D’Jazz Nevers, 6ème journée
Ce 10 novembre fut une journée contrastée, du salon de musique au music-hall, avec Suzanne, Fragments d’Yves Rousseau, GRIO et le Supersonic de Thomas de Pourquery
Et d’abord Suzanne, car c’est elle qui nous recevait dans son salon de musique (en fait, la petite salle de la Maison de la Culture dont on oublia les murs). Suzanne est le nom d’un trio tout à la fois vocal et instrumental, témoignage de la fluidité des échanges stylistiques dans la pratique musicale aujourd’hui, dont témoignait déjà la veille l’étonnante prestation de la violoniste Amaryllis Billet au sein du sextette de Christophe Girard. Au violon alto, Maëlle Desbrosses chez qui l’on devine un vaste héritage classique du pré-baroque au contemporain, avec des gestes folk lorsqu’elle s’accompagne en pinçant les cordes à la manière d’un banjo. À la clarinette basse, Hélène Duret chez qui la technique classique semble avoir été submergée par un vaste patrimoine associé à son instrument depuis Eric Dolphy et probablement d’autres choses du côté des musiques traditionnelles. À la guitare folk, Pierre Tereygeol avec des gestes qui, outre des phrasés hérités de la génération AbercromMetheSco, m’évoquent les guitaristes du folk revival anglais des années 1960, mais qui, à lire ses interviews, se réfèreraient plutôt aux guitares du folk américain que l’on entend aussi dans la pratique vocale du trio, avec quelque chose évoquant là encore l’époque pré-baroque. Dans leur approche du chant à trois voix, je me remémore d’ailleurs Le Carillon de Vendôme (XXe) tel qu’il avait été repris par David Crosby sur son album solo « If I Could Only Remember My Name ». Mais 1971… nos trois artistes n’avaient pas vu le jour et ils ont probablement des références plus récentes. Quoiqu’ils en aient aussi de plus anciennes lorsqu’ils reprennent en rappel le standard Statisfied Mind créé par le violoniste et chanteur Joe Red Hayes en 1954, puis inscrit au répertoire d’Ella Fitzgerald, Joan Baez, les Byrds, Bob Dylan et des dizaines d’autres. Interpelé à la fin de son rappel par le journaliste Jacques Denis pour en connaître l’origine, Pierre Tereygeol dit la connaître par Jeff Buckley, qu’il cite parmi ses influences, lorsque je croyais entendre dans son interprétation de lointaines réminiscences du blues des origines. Mais les frontières musicales n’existent pas plus dans le vaste continent de l’Americana qu’au sein de cette étrange et envoutant répertoire chanté-joué par Suzanne, composé en majorité par le guitariste (avec même un hommage à Frank Zappa), la violoniste et la clarinettiste lui ayant emboité le pas pour s’en emparer à leur tour, répertoire improvisé enfin entre les lignes d’arrangements dignes des chefs d’œuvre de la passementerie.
De passementerie, il ne sera guère question avec le programme“Fragments” présenté au Théâtre par le septette d’Yves Rousseau (contrebasse ) car, s’il en a fait preuve dans son travail de compositeur et arrangeur sur des pièces amplement développées, il n’en laisse rien paraître dans la puissance de feu qu’il distribue à ses pupitres : Jean-Louis Pommier (trombone), Géraldine Laurent (sax alto), Thomas Savy (clarinette basse), Csaba Palotai (guitare électrique), Étienne Manchon (claviers), Vincent Tortiller (batterie). Cette fois-ci, les références sont claires et annoncées : le progressive rock des années 1970 et plus particulièrement Soft Machine, Pink Floyd, Genesis, King Crimson.
En ouverture de concert, un hommage à Soft Machine. C’est la marque du Soft Machine cuivré de “Third” et “4” qui s’impose ici, l’écriture d’Yves Rousseau stimulant ses souffleurs et leur lâchant la bride d’une façon qui nous rappelle plus largement ces sections informelles de la scène jazz anglaise que se disputèrent Soft Machine, Mike Westbrook, Chris McGregor, Keith Tippett et Julie Driscoll, Centipede, John Surman, le London Jazz Composers Orchestra, Michael Gibbs et Graham Collier. Si la mémoire des autres groupes est plus l’objet d’évocations que d’emprunts et citations, c’est cette couleur “cuivrée” qui marque ces “Fragments” de son empreinte face à la guitare incandescente et “frippienne” de Csaba Palotai. À la batterie : exactement le batteur qu’il fallait, Vincent Tortiller, précis dans une certaine sauvagerie, musical et nuancé dans la puissance. Un regret, un pupitre de vents un peu estompé par la guitare, et dont la disposition en disposition en diagonale – probablement idéale sur scène – nous prive de l’attaque directe des cuivres tellement jouissive dans ce genre de musique.
Deux heures plus tard, à la Maison de la Culture, l’attaque des “cuivres” fut frontale, le mot cuivres étant ici accepté au sens large : Fred Roudet, Aymeric Avice (trompette), Simon Girard (trombone), Damien Sabatier (saxes alto et sopranino), Gérald Chevillon (saxes basse, ténor, soprano et flageolet). Telle est la force de frappe réunie autour d’Aki Rissanen (piano), Joachim Florent (contrebasse) et Antonin Leymarie (batterie) pour constituer le GRIO (GRand Impérial Orchestra), déclinaison XL de l’Impérial Quartet (Sabatier, Chevillon, Florent, Leymarie). Pas plus qu’un octette, mais qui sonne comme un big band complet, redevable de cette puissance de feu à la qualité de projection de ses vents, à un batteur qui joue à fond le jeu du batteur de big band, à l’efficacité des arrangements : une extrême densité d’écriture du tutti à la distribution polyphonique, parfois jusqu’au dérèglement free, ainsi qu’une écriture rythmique excitante sans rien laisser voir de ses sophistications. Côté solistes : Simon Girard est du genre à faire fumer coulisse et pavillon, Fred Roudet réuni en un seul les qualités de ce que seraient en ce siècle un Cat Anderson, un Cootie Williams et un Rex Stewart. Aymeric Avice joue les Freddie Hubbard avec cette même authenticité qu’il met dans des projets plus contemporains. Damien Sabatier déchire l’espace et Chevillon le fait exploser… parfois de rire lorsqu’il passe au cours d’une même phrase du sax basse au flageolet. Aki Rissanen y disperse d’un doigt ferme de petits cubes aux couleurs contrastées tirés ici et là de la surface de son clavier avec des gestes de plasticien. Joachim Florent habite enfin de sa contrebasse cet espace avec l’intensité qui caractérise déjà son travail de compositeur.
Leur succède le all stars de Thomas de Pourquery (chant, sax alto, animation) et son Supersonic : Fabrice Martinez (trompette, bugle, chant, percussions), Laurent Bardainne (saxophone ténor, synthétiseur, chant), Arnaud Roulin (piano, synthétiseur, électronique, percussions), Frederick Galiay (basse électrique, chant), Edward Perraud (batterie, électronique , chant). Un authentique all stars porté de bout en bout par ce dernier, élégant jusqu’aux extrêmes et jusqu’à l’absurde. On chante beaucoup, on coltranise et ornettise un peu, on demande au public s’il va bien, il va bien, mais on lui fait remarquer qu’il l’a dit un peu mollement, on le lui redemande et déjà on se sent mieux, on le fait chanter, ça vient, ça commence à chauffer, on s’aime beaucoup et lorsqu’on demande au public de lever les bras et de les balancer de droite à gauche, il obéit et il le fait et c’est beau tout cet amour… on va surement bientôt faire tourner les serviettes, mais je sors sans attendre. Tant d’amour, ça donne soif. Je me rend au bar en me fredonnant la chanson de Randy Newman You Can Leave Your Hat On*. Et lorsque le public sortira grisé d’amour, moi je serai noir. Franck Bergerot (photos © X.Deher)
*Come over here / Stand on that chair / Yeah, that’s right /Raise your arms up in the air / And now shake ’em.