré Attaquée par la gauche comme par la droite, la Philharmonie de Paris est une grande utopie, le libre propos de Philippe Manoury peut être lu dans sa version non retouchée sur son site, sous le titre En quoi le projet de Philharmonie est-il visionnaire ? Ce débat échappe à l’état des mes connaissances du dossier, même si je peux m’interroger d’un côté sur la somptuosité du projet comparée à l’attention accordée au jazz par les pouvoirs publics, de l’autre sur la nécessité d’y fourrer à tout prix les musiques dites “actuelles” déjà omniprésentes partout. Et m’interroger sur la nécessité pour le jazz (puisqu’il y aura une petite place) de disposer d’un tel équipement lorsque les priorités sont ailleurs, et innombrables, lorsque, par exemple, on apprend la suppression du Bureau du jazz et des concerts produits par Radio France (voir plus bas) ou celle toute récente du festival Orleans’Jazz.
Je relève cependant parmi les propos de Manoury quelques phrases dans lesquelles l’amateur de jazz peut se reconnaître :
« Mais par qui, diable, est-elle [la musique] considérée encore comme un art ? Dans les médias et pour la plupart des intellectuels, le mot “art” est devenu synonyme des seuls arts plastiques ; comme le mot « musique » est désormais ramené à la seule “musique rock”. »
Peut-être un peu mieux informé de ce qui se passe dans le domaine musical hors du champ de ce que l’on appelle classique / contemporain, je remplacerais volontiers “musique rock” par l’étiquette fourre-tout “musiques actuelles”, sachant que le jazz s’en trouve quasiment exclu, ce que l’on appelle musique “actuelle” étant les musiques “jeunes” (même si elles ont un quart de siècle voire plus, notamment pour tout ce qui concerne les musiques du monde “consommables”), festives et “bankables”. La question n’est pas d’exclure le rock, le rhythm and blues, les musiques du monde, la chanson et leurs différents avatars contemporains (dont le jazz s’est autant nouri qu’il les a irrigués), mais au contraire de ne pas exclure les musiques étrangères aux exigences commerciales de la diffusion privée des dispositifs culturels créés pour les soutenir.
« Si le discours politique, au sujet de la musique, est truffé de démagogie, le discours plus général, celui des intellectuels et des sociologues, révèle un vide abyssal en matière de culture musicale. Il ne s’en trouve guère, parmi eux, pour se pencher de manière critique sur cette situation. Cela s’explique, toutefois. Ces gens-là peuvent difficilement s’inventer un rapport à la musique qu’ils n’ont pas. Ils manquent autant d’éducation en la matière que le gros de la population, l’enseignement musical ayant partout, en France, fait cruellement défaut. »
…Et France Musique, serait-on tenté d’ajouter, supprimant ce qui était l’une des émissions la plus intelligente, Le Matin des musiciens France Musique et, pour ce qui nous concerne directement, l’édition du mardi qu’Arnaud Merlin consacrait une heure et demie durant à des sujets variés qu’il traitait avec des musiciens, des critiques, des historiens. De la très bonne initiation, disons vulgarisation si le mot initiation terrorise les patrons de chaîne, que pleurent nombreux de nombreux auditeurs qui ont, pour partie depuis, déserté France Musique.
« On entend parler, sempiternellement, de la nécessité de dispenser un enseignement artistique dans les collèges et les lycées, mais la musique reste toujours sur les bas-côtés. À Strasbourg, la ville où j’habite, les salles de théâtre, au contraire des salles de concert, regorgent de lycéens. Pas de quoi s’étonner : les professeurs de français les y préparent en les faisant entrer dans les subtilités des textes de Molière ou de Beckett. Où est le professeur de musique ? Qui parle aux lycéens des grands textes musicaux d’hier et d’aujourd’hui ? Qui les leur met dans les oreilles ? Pourra-t-on un jour en France voir un élu initier dans sa ville, dans sa région ou dans son pays un programme d’éducation et de sensibilisation à la musique en tant qu’art ? »
Hélas, il ne s’agit pas seulement des lycéens, mais des auditeurs de France Musique… et de France Culture. On nous expliquera que France Culture n’a pas vocation à diffuser de la musique : faux ! On y entend à tout bout de champ des musiques “actuelles” et “bankables”, souvent les mêmes musiques que l’on entend sur Energie, Skyrock ou Nostalgie. Des musiques formatées, des musiques à refrain, de la chanson qu’elle soit rock, world, techno ou funk, et quand il s’agit de musiques classiques, elles sont forcément lyriques (à l’exclusion de la musique contemporaine qui même lyrique n’est pas consommable) ou alors des saucissons instrumentaux, des vieilleries, des récitals de grands virtuoses ou des compilations thématiques qui permettent de parler d’autre chose que la musique (voir les chroniques du matin du nouveau Monsieur Musique à France Culture, Mathieu Conquet). Il arrive que l’on entendent sur France Culture de manière furtive des musiques instrumentales non formatées (jazz, musiques contemporaines, créations improvisées) mais émasculées sous forme de jingles, génériques ou en accompagnement de textes lus (alors souvent des rediffusions d’une époque ou France Culture produisait encore ce genre de choses). On peut y voir une tyrannie du texte. Outre la nécessité de la réduction au format coupler-refrain, la musique ne saurait franchir le seuil sans texte, chanté, rappé, toasté…
Mais, me direz-vous, s’il faut du texte pour ouvrir la porte de France Culture à la musique, parlons musique, puisque France Musique a peur d’en parler. Une émission sur l’art du trio en jazz où l’avènement du dodécaphonisme, en admettant que ça soit chiant (pour se mettre au niveau du degré de penser la musique sur France Culture), ça ne peut tout de même pas être plus chiant qu’une demie heure d’économie (où l’on nous expliquera que pour sauver l’Europe il faut faire le contraire de ce que l’on a proné la s
emaine précédente) ou une semaine sur Derrida par Laure Adler. Or, tous les jeudis soirs, on parle de musique dans La Dispute d’Arnaud Laporte, mais en évitant soigneusement… d’en parler. Les genres retenus s’y prêtent : “actuels” (refusons ce terme de musiques actuelles sans ces guillemets), chantés et bankables. Alors que toute la semaine on argumente souvent brillamment sur le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et la littérature, le jeudi soir Laporte et ses invités déclinent avec plus ou moins d’habileté “j’aime, j’aime pas”. On entendit même dire du dernier disque d’Ambrose Akinmusire, chef d’œuvre jazz de l’année, parvenu là par accident : « j’aime pas, c’est trop dissonant » ! (Imagine-t-on une émission sur les Arts plastiques à France Culture où l’on entendrait « J’aime pas, ça ressemble à rien » ?) Alors de quoi parle-t-on ? Des paroles, des pochettes, des chiffres de vente, de marketing, de la biographie des artistes et, quand il s’agit de musique classique, on préfère l’opéra ce qui permet de parler du livret, de la mise en scène et des décors, avec les clés du théâtre, pas celles de la musique.
Dans un pays où, sur la chaîne culturelle capable d’émissions aussi pointues que passionnantes sur la philosophie, les sciences, l’Histoire, etc…, Ambrose Akinmusire peut être jugé « trop dissonant », on imagine que Philippe Manoury ait du souci à se faire. Si la musique contemporaine bénéficie encore d’un important lobby, elle pourrait bien se trouver assez vite face aux mêmes préoccupations que le jazz, au titre de ce que l’on pourrait appeler “l’abstraction musicale” (instrumentale, éventuellement vocale mais hors des formats “consommables”, chantables sous la douche, ou dansables en boîte) par oppositions aux musiques “actuelles”, formatées et bankables.
Lors d’une récente de ses revues de presse d’Antoine Guillot pour la Dispute, ce dernier dressait un inventaire des coupes dans les budgets municipaux des théâtres. On y lit notamment : « Les reproches dont on les accable sont souvent les mêmes : “Trop élitiste ! Pas adapté au public local” […] La nouvelle équipe ne veut plus des chantiers menés par des auteurs contemporains reconnus. […] Quel gâchis ! Car la combinaison gagnante dont rêvent ces élus (boulevard, stand up, opérette) ne peut se substituer au choc d’une confrontation avec des œuvres faites pour surprendre, dérouter, émouvoir… Peu de chance donc de voir dans ces communes cette “jeune garde des metteurs en scènes et comédiens [qui] met en pièces les conventions dramaturgiques au profit [de] l’écriture au plateau”. Cette jeune génération dépoussière les plateaux, invente, propose, écrit. […] L’écriture au plateau. Il s’agit d’aboutir collectivement à un spectacle, sans texte de départ. Tout repose sur un travail d’improvisation des acteurs à partir de thèmes ou, parfois, d’une vague trame narrative apportée par le metteur en scène. “La prise de risque, leur mot d’ordre à tous.” Si seulement ça donnait des idées à certains maires… »
Et Arnaud Laporte et ses invités de s’offusquer contre ces maires rétrogrades. Pourtant se qui est décrit là… ça, ne vous dit pas quelque chose ? Ne pourrait-on pas remplacer les mots “théâtre” et “écriture au plateau” par “jazz” et “improvisation collective, interactive, jouages réinventés”. Dans cette longue revue de presse est mis en avant le travail de création par opposition au répertoire. Le travail de Philippe Manoury et ses collègues compositeurs ne pourrait-il pas y être transposés, le répertoire devenant celui des saucissons de la musique classique qui exclut de La Dispute les œuvres des compositeurs contemporains ? Et ne pourrait-on pas remplacer les mots “municipalité” par “Direction de Radio France” et les noms de ses responsables de chaîne, voir par ceux d’Arnaud Laporte et Mathieu Conquet ?
Dans ce même numéro du Monde des 9 et 10 novembre, Clarisse Fabre signe le papier France Musique : le jazz met la java (une pétition déplore la nouvelle ligne éditoriale de la directrice, Marie-Pierre de Surville). On y apprend que, suite à l’éviction du producteur Xavier Prévost, la disparition du Bureau du jazz dont il avait la responsabilité, donc des concerts produits par Radio France depuis plus de cinquante ans et la perte de trois heures de jazz hebdomadaires, la pétition lancée par le pianiste Guillaume de Chassy et l’agent artistique Martine Palmé a recueilli près de 7000 signatures et qu’une délégation de musiciens et de professionnels a été reçue par Marie-Pierre de Surville et le directeur de la musique, Jean-Pierre Rousselet. Ces derniers ont annoncé le maintien du Bureau du jazz et la production de six concerts entre janvier et juin (on est loin du compte). Arnaud Merlin qui animait le mardi des Matins des musiciens (pas un mot au sujet de cette émission trop bien faite) s’est vu confier la production des concerts avec un budget de 4 200 € par concerts, soit 25 000 € (là encore, on est loin du compte annuelle de Xavier Prévost). Ces informations suivies de l’antienne bien connue : « il faut rajeunir la chaîne… » Les musiques “actuelles” sont en embuscade.
Le plus navrant dans cette histoire, c’est le soupçon de sectarisme qui pèse sur nous de la part des tenants des musiques “actuelles”, tellement ouverts qu’ils peuvent vous sortir tout de go : « Ambrose Akinmusire, c’est trop dissonant. » ou « Ah ! Ya du saxophone ! Je n’aime pas le saxophone. » Mais, après tout, n’a-t-on pas entendu sur France Culture, un crétin déclarer à propos de Giono : « Oh, vous savez moi, je n’aime pas la montagne. Je préfère la mer. » On est mal barré. Franck Bergerot