D’Jazz Nevers 4ème journée
Trois concerts : le trio Designers de Joachim Florent, le trio Nout et le quartette “Les Cadences du monde” de Louis Sclavis. Trois regards contrastés sur “le jazz” aujourd’hui auxquels fit écho une rencontre avec artistes d’après concert.
Né en Belgique 1979, Joachim Florent a étudié à l’ENM de Villeurbanne importante pépinière de nouveaux talents, puis au CNSM de Paris au sein duquel se constitua une sorte de noyau dur de sensibilités cousines, notamment sous la forme d’une moyenne formation, Radiation 10, lauréate du Concours national de jazz de La Défense en 2007, puis d’un collectif plus large, Coax. Une famille qui s’est dispersée sans jamais totalement se perdre de vue, dispersion dont D’Jazz Nevers a eu l’occasion de rendre compte depuis le concert de Radiation 10 en 2008, en inscrivant à son affiche les noms de Benjamin Flament, Emmanuel Scarpa, Bruno Ruder, Clément Janinet, Hugues Mayot, Fidel Fourneyron, Aymeric Avice… et Joachim Florent qui s’y produisit même en solo en 2016.
Il présentait hier son trio Designers, à trois semaines d’une tournée Finlandaise pour la sortie d’un premier disque début décembre, entouré du pianiste Aki Rissanen passé par l’Academie Sibelius d’Helsinki et le CNSM de Paris, depuis familier de la scène française ; et Will Guthrie, batteur australien installé à Nantes, que nous avions déjà évoqué dans ces pages à propos d’un concert du guitariste hongrois Gabor Gado.
Les partitions de Joachim Florent évoquent les notions de motricité, d’entrainement mécanique, mais une mécanique de précision, aux multiples rouages et démultiplications. L’un des morceau s’intitule d’ailleurs fort à propos Engrenages. Un confrère y verra prévisibilité et systématisme. Système pourquoi pas, une certaine conception du minimalisme répétitif faisant ici système. Mais un système suffisamment riche pour que j’ai pu aimer m’y perdre dès le premier morceau, tentant vainement de me raccrocher à un matériel mélodique qui se dérobait constamment. « Les partitions sont pourtant réduites au strict minimum. Sauf peut-être dans la deuxième du programme. » me confiera Joachim Florent en aparté.
Faute d’oreille peut-être, c’est ce minimum, entêtant, que j’ai poursuivi de mon attention tout au long de ce premier morceau, comme si je cherchais à l’identifier sous les doigts de l’un des trois instrumentistes alors qu’il surgissait sous les doigts d’un autre, et ainsi de suite. Il faut dire que tout va très vite. C’est moins une question de tempo, qu’une agilité pensée et puissante des motifs et des doigts. Si motricité il y a, elle n’a pas l’inertie d’une machine à vapeur. Elle est vive est nerveuse, à l’âge du moteur et de la pile électrique, hyper-connectée d’un instrument à l’autre : netteté de phrasé du pianiste, facilement percussif, une clareté de jeu brouillant cependant et paradoxalement la répartition conventionnelle des deux mains ; foisonnement du jeu de batterie qui n’a rien du systématisme binaire des batteurs des “nouveaux trios” qui se sont multipliés dans le sillage d’EST et The Bad Plus, ce qui me fait dire par contraste que la batterie de Will Guthrie “swingue” ; Joachim Florent enfin, d’une contrebasse féline par ce mélange de musculature et d’impulsivité qui réagit ici tant sous les doigts que sous l’archet. Il me tarde d’entendre ce disque annoncé pour début décembre et d’y retrouver ces folles et insaisissable figures qui m’ont tenu en alerte durant tout le concert. On retrouvera Joachim Forent demain, 10 novembre dans la grande salle de la Maison de la culture au sein de GRIO (Grand Imperial Orchestra), version grand ensemble de l’Imperial Orchestra dont il fut l’un des membres fondateurs.
En fin d’après-midi, le Café Charbon (“Scène de musiques actuelles”), présentait le trio Nout qui m’avait fait fuir cet été à Malguénac les mains sur les oreilles, il faut le dire dans des conditions difficiles. Par comparaison, l’écoute d’hier m’a parue raisonnable et m’a mis dans des dispositions suffisantes pour apprécier le geste de Rafaëlle Rinaudo sur la harpe, la fraîcheur du jeu de Blanche Lafuente sur la batterie et l’énergie avec laquelle Delphine Joussein (grandie dans la sphère du collectif Coax évoqué plus haut) transgresse, par le traitement électronique, les possibilités de sa flûte. Mais je me sens d’un âge trop avancé pour commenter pertinemment en mal ou bien ce que j’ai entendu hier. On pourra encore se faire une idée demain 10 novembre à la Smac de Viviers, le 16 à Toulouse (Pavé dans le Jazz), le 19 à Brest (Plages Magnétiques), le 23 à Reims (Sunnyside Festival), le 25 à Guidel (L’Estran), le 26 à Rennes (Jazz à l’Ouest).
Ah, voilà un homme exactement de mon cru. 1953, l’année de la mort de Django Reinhardt et du couronnement d’Elisabeth II. Ce qui étonne, lorsque l’on a pu partager avec Louis Sclavis un café le matin à l’hôtel ou un plat au réfectoire du festival, et l’y avoir trouvé gourmand, bonhomme, bon camarade, bon public et tout autant farceur, c’est le voir le soir même paraître sur scène : cette droiture, cette élégance stricte de sa présence, comme la condition sine qua non de la belle tenue toujours renouvelée de ses programmes. Car il y a toujours un programme précis, comme un auteur a toujours un roman à venir en écriture et un dernier roman en librairie. Et l’on ne compte plus ceux qu’il nous a présentés depuis bientôt quarante ans. On ne les compte plus, mais on les a bien souvent très présents à l’esprit, on les distingue aisément les uns des autres. Et l’on verra plus bas pourquoi.
Le programme qu’il présentait hier, celui avec lequel il tourne depuis 2021, année où nous l’avions vu au Triton réunit sous le titre « Les Cadences du monde » deux violoncellistes – Annabelle Luis, venue des mondes classique et baroque ; le très éclectique Bruno Ducret – et un joueur de percussions persanes Keyvan Chemirani, remplacé en ce moment par le joueur de tabla Prabhu Edouard. Et quoi de neuf sur ce programme avec cette nouvelle donne ? Un placement, par rapport au zarb, différent des tablas patiemment accordées en début de concert sur la note donnée par le violoncelle, avec sur ces compositions et leur plages d’improvisations, quelque chose qui nous a paru plus imbriqué dans leur tissu mélodico-rythmique.
Je pourrais m’en tenir là, la fatigue ayant eu raison de mon attention tout au long du concert et tout particulièrement au moment même où je venais de me dire : ah ! voici les deux pièces du programme signées par Bruno Ducret, ouvrons l’œil pour voir ce qui lui appartient là en propre… Et à ce moment précis, mon esprit est parti à la godille poussé par le souvenir d’un événement récent dont je me disais qu’il me serait peut-être possible de tirer une nouvelle et arracher enfin un geste littéraire de mon métier d’écriture au service du jazz… Et là, je me suis endormi.
Dans un petit livre que j’ai lu avant-hier dans le train Dijon-Nevers, aussi amusant qu’instructif – Improvisation libre, Manuel d’écoute, John Corbett, Lenka Lente) – se trouve un chapitre intitulé Distraction et Endormissement. On peut y lire : « Certains de mes moments les plus mémorables sont advenus à l’instant où la conscience reprenait le dessus sur le relâchement de mon cerveau, mon corps se réveillant brusquement après s’être assoupi. Si vous avez atteint un certain niveau, comme certains grands lamas ou maîtres zen, vous pouvez saisir la musique tout en dormant profondément. […] La simple distraction peut aussi être efficiente. […] Si vous êtes sur vos gardes ou si vous vous sentez coupable de laisser votre esprit vagabonder, la technique ne fonctionnera tout simplement pas. […] Mais si vous parvenez à maîtriser cette technique contre-intuitive, vous vivrez des expériences particulières […] en produisant une matrice surréaliste globale où les réalités vécues et imaginaires se mélangent et s’accordent. » Suivent en notes quelques conseils pour éviter le ronflement, la chute de fauteuil et une manifestation trop voyante de votre endormissement, en évitant en priorité d’être vu des musiciens.
Il faut croire que, pas plus qu’il ne suffiront à me faire accéder au domaine littéraire, le sommeil et le rêve n’ont pas eu cet effet d’hyper-conscience, faute de discipline ou par excès de culpabilité. Il est juste advenu que je me suis trouvé réveillé par le grand climax free du concert – justement intitulé La Fin des phrases – dont il m’a fallu quelques instants pour en appréhender le sens musical, et que je n’ai vraiment ressaisi mes esprits qu’au morceau suivant, À l’Est des sources, moment quasiment mozartien du concert, totalement écrit.
Y fit suite Les Saisons du delta qui, après une entrée très XXèmiste, laisse le champ libre à Annabelle Luis pour improviser dans un style qui pouvait paraître – tout du moins à l’amateur de jazz – innocent, comme si elle n’avait pas encore mordu l’un de ces nombreux clichés offert par le démon du jazz sur l’arbre de vie. Une sorte de moment vécu au Paradis terrestre (et c’est peut-être bien ce solo auquel fait référence Louis Sclavis dans le débat mentionné ci-dessous).
Triomphe. Rappel. Cette fois-ci, c’est Prabhu Edouard qui m’a interpelé. Non seulement, il m’a rappelé quelque chose que j’avais observé dès le début du concert, cette façon de s’immiscer dans la texture de l’arrangement. Mais ici précisément, je l’ai surpris s’emparer d’un phrase du violoncelle de Ducret pour en faire un motif à variations mélodico-rythmique, qui allait déboucher sur un grand solo de tablas. Nouveau triomphe.
À l’issue du concert, Xavier Prévost, comme régulièrement à Nevers, invitait les artistes à une petite interview au foyer du public, occasion d’un dialogue avec les spectateurs. La culpabilité résultant de mon endormissement m’a incité à relever à la volée quelques propos.
« Tous mes projets partent des musiciens que je choisis. “Les Cadences du monde” font suite à mon travail avec l’ensemble de musique baroque Amarillis et particulièrement d’Annabelle Luis. Parallèlement, j’ai commencé à travailler en duo avec Bruno. Le son de Keyvan Chemirani m’est venu à l’esprit. Il n’est pas libre ce trimestre et il m’a fallu imaginer comment le remplacer. Et j’ai eu l’idée de Prabhu. Autrement dit, tout part des individus et d’un son de groupe. Ensuite, il me faut un fil conducteur. Un sujet. Pas forcément pour m’en inspirer directement. Dans le cas d’Ernest Pignon-Ernest, si, l’inspiration s’était faite en direct. Mais pas dans le cas de « Les Cadences du monde » qui est parti de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier et de L’Usure du monde, travail photographique qu’a fait Frédéric Lecloux sur les pas de Nicolas Bouvier. J’ai besoin d’un lien de ce genre qui est aussi l’occasion de trouver une idée générale et des titres. C’est important les titres notamment dans ma façon de suivre cette idée générale pour aller de chapitre en chapitre. C’est pourquoi les morceaux de mes projets sont conçus pour être joués dans un ordre précis. Je travaille toujours comme ça. »
À Propos du rapport écriture-improvisé : « D’abord, il y a un chef. C’est moi. J’arrive avec des compositions qui demandent à être complétées. C’est à l’initiative des musiciens que j’ai choisis. Une liberté sous contrainte. Il faut chercher la bonne contrainte. Chacun peut proposer et, moi, j’ai le pouvoir de dire oui ou non. »
À la question de Xavier Prévost sur la possibilité d’un accident heureux : « Je vais vous donner un exemple. Dans un des morceaux, Anna improvise habituellement avec une technique de grincement. Ce soir, Bruno l’a devancé. A eu recours à ce types de son avant elle. Anna a alors pris dans l’instant l’initiative d’improviser tout différemment, et nous a donné un solo d’un type qu’elle n’avait jamais fait. L’accident est souhaitable, c’est une occasion de renouvellement. De manière générale, on cherche à tout contrôler, mais le meilleur c’est ce qui nous échappe. »
Sur la question du jazz : « Je considère que je fais du jazz. Cette pratique de l’interaction dans l’improvisation, c’est du jazz. Le jazz, c’est de la “real politik”. C’est poser un problème sur scène et le résoudre en direct, dans l’instant, devant les gens. C’est la résolution collective d’un problème en situation. Si on demande ce que je fais, je dis que je fais du jazz. »
Sur le choix du percussionniste et son remplacement : « Pour un projet comme celui-ci, il est important d’avoir un percussionniste brillant. C’est le cas de Keyvan. C’est le cas de Prabhu. Dès le premier concert avec Prabhu, ça a été évident. Prabhu chope très vite les formes, il retient tout, sans partition, et il est tout de suite très branché sur l’interaction. »
Prabhu qui arrivé peu auparavant dans la salle et qui a écouté les derniers propos de Louis : « Lorsque Louis m’a proposé le remplacement, connaissant Keyvan, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je cherche à faire comme lui, que de toute façon je n’y parviendrais pas. Nous avons eu une conversation par zoom. Mais pas pour parler technique, plutôt de la poétique. Et avec moi, Louis, Anna et Bruno se sont mis à jouer différemment. Mais quand Louis dit qu’il fait du jazz, parce qu’il est dans l’interaction, dans la musique indienne, on résout aussi des problèmes sur place, dans l’instant, devant le public. Tu dis “Ce qu’on fait, c’est du jazz”. Moi, je te dis qu’on fait de la musique indienne. » Et sur l’éclat de rire général, on s’est séparé pour aller dormir ou boire un dernier verre avant l’avant-dernier. Et ceux qui n’étaient pas là, retrouveront le quartette de Louis Sclavis du 17 au 19 novembre à Dunkerque (Jazz Club), le 2 décembre à Lyon (Périscope), le 3 décembre à Vitrolles (Moulin à Jazz). Et ils pourront entendre le concert de Nevers sur France Musique samedi prochain 12 novembre dans le cadre du Jazz Club d’Ivan Amar.
11h55 déjà. Le concert du trio Parking d’Élise Dabrowski avec Fidel Fourneyron et Olivier Lété commence dans 20 minutes. Suivront Sweet Dog (Paul Jarret, Julien Soro et Ariel Tessier) à 15h, le sextette de Christophe Girard à 18h30, Erik Truffaz et Sandrine Bonnaire à 2h30 avec en seconde partie Les Noces translucides de François Corneloup sur une photo de Guy Le Querrec et un texte de Jean Rochard. Franck Bergerot (photos © X.Deher)
Franck Bergerot (photos © X.Deher)