Marseille, Destination Jazz avec le festival des Cinq Continents (Christian Scott, Snarky Puppy, Autour de Chet)
La dix-septième édition de ce festival de plein air a été marquée par une programmation de qualité, la dernière de Bernard Souroque, avec des temps forts évidemment, d’autres moins intenses mais un public local toujours fidèle, en dépit de la situation troublée.Après les deux soirées marquantes au MUCEM, retour à l’ombilic, au cœur du festival depuis ses origines, le Palais Longchamp. Construction majestueuse, ce château d’eau néoclassique est un témoignage grandiose (au sens de surdimensionné) de l’arrivée du canal de Provence à Marseille, au XIXème. On peut entrer discrètement par l’arrière et monter une colline suivant un sentier qui bifurque avec bosquets et pièces d’eau où coassent quelques batraciens….ou franchir les grilles ouvragées pour gravir de monumentaux escaliers jusqu’à une gigantesque colonnade dominant un bassin de sculptures allégoriques de la Durance et du Rhône… De là, changement de décor, on pénètre dans le village du jazz et du blues, des musiques du monde (cinq continents).
Mardi 26 juillet
Christian A Tunde Adjuah Scott (tp), Elena Pinderhughes (fl), Braxton cook (alto saxophone), Lawrence Fields (p, Fender), Kris Funn ( cb), Corey Fonville ( dms, electronique)
Je me sens à l’aise sur le site, la jauge ne déborde pas comme la veille pour l’inévitable Ibrahim Maalouf et le surlendemain pour le zébulon Jamie Cullum (capacité maximale de 3500 pax). Ça respire et s’étale sur les pauvres pelouses à l’herbe rase et rare (il fait encore plus de 30° à 21h). Le public est jeune, car le plateau ce soir est constitué de deux groupes qui sont à la pointe des musiques actuelles. Il est vrai que je serai un peu décontenancée, m’attendant à une musique plus étonnante, vraiment dérangeante. Toujours ce fantasme d’une (improbable) révélation.
Or, le groupe qui débute la soirée, le sextet du Louisianais Christian Scott, formé à la Berklee School, a une instrumentation des plus classiques : contrebasse, clavier, batterie, sax alto, flûte. Seule, la drôle de trompette inversée du leader est originale, enfin si l’on veut, car l’image de Dizzy Gillespie revient en force. Après le concert, retraversant à ses côtés le site jusqu’au stand où il va, très sérieusement dédicacer et vendre son dernier CD, nous échangeons rapidement quelques phrases : s’ il n’a aucun trompettiste favori, il s’inspire de tous et il décrit un concert hybride avec des compositions du prochain album à venir, d’autres de l’ancien Stretch music et des pans de « classic jazz » ( il doit penser à « Eye of the Hurricane » d’ Herbie Hancock). Autrement dit, s’il ne sépare pas les divers champs musicaux dont il sait se servir, il se réclame encore de l’idiome jazz. Et peut être que ses aigus ont à voir avec ceux de Satchmo qu’ ils tentent de rejoindre …
Une approche décontractée et simple en concert, un contact facile et chaleureux, il a de la « tchatche » comme on dit ici. Il prend même une photo avec moi ! Son look est presque sage, un collier doré style tore sur son débardeur noir ( avec une tête de noir grimaçant un sourire, coincée entre les faisceaux de trompettes), un pantalon noir, une coupe de cheveux taillée haut et ras sur le sommet, en souvenir de son héritage ethnique, afroaméricain et amerindien. Il s’expliquera assez longtemps sur ses origines et sa culture en évoquant la figure de son grand-père, dans le dernier morceau « The Last Chieftain » (Stretch Music, label Ropeadope, 2015 ) où sa trompette sonne véritablement autrement . Son grand père a inspiré un des personnages de la série TREME sur HBO, qui reprend le nom d’un quartier de la Nouvelle Orléans, trois mois après le passage dévastateur de Katrina ; une démarche authentique où l’on entend beaucoup de musiciens dans leur propre rôle, vantée par le cinéaste Bertrand Tavernier qui connaît bien la région (Dans la brume électrique). Ça joue fort, encore que le niveau sonore soit supportable même aux premiers rangs. Après quelques morceaux prestement enlevés à la rythmique hip hop, il présente très précisément (comme à chaque concert visiblement) les membres de son groupe à géométrie variable, en commençant par le claviériste de St Louis dont il vante la capacité inouïe à s’emparer de tous les styles et folklores, le saxophoniste alto, sexy en diable, le contrebassiste qui a signé leur entente un soir de beuverie ( dans un « liquid state ») et il raconte qu’il connaît son formidable ‘ jungle drummer’ depuis 12 ans, le jeune Corey avait 13 ans à l’époque quand il commença de le harceler pour qu’ il l’accepte dans son groupe. Enfin, il garde la meilleure pour la fin, la jeune flûtiste prodige de 21 ans qu’il aime à mettre en avant sur la plupart des morceaux. Il insiste sur le fait qu’elle va voler de ses propres ailes. La musique me direz- vous ? Elle a bien ce caractère « étiré » comme dans « Of a new cool » du pianiste. Si un groove certain dirige ce flux continu, je ne sens pas de révolte, ni de revendication rageuse. Seule règne une formidable énergie, très communicative. Une prestation enjouée mais très sérieusement jouée.
Pas de rab, car s’il nous quitte à regret, Christian Scott nous assure que le prochain groupe, Snarky Puppy, est le meilleur du monde. Politesse immédiatement retournée par le bassiste leader Michael League. J’ai tout de même pu vérifier que des musiciens des deux groupes échangeaient « backstage », notamment la flûtiste avec les batteurs, s’entretenant assez longuement sur leur musiques respectives. Ils se retrouveront d’ailleurs à la fin du concert de Snarky Puppy pour une jam bienvenue et libératrice.
Snarky Puppy
Voilà un véritable « big band » postmoderne, héritier de la fusion seventies, à la dégaine d’intellos blancs (à la Bill Evans année 60 ) , des universitaires texans, trentenaires, repliés aujourd’hui sur Brooklyn. Très sérieusement, ils balancent une musique parfaitement orchestrée, sans temps mort qui se caractérise par des nappes de son, un synthé planant. Mais vous n’aurez aucun répit avec cette formation. Car dans cette mécanique particulièrement bien huilée, 3 souffleurs exceptionnels, deux guitaristes agiles, un percussionniste allumé, un un batteur costaud, à la frappe rebondissanteinterviennent dans un ensemble assez bluffant. Incapable de me prononcer sur ce que j’entends et découvre, j’avoue être cependant immédiatement conquise par cette machine à groover, funk (cuivres et rythmes), un orchestre de jazz fusion qui a tout du collectif. Ils jouent entre autre leur dernier album Culcha vulcha, un chaudron de musiques du monde, comme ce morceau sud américain épicé drôlement, « Semente ». Car, s’ils s’inspirent de musiques de styles différents, il les transforment à leur sauce. Pas vraiment caliente mais l’effet hypnotique est assuré.
Jeudi 28 juillet
Around Chet
Bojan Z (piano), Cyril Atef (batterie), Christophe Minck (basse et …harpe) et Pierre-François Dufour (batterie/violoncelle) Trompettistes : Airelle Besson, Stéphane Belmondo, Luca Aquina, Erik Truffaz Chanteurs : Hugh Coltman, Jose James, Sandra Nkake, Camélia Jordana
Ils sont douze si je sais compter, une petite troupe bien réglée, qui a vécu ensemble pour enregistrer cet album hommage Autour de Chet, à la Fabrique, le studio en vogue de St Rémy de Provence. Le maître d’œuvre est Clément Ducol qui avait déjà réussi son coup avec le précédent Autour de Nina. Il a réuni plusieurs générations du jazz, de la pop, de la variété sous forme de duos trompette /voix pour reprendre quelques pépites du répertoire de Chet Baker. Le chanteur trompettiste de l’Oklahoma qui a su se forger un style propre, ouvrir une voie très particulière, jouait habilement de ses fêlures : souvent sur le fil, une voix évanescente et étrange prolongeait son instrument, comme sortant du pavillon, fragile, douce, susurrant presque. Un trompettiste au phrasé unique dans les graves, aux silences opportuns. Un accompagnement minimal de la voix, juste un dialogue incomparable, le velours d’une conversation intime. Ah ! The Touch of Your Lips… bizarrement non repris dans ce concert.
Depuis l’an dernier, j’en suis à mon troisième hommage à Chet: après celui très personnel et sans doute, le plus original de Riccardo del Fra My Chet, My Song, celui impeccable et le plus fidèle de Stéphane Belmondo en trio Love for Chet à Vitrolles, le mois dernier lors de la Fête à Charlie. Sans compter les documentaires. Parce que je n’ai jamais pu suivre Chet dans Let’s get Lost de Bruce Weber, je recommande plutôt le portrait sensible Chet’s Romance (1987) du photographe Bruno Fèvre que nous avions découvert au Tremplin Jazz d’ Avignon 2011, en compagnie de Stéphane Belmondo justement.
Les compositions de Chet sont rejouées ici, façon exercice de style, « tribute of love ». Comme tous les interprètes du CD ne sont pas réunis ce soir, nous aurons la primeur de reprises inédites, plus ou moins saisissantes. Je ne garderai en mémoire que les interprétations reçues en toute subjectivité : ainsi, une autre version de « Nature boy » que celle de Hugh Coltman, dimanche dernier au Mucem mais dans laquelle Jose James et Airelle Besson rendent assez bien l’étrangeté déroutante de cette composition mélancolique. « The Thrill is gone » est peut être la version la plus « blanche », morne, désespérément étirée (Camélia Jordana et Erik Truffaz). Je retrouve l’ implication de Hugh Coltman avec ses partenaires dans son swingant « It had to be you » ou son rageur « Born to be Blue » avec Erik Truffaz mais je préfère de loin « A Taste of Honey » à l’intensité particulière, due à la trompette de Luca Aquino et à la harpe de Christophe Minck.finit Le duo de Sandra Nkake dans « Grey December » montre une Airelle Besson toujours précise et déterminée, faussement fragile.
Mention particulière au quartet qui sert et soutient les duos et aux arrangements discrets mais soyeux des cordes sur quelques chansons qui viennent au secours de fragilités vocales. Un tel projet qui demande travail et fins réglages ne va pas sans risque : comment restituer les nuances, cette intimité presque forcée que Chet imposait, selon la jolie formule « un appel au secours qui n’attend pas de réponse ».
Le public est content car il retrouve des chansons entrées dans la mémoire collective. Et je quitte le lieu apaisée, rassérénée inexplicablement. Le festival s’achève là, j’aime rester sur cette note. Il en sera toujours ainsi pour moi, Chet, je ne l’aurai pas vu vieillir…
NB : A réécouter en contrepoint de l’album sorti chez Verve cette année, un autre hommage plus littéral cette fois, dans l’excellente émission Easy Tempo de Thierry Jousse et Laurent Valéro, intitulée justement autour de Chet :
http://www.francemusique.fr/emission/easy-tempo/2015-ete/autour-de-chet-baker-08-28-2015-19-00
Sophie Chambon
|La dix-septième édition de ce festival de plein air a été marquée par une programmation de qualité, la dernière de Bernard Souroque, avec des temps forts évidemment, d’autres moins intenses mais un public local toujours fidèle, en dépit de la situation troublée.Après les deux soirées marquantes au MUCEM, retour à l’ombilic, au cœur du festival depuis ses origines, le Palais Longchamp. Construction majestueuse, ce château d’eau néoclassique est un témoignage grandiose (au sens de surdimensionné) de l’arrivée du canal de Provence à Marseille, au XIXème. On peut entrer discrètement par l’arrière et monter une colline suivant un sentier qui bifurque avec bosquets et pièces d’eau où coassent quelques batraciens….ou franchir les grilles ouvragées pour gravir de monumentaux escaliers jusqu’à une gigantesque colonnade dominant un bassin de sculptures allégoriques de la Durance et du Rhône… De là, changement de décor, on pénètre dans le village du jazz et du blues, des musiques du monde (cinq continents).
Mardi 26 juillet
Christian A Tunde Adjuah Scott (tp), Elena Pinderhughes (fl), Braxton cook (alto saxophone), Lawrence Fields (p, Fender), Kris Funn ( cb), Corey Fonville ( dms, electronique)
Je me sens à l’aise sur le site, la jauge ne déborde pas comme la veille pour l’inévitable Ibrahim Maalouf et le surlendemain pour le zébulon Jamie Cullum (capacité maximale de 3500 pax). Ça respire et s’étale sur les pauvres pelouses à l’herbe rase et rare (il fait encore plus de 30° à 21h). Le public est jeune, car le plateau ce soir est constitué de deux groupes qui sont à la pointe des musiques actuelles. Il est vrai que je serai un peu décontenancée, m’attendant à une musique plus étonnante, vraiment dérangeante. Toujours ce fantasme d’une (improbable) révélation.
Or, le groupe qui débute la soirée, le sextet du Louisianais Christian Scott, formé à la Berklee School, a une instrumentation des plus classiques : contrebasse, clavier, batterie, sax alto, flûte. Seule, la drôle de trompette inversée du leader est originale, enfin si l’on veut, car l’image de Dizzy Gillespie revient en force. Après le concert, retraversant à ses côtés le site jusqu’au stand où il va, très sérieusement dédicacer et vendre son dernier CD, nous échangeons rapidement quelques phrases : s’ il n’a aucun trompettiste favori, il s’inspire de tous et il décrit un concert hybride avec des compositions du prochain album à venir, d’autres de l’ancien Stretch music et des pans de « classic jazz » ( il doit penser à « Eye of the Hurricane » d’ Herbie Hancock). Autrement dit, s’il ne sépare pas les divers champs musicaux dont il sait se servir, il se réclame encore de l’idiome jazz. Et peut être que ses aigus ont à voir avec ceux de Satchmo qu’ ils tentent de rejoindre …
Une approche décontractée et simple en concert, un contact facile et chaleureux, il a de la « tchatche » comme on dit ici. Il prend même une photo avec moi ! Son look est presque sage, un collier doré style tore sur son débardeur noir ( avec une tête de noir grimaçant un sourire, coincée entre les faisceaux de trompettes), un pantalon noir, une coupe de cheveux taillée haut et ras sur le sommet, en souvenir de son héritage ethnique, afroaméricain et amerindien. Il s’expliquera assez longtemps sur ses origines et sa culture en évoquant la figure de son grand-père, dans le dernier morceau « The Last Chieftain » (Stretch Music, label Ropeadope, 2015 ) où sa trompette sonne véritablement autrement . Son grand père a inspiré un des personnages de la série TREME sur HBO, qui reprend le nom d’un quartier de la Nouvelle Orléans, trois mois après le passage dévastateur de Katrina ; une démarche authentique où l’on entend beaucoup de musiciens dans leur propre rôle, vantée par le cinéaste Bertrand Tavernier qui connaît bien la région (Dans la brume électrique). Ça joue fort, encore que le niveau sonore soit supportable même aux premiers rangs. Après quelques morceaux prestement enlevés à la rythmique hip hop, il présente très précisément (comme à chaque concert visiblement) les membres de son groupe à géométrie variable, en commençant par le claviériste de St Louis dont il vante la capacité inouïe à s’emparer de tous les styles et folklores, le saxophoniste alto, sexy en diable, le contrebassiste qui a signé leur entente un soir de beuverie ( dans un « liquid state ») et il raconte qu’il connaît son formidable ‘ jungle drummer’ depuis 12 ans, le jeune Corey avait 13 ans à l’époque quand il commença de le harceler pour qu’ il l’accepte dans son groupe. Enfin, il garde la meilleure pour la fin, la jeune flûtiste prodige de 21 ans qu’il aime à mettre en avant sur la plupart des morceaux. Il insiste sur le fait qu’elle va voler de ses propres ailes. La musique me direz- vous ? Elle a bien ce caractère « étiré » comme dans « Of a new cool » du pianiste. Si un groove certain dirige ce flux continu, je ne sens pas de révolte, ni de revendication rageuse. Seule règne une formidable énergie, très communicative. Une prestation enjouée mais très sérieusement jouée.
Pas de rab, car s’il nous quitte à regret, Christian Scott nous assure que le prochain groupe, Snarky Puppy, est le meilleur du monde. Politesse immédiatement retournée par le bassiste leader Michael League. J’ai tout de même pu vérifier que des musiciens des deux groupes échangeaient « backstage », notamment la flûtiste avec les batteurs, s’entretenant assez longuement sur leur musiques respectives. Ils se retrouveront d’ailleurs à la fin du concert de Snarky Puppy pour une jam bienvenue et libératrice.
Snarky Puppy
Voilà un véritable « big band » postmoderne, héritier de la fusion seventies, à la dégaine d’intellos blancs (à la Bill Evans année 60 ) , des universitaires texans, trentenaires, repliés aujourd’hui sur Brooklyn. Très sérieusement, ils balancent une musique parfaitement orchestrée, sans temps mort qui se caractérise par des nappes de son, un synthé planant. Mais vous n’aurez aucun répit avec cette formation. Car dans cette mécanique particulièrement bien huilée, 3 souffleurs exceptionnels, deux guitaristes agiles, un percussionniste allumé, un un batteur costaud, à la frappe rebondissanteinterviennent dans un ensemble assez bluffant. Incapable de me prononcer sur ce que j’entends et découvre, j’avoue être cependant immédiatement conquise par cette machine à groover, funk (cuivres et rythmes), un orchestre de jazz fusion qui a tout du collectif. Ils jouent entre autre leur dernier album Culcha vulcha, un chaudron de musiques du monde, comme ce morceau sud américain épicé drôlement, « Semente ». Car, s’ils s’inspirent de musiques de styles différents, il les transforment à leur sauce. Pas vraiment caliente mais l’effet hypnotique est assuré.
Jeudi 28 juillet
Around Chet
Bojan Z (piano), Cyril Atef (batterie), Christophe Minck (basse et …harpe) et Pierre-François Dufour (batterie/violoncelle) Trompettistes : Airelle Besson, Stéphane Belmondo, Luca Aquina, Erik Truffaz Chanteurs : Hugh Coltman, Jose James, Sandra Nkake, Camélia Jordana
Ils sont douze si je sais compter, une petite troupe bien réglée, qui a vécu ensemble pour enregistrer cet album hommage Autour de Chet, à la Fabrique, le studio en vogue de St Rémy de Provence. Le maître d’œuvre est Clément Ducol qui avait déjà réussi son coup avec le précédent Autour de Nina. Il a réuni plusieurs générations du jazz, de la pop, de la variété sous forme de duos trompette /voix pour reprendre quelques pépites du répertoire de Chet Baker. Le chanteur trompettiste de l’Oklahoma qui a su se forger un style propre, ouvrir une voie très particulière, jouait habilement de ses fêlures : souvent sur le fil, une voix évanescente et étrange prolongeait son instrument, comme sortant du pavillon, fragile, douce, susurrant presque. Un trompettiste au phrasé unique dans les graves, aux silences opportuns. Un accompagnement minimal de la voix, juste un dialogue incomparable, le velours d’une conversation intime. Ah ! The Touch of Your Lips… bizarrement non repris dans ce concert.
Depuis l’an dernier, j’en suis à mon troisième hommage à Chet: après celui très personnel et sans doute, le plus original de Riccardo del Fra My Chet, My Song, celui impeccable et le plus fidèle de Stéphane Belmondo en trio Love for Chet à Vitrolles, le mois dernier lors de la Fête à Charlie. Sans compter les documentaires. Parce que je n’ai jamais pu suivre Chet dans Let’s get Lost de Bruce Weber, je recommande plutôt le portrait sensible Chet’s Romance (1987) du photographe Bruno Fèvre que nous avions découvert au Tremplin Jazz d’ Avignon 2011, en compagnie de Stéphane Belmondo justement.
Les compositions de Chet sont rejouées ici, façon exercice de style, « tribute of love ». Comme tous les interprètes du CD ne sont pas réunis ce soir, nous aurons la primeur de reprises inédites, plus ou moins saisissantes. Je ne garderai en mémoire que les interprétations reçues en toute subjectivité : ainsi, une autre version de « Nature boy » que celle de Hugh Coltman, dimanche dernier au Mucem mais dans laquelle Jose James et Airelle Besson rendent assez bien l’étrangeté déroutante de cette composition mélancolique. « The Thrill is gone » est peut être la version la plus « blanche », morne, désespérément étirée (Camélia Jordana et Erik Truffaz). Je retrouve l’ implication de Hugh Coltman avec ses partenaires dans son swingant « It had to be you » ou son rageur « Born to be Blue » avec Erik Truffaz mais je préfère de loin « A Taste of Honey » à l’intensité particulière, due à la trompette de Luca Aquino et à la harpe de Christophe Minck.finit Le duo de Sandra Nkake dans « Grey December » montre une Airelle Besson toujours précise et déterminée, faussement fragile.
Mention particulière au quartet qui sert et soutient les duos et aux arrangements discrets mais soyeux des cordes sur quelques chansons qui viennent au secours de fragilités vocales. Un tel projet qui demande travail et fins réglages ne va pas sans risque : comment restituer les nuances, cette intimité presque forcée que Chet imposait, selon la jolie formule « un appel au secours qui n’attend pas de réponse ».
Le public est content car il retrouve des chansons entrées dans la mémoire collective. Et je quitte le lieu apaisée, rassérénée inexplicablement. Le festival s’achève là, j’aime rester sur cette note. Il en sera toujours ainsi pour moi, Chet, je ne l’aurai pas vu vieillir…
NB : A réécouter en contrepoint de l’album sorti chez Verve cette année, un autre hommage plus littéral cette fois, dans l’excellente émission Easy Tempo de Thierry Jousse et Laurent Valéro, intitulée justement autour de Chet :
http://www.francemusique.fr/emission/easy-tempo/2015-ete/autour-de-chet-baker-08-28-2015-19-00
Sophie Chambon
|La dix-septième édition de ce festival de plein air a été marquée par une programmation de qualité, la dernière de Bernard Souroque, avec des temps forts évidemment, d’autres moins intenses mais un public local toujours fidèle, en dépit de la situation troublée.Après les deux soirées marquantes au MUCEM, retour à l’ombilic, au cœur du festival depuis ses origines, le Palais Longchamp. Construction majestueuse, ce château d’eau néoclassique est un témoignage grandiose (au sens de surdimensionné) de l’arrivée du canal de Provence à Marseille, au XIXème. On peut entrer discrètement par l’arrière et monter une colline suivant un sentier qui bifurque avec bosquets et pièces d’eau où coassent quelques batraciens….ou franchir les grilles ouvragées pour gravir de monumentaux escaliers jusqu’à une gigantesque colonnade dominant un bassin de sculptures allégoriques de la Durance et du Rhône… De là, changement de décor, on pénètre dans le village du jazz et du blues, des musiques du monde (cinq continents).
Mardi 26 juillet
Christian A Tunde Adjuah Scott (tp), Elena Pinderhughes (fl), Braxton cook (alto saxophone), Lawrence Fields (p, Fender), Kris Funn ( cb), Corey Fonville ( dms, electronique)
Je me sens à l’aise sur le site, la jauge ne déborde pas comme la veille pour l’inévitable Ibrahim Maalouf et le surlendemain pour le zébulon Jamie Cullum (capacité maximale de 3500 pax). Ça respire et s’étale sur les pauvres pelouses à l’herbe rase et rare (il fait encore plus de 30° à 21h). Le public est jeune, car le plateau ce soir est constitué de deux groupes qui sont à la pointe des musiques actuelles. Il est vrai que je serai un peu décontenancée, m’attendant à une musique plus étonnante, vraiment dérangeante. Toujours ce fantasme d’une (improbable) révélation.
Or, le groupe qui débute la soirée, le sextet du Louisianais Christian Scott, formé à la Berklee School, a une instrumentation des plus classiques : contrebasse, clavier, batterie, sax alto, flûte. Seule, la drôle de trompette inversée du leader est originale, enfin si l’on veut, car l’image de Dizzy Gillespie revient en force. Après le concert, retraversant à ses côtés le site jusqu’au stand où il va, très sérieusement dédicacer et vendre son dernier CD, nous échangeons rapidement quelques phrases : s’ il n’a aucun trompettiste favori, il s’inspire de tous et il décrit un concert hybride avec des compositions du prochain album à venir, d’autres de l’ancien Stretch music et des pans de « classic jazz » ( il doit penser à « Eye of the Hurricane » d’ Herbie Hancock). Autrement dit, s’il ne sépare pas les divers champs musicaux dont il sait se servir, il se réclame encore de l’idiome jazz. Et peut être que ses aigus ont à voir avec ceux de Satchmo qu’ ils tentent de rejoindre …
Une approche décontractée et simple en concert, un contact facile et chaleureux, il a de la « tchatche » comme on dit ici. Il prend même une photo avec moi ! Son look est presque sage, un collier doré style tore sur son débardeur noir ( avec une tête de noir grimaçant un sourire, coincée entre les faisceaux de trompettes), un pantalon noir, une coupe de cheveux taillée haut et ras sur le sommet, en souvenir de son héritage ethnique, afroaméricain et amerindien. Il s’expliquera assez longtemps sur ses origines et sa culture en évoquant la figure de son grand-père, dans le dernier morceau « The Last Chieftain » (Stretch Music, label Ropeadope, 2015 ) où sa trompette sonne véritablement autrement . Son grand père a inspiré un des personnages de la série TREME sur HBO, qui reprend le nom d’un quartier de la Nouvelle Orléans, trois mois après le passage dévastateur de Katrina ; une démarche authentique où l’on entend beaucoup de musiciens dans leur propre rôle, vantée par le cinéaste Bertrand Tavernier qui connaît bien la région (Dans la brume électrique). Ça joue fort, encore que le niveau sonore soit supportable même aux premiers rangs. Après quelques morceaux prestement enlevés à la rythmique hip hop, il présente très précisément (comme à chaque concert visiblement) les membres de son groupe à géométrie variable, en commençant par le claviériste de St Louis dont il vante la capacité inouïe à s’emparer de tous les styles et folklores, le saxophoniste alto, sexy en diable, le contrebassiste qui a signé leur entente un soir de beuverie ( dans un « liquid state ») et il raconte qu’il connaît son formidable ‘ jungle drummer’ depuis 12 ans, le jeune Corey avait 13 ans à l’époque quand il commença de le harceler pour qu’ il l’accepte dans son groupe. Enfin, il garde la meilleure pour la fin, la jeune flûtiste prodige de 21 ans qu’il aime à mettre en avant sur la plupart des morceaux. Il insiste sur le fait qu’elle va voler de ses propres ailes. La musique me direz- vous ? Elle a bien ce caractère « étiré » comme dans « Of a new cool » du pianiste. Si un groove certain dirige ce flux continu, je ne sens pas de révolte, ni de revendication rageuse. Seule règne une formidable énergie, très communicative. Une prestation enjouée mais très sérieusement jouée.
Pas de rab, car s’il nous quitte à regret, Christian Scott nous assure que le prochain groupe, Snarky Puppy, est le meilleur du monde. Politesse immédiatement retournée par le bassiste leader Michael League. J’ai tout de même pu vérifier que des musiciens des deux groupes échangeaient « backstage », notamment la flûtiste avec les batteurs, s’entretenant assez longuement sur leur musiques respectives. Ils se retrouveront d’ailleurs à la fin du concert de Snarky Puppy pour une jam bienvenue et libératrice.
Snarky Puppy
Voilà un véritable « big band » postmoderne, héritier de la fusion seventies, à la dégaine d’intellos blancs (à la Bill Evans année 60 ) , des universitaires texans, trentenaires, repliés aujourd’hui sur Brooklyn. Très sérieusement, ils balancent une musique parfaitement orchestrée, sans temps mort qui se caractérise par des nappes de son, un synthé planant. Mais vous n’aurez aucun répit avec cette formation. Car dans cette mécanique particulièrement bien huilée, 3 souffleurs exceptionnels, deux guitaristes agiles, un percussionniste allumé, un un batteur costaud, à la frappe rebondissanteinterviennent dans un ensemble assez bluffant. Incapable de me prononcer sur ce que j’entends et découvre, j’avoue être cependant immédiatement conquise par cette machine à groover, funk (cuivres et rythmes), un orchestre de jazz fusion qui a tout du collectif. Ils jouent entre autre leur dernier album Culcha vulcha, un chaudron de musiques du monde, comme ce morceau sud américain épicé drôlement, « Semente ». Car, s’ils s’inspirent de musiques de styles différents, il les transforment à leur sauce. Pas vraiment caliente mais l’effet hypnotique est assuré.
Jeudi 28 juillet
Around Chet
Bojan Z (piano), Cyril Atef (batterie), Christophe Minck (basse et …harpe) et Pierre-François Dufour (batterie/violoncelle) Trompettistes : Airelle Besson, Stéphane Belmondo, Luca Aquina, Erik Truffaz Chanteurs : Hugh Coltman, Jose James, Sandra Nkake, Camélia Jordana
Ils sont douze si je sais compter, une petite troupe bien réglée, qui a vécu ensemble pour enregistrer cet album hommage Autour de Chet, à la Fabrique, le studio en vogue de St Rémy de Provence. Le maître d’œuvre est Clément Ducol qui avait déjà réussi son coup avec le précédent Autour de Nina. Il a réuni plusieurs générations du jazz, de la pop, de la variété sous forme de duos trompette /voix pour reprendre quelques pépites du répertoire de Chet Baker. Le chanteur trompettiste de l’Oklahoma qui a su se forger un style propre, ouvrir une voie très particulière, jouait habilement de ses fêlures : souvent sur le fil, une voix évanescente et étrange prolongeait son instrument, comme sortant du pavillon, fragile, douce, susurrant presque. Un trompettiste au phrasé unique dans les graves, aux silences opportuns. Un accompagnement minimal de la voix, juste un dialogue incomparable, le velours d’une conversation intime. Ah ! The Touch of Your Lips… bizarrement non repris dans ce concert.
Depuis l’an dernier, j’en suis à mon troisième hommage à Chet: après celui très personnel et sans doute, le plus original de Riccardo del Fra My Chet, My Song, celui impeccable et le plus fidèle de Stéphane Belmondo en trio Love for Chet à Vitrolles, le mois dernier lors de la Fête à Charlie. Sans compter les documentaires. Parce que je n’ai jamais pu suivre Chet dans Let’s get Lost de Bruce Weber, je recommande plutôt le portrait sensible Chet’s Romance (1987) du photographe Bruno Fèvre que nous avions découvert au Tremplin Jazz d’ Avignon 2011, en compagnie de Stéphane Belmondo justement.
Les compositions de Chet sont rejouées ici, façon exercice de style, « tribute of love ». Comme tous les interprètes du CD ne sont pas réunis ce soir, nous aurons la primeur de reprises inédites, plus ou moins saisissantes. Je ne garderai en mémoire que les interprétations reçues en toute subjectivité : ainsi, une autre version de « Nature boy » que celle de Hugh Coltman, dimanche dernier au Mucem mais dans laquelle Jose James et Airelle Besson rendent assez bien l’étrangeté déroutante de cette composition mélancolique. « The Thrill is gone » est peut être la version la plus « blanche », morne, désespérément étirée (Camélia Jordana et Erik Truffaz). Je retrouve l’ implication de Hugh Coltman avec ses partenaires dans son swingant « It had to be you » ou son rageur « Born to be Blue » avec Erik Truffaz mais je préfère de loin « A Taste of Honey » à l’intensité particulière, due à la trompette de Luca Aquino et à la harpe de Christophe Minck.finit Le duo de Sandra Nkake dans « Grey December » montre une Airelle Besson toujours précise et déterminée, faussement fragile.
Mention particulière au quartet qui sert et soutient les duos et aux arrangements discrets mais soyeux des cordes sur quelques chansons qui viennent au secours de fragilités vocales. Un tel projet qui demande travail et fins réglages ne va pas sans risque : comment restituer les nuances, cette intimité presque forcée que Chet imposait, selon la jolie formule « un appel au secours qui n’attend pas de réponse ».
Le public est content car il retrouve des chansons entrées dans la mémoire collective. Et je quitte le lieu apaisée, rassérénée inexplicablement. Le festival s’achève là, j’aime rester sur cette note. Il en sera toujours ainsi pour moi, Chet, je ne l’aurai pas vu vieillir…
NB : A réécouter en contrepoint de l’album sorti chez Verve cette année, un autre hommage plus littéral cette fois, dans l’excellente émission Easy Tempo de Thierry Jousse et Laurent Valéro, intitulée justement autour de Chet :
http://www.francemusique.fr/emission/easy-tempo/2015-ete/autour-de-chet-baker-08-28-2015-19-00
Sophie Chambon
|La dix-septième édition de ce festival de plein air a été marquée par une programmation de qualité, la dernière de Bernard Souroque, avec des temps forts évidemment, d’autres moins intenses mais un public local toujours fidèle, en dépit de la situation troublée.Après les deux soirées marquantes au MUCEM, retour à l’ombilic, au cœur du festival depuis ses origines, le Palais Longchamp. Construction majestueuse, ce château d’eau néoclassique est un témoignage grandiose (au sens de surdimensionné) de l’arrivée du canal de Provence à Marseille, au XIXème. On peut entrer discrètement par l’arrière et monter une colline suivant un sentier qui bifurque avec bosquets et pièces d’eau où coassent quelques batraciens….ou franchir les grilles ouvragées pour gravir de monumentaux escaliers jusqu’à une gigantesque colonnade dominant un bassin de sculptures allégoriques de la Durance et du Rhône… De là, changement de décor, on pénètre dans le village du jazz et du blues, des musiques du monde (cinq continents).
Mardi 26 juillet
Christian A Tunde Adjuah Scott (tp), Elena Pinderhughes (fl), Braxton cook (alto saxophone), Lawrence Fields (p, Fender), Kris Funn ( cb), Corey Fonville ( dms, electronique)
Je me sens à l’aise sur le site, la jauge ne déborde pas comme la veille pour l’inévitable Ibrahim Maalouf et le surlendemain pour le zébulon Jamie Cullum (capacité maximale de 3500 pax). Ça respire et s’étale sur les pauvres pelouses à l’herbe rase et rare (il fait encore plus de 30° à 21h). Le public est jeune, car le plateau ce soir est constitué de deux groupes qui sont à la pointe des musiques actuelles. Il est vrai que je serai un peu décontenancée, m’attendant à une musique plus étonnante, vraiment dérangeante. Toujours ce fantasme d’une (improbable) révélation.
Or, le groupe qui débute la soirée, le sextet du Louisianais Christian Scott, formé à la Berklee School, a une instrumentation des plus classiques : contrebasse, clavier, batterie, sax alto, flûte. Seule, la drôle de trompette inversée du leader est originale, enfin si l’on veut, car l’image de Dizzy Gillespie revient en force. Après le concert, retraversant à ses côtés le site jusqu’au stand où il va, très sérieusement dédicacer et vendre son dernier CD, nous échangeons rapidement quelques phrases : s’ il n’a aucun trompettiste favori, il s’inspire de tous et il décrit un concert hybride avec des compositions du prochain album à venir, d’autres de l’ancien Stretch music et des pans de « classic jazz » ( il doit penser à « Eye of the Hurricane » d’ Herbie Hancock). Autrement dit, s’il ne sépare pas les divers champs musicaux dont il sait se servir, il se réclame encore de l’idiome jazz. Et peut être que ses aigus ont à voir avec ceux de Satchmo qu’ ils tentent de rejoindre …
Une approche décontractée et simple en concert, un contact facile et chaleureux, il a de la « tchatche » comme on dit ici. Il prend même une photo avec moi ! Son look est presque sage, un collier doré style tore sur son débardeur noir ( avec une tête de noir grimaçant un sourire, coincée entre les faisceaux de trompettes), un pantalon noir, une coupe de cheveux taillée haut et ras sur le sommet, en souvenir de son héritage ethnique, afroaméricain et amerindien. Il s’expliquera assez longtemps sur ses origines et sa culture en évoquant la figure de son grand-père, dans le dernier morceau « The Last Chieftain » (Stretch Music, label Ropeadope, 2015 ) où sa trompette sonne véritablement autrement . Son grand père a inspiré un des personnages de la série TREME sur HBO, qui reprend le nom d’un quartier de la Nouvelle Orléans, trois mois après le passage dévastateur de Katrina ; une démarche authentique où l’on entend beaucoup de musiciens dans leur propre rôle, vantée par le cinéaste Bertrand Tavernier qui connaît bien la région (Dans la brume électrique). Ça joue fort, encore que le niveau sonore soit supportable même aux premiers rangs. Après quelques morceaux prestement enlevés à la rythmique hip hop, il présente très précisément (comme à chaque concert visiblement) les membres de son groupe à géométrie variable, en commençant par le claviériste de St Louis dont il vante la capacité inouïe à s’emparer de tous les styles et folklores, le saxophoniste alto, sexy en diable, le contrebassiste qui a signé leur entente un soir de beuverie ( dans un « liquid state ») et il raconte qu’il connaît son formidable ‘ jungle drummer’ depuis 12 ans, le jeune Corey avait 13 ans à l’époque quand il commença de le harceler pour qu’ il l’accepte dans son groupe. Enfin, il garde la meilleure pour la fin, la jeune flûtiste prodige de 21 ans qu’il aime à mettre en avant sur la plupart des morceaux. Il insiste sur le fait qu’elle va voler de ses propres ailes. La musique me direz- vous ? Elle a bien ce caractère « étiré » comme dans « Of a new cool » du pianiste. Si un groove certain dirige ce flux continu, je ne sens pas de révolte, ni de revendication rageuse. Seule règne une formidable énergie, très communicative. Une prestation enjouée mais très sérieusement jouée.
Pas de rab, car s’il nous quitte à regret, Christian Scott nous assure que le prochain groupe, Snarky Puppy, est le meilleur du monde. Politesse immédiatement retournée par le bassiste leader Michael League. J’ai tout de même pu vérifier que des musiciens des deux groupes échangeaient « backstage », notamment la flûtiste avec les batteurs, s’entretenant assez longuement sur leur musiques respectives. Ils se retrouveront d’ailleurs à la fin du concert de Snarky Puppy pour une jam bienvenue et libératrice.
Snarky Puppy
Voilà un véritable « big band » postmoderne, héritier de la fusion seventies, à la dégaine d’intellos blancs (à la Bill Evans année 60 ) , des universitaires texans, trentenaires, repliés aujourd’hui sur Brooklyn. Très sérieusement, ils balancent une musique parfaitement orchestrée, sans temps mort qui se caractérise par des nappes de son, un synthé planant. Mais vous n’aurez aucun répit avec cette formation. Car dans cette mécanique particulièrement bien huilée, 3 souffleurs exceptionnels, deux guitaristes agiles, un percussionniste allumé, un un batteur costaud, à la frappe rebondissanteinterviennent dans un ensemble assez bluffant. Incapable de me prononcer sur ce que j’entends et découvre, j’avoue être cependant immédiatement conquise par cette machine à groover, funk (cuivres et rythmes), un orchestre de jazz fusion qui a tout du collectif. Ils jouent entre autre leur dernier album Culcha vulcha, un chaudron de musiques du monde, comme ce morceau sud américain épicé drôlement, « Semente ». Car, s’ils s’inspirent de musiques de styles différents, il les transforment à leur sauce. Pas vraiment caliente mais l’effet hypnotique est assuré.
Jeudi 28 juillet
Around Chet
Bojan Z (piano), Cyril Atef (batterie), Christophe Minck (basse et …harpe) et Pierre-François Dufour (batterie/violoncelle) Trompettistes : Airelle Besson, Stéphane Belmondo, Luca Aquina, Erik Truffaz Chanteurs : Hugh Coltman, Jose James, Sandra Nkake, Camélia Jordana
Ils sont douze si je sais compter, une petite troupe bien réglée, qui a vécu ensemble pour enregistrer cet album hommage Autour de Chet, à la Fabrique, le studio en vogue de St Rémy de Provence. Le maître d’œuvre est Clément Ducol qui avait déjà réussi son coup avec le précédent Autour de Nina. Il a réuni plusieurs générations du jazz, de la pop, de la variété sous forme de duos trompette /voix pour reprendre quelques pépites du répertoire de Chet Baker. Le chanteur trompettiste de l’Oklahoma qui a su se forger un style propre, ouvrir une voie très particulière, jouait habilement de ses fêlures : souvent sur le fil, une voix évanescente et étrange prolongeait son instrument, comme sortant du pavillon, fragile, douce, susurrant presque. Un trompettiste au phrasé unique dans les graves, aux silences opportuns. Un accompagnement minimal de la voix, juste un dialogue incomparable, le velours d’une conversation intime. Ah ! The Touch of Your Lips… bizarrement non repris dans ce concert.
Depuis l’an dernier, j’en suis à mon troisième hommage à Chet: après celui très personnel et sans doute, le plus original de Riccardo del Fra My Chet, My Song, celui impeccable et le plus fidèle de Stéphane Belmondo en trio Love for Chet à Vitrolles, le mois dernier lors de la Fête à Charlie. Sans compter les documentaires. Parce que je n’ai jamais pu suivre Chet dans Let’s get Lost de Bruce Weber, je recommande plutôt le portrait sensible Chet’s Romance (1987) du photographe Bruno Fèvre que nous avions découvert au Tremplin Jazz d’ Avignon 2011, en compagnie de Stéphane Belmondo justement.
Les compositions de Chet sont rejouées ici, façon exercice de style, « tribute of love ». Comme tous les interprètes du CD ne sont pas réunis ce soir, nous aurons la primeur de reprises inédites, plus ou moins saisissantes. Je ne garderai en mémoire que les interprétations reçues en toute subjectivité : ainsi, une autre version de « Nature boy » que celle de Hugh Coltman, dimanche dernier au Mucem mais dans laquelle Jose James et Airelle Besson rendent assez bien l’étrangeté déroutante de cette composition mélancolique. « The Thrill is gone » est peut être la version la plus « blanche », morne, désespérément étirée (Camélia Jordana et Erik Truffaz). Je retrouve l’ implication de Hugh Coltman avec ses partenaires dans son swingant « It had to be you » ou son rageur « Born to be Blue » avec Erik Truffaz mais je préfère de loin « A Taste of Honey » à l’intensité particulière, due à la trompette de Luca Aquino et à la harpe de Christophe Minck.finit Le duo de Sandra Nkake dans « Grey December » montre une Airelle Besson toujours précise et déterminée, faussement fragile.
Mention particulière au quartet qui sert et soutient les duos et aux arrangements discrets mais soyeux des cordes sur quelques chansons qui viennent au secours de fragilités vocales. Un tel projet qui demande travail et fins réglages ne va pas sans risque : comment restituer les nuances, cette intimité presque forcée que Chet imposait, selon la jolie formule « un appel au secours qui n’attend pas de réponse ».
Le public est content car il retrouve des chansons entrées dans la mémoire collective. Et je quitte le lieu apaisée, rassérénée inexplicablement. Le festival s’achève là, j’aime rester sur cette note. Il en sera toujours ainsi pour moi, Chet, je ne l’aurai pas vu vieillir…
NB : A réécouter en contrepoint de l’album sorti chez Verve cette année, un autre hommage plus littéral cette fois, dans l’excellente émission Easy Tempo de Thierry Jousse et Laurent Valéro, intitulée justement autour de Chet :
http://www.francemusique.fr/emission/easy-tempo/2015-ete/autour-de-chet-baker-08-28-2015-19-00
Sophie Chambon