D’jazz Nevers festival : un poco mega loco
Bartok Impressions, Un Poco Loco, Mother of Pearl et les 30 ans du MegaOctet, tels étaient les quatre actes de cette première journée d’une folle semaine qui prendra fin samedi 16 novembre avec Papanosh et André Minvielle en première partie de Youn Sun Nah.
Bartók Impressions
La journée commence à 12h15 avec le trio Bartók Impressions réduit au duo du violoniste Mathias Lévy et du joueur de cymbalum Miklós Lukács, le contrebassiste Mátyás Szandai étant retenu par un problème de santé, ce dont les deux musiciens s’excusent en expliquant l’importance qu’a eu leur compère dans la réalisation de ce programme qui consiste à plonger dans la musique de Béla Bartók pour en explorer la dimension populaire que le compositeur hongrois ramena lui-même dans les filets de ses collectages ethnomusicologiques.
La question de l’identification au jazz, dans ce festival qui lui est consacré, leur sera posée à la fin du concert (question récurrente et insoluble) par un public néanmoins conquis. Se pose-t-elle ou pas et le recours à la pirouette sémantique du “champ jazzistique” nous est-il ici d’une quelconque utilité ? Certes, tous deux de formation classique sont passés par le jazz. Mathias Lévy par le biais du manouche, puis la multiplication des expériences jusqu’auprès des musiciens américains auxquels il ne prétend d’ailleurs pas se mesurer, plus à son aise en rendant un hommage très personnel à Stéphane Grapelli dans un concept chambriste en compagnie du contrebassiste Jean-Philippe Viret et du guitariste Sébastien Giniaux (“Uni vers”, Harmonia Mundi). Miklós Lukács dans un souci d’ouvrir le champ d’expression de son instrument confiné dans le domaine “folklorique”, le cymbalum, souci qui le conduisit du répertoire classique aux groupes de Mihály Dresch et au trio qu’il produisit sur BMC Records en compagnie de Larry Grenadier et Eric Harland.
Le vocabulaire du jazz, son articulation, sa motricité rythmique et même harmonique, sa syntaxe mélodique sont ici absents et, probablement en aurait-t-il été différemment si Mátyás Szandai, par la plastique de ses tempos, avait été à leurs côtés (voir le disque du trio “Bartók Impressions”, BMC Records), lui qui, également formé à l’école classique, est comme chez lui lorsqu’il est sollicité par Archie Shepp. En son absence, Lévy et Lukacs laissèrent libre cours à cette autre chose, qui n’est pas loin du classique auquel renvoient la virtuosité violonistique et celle de ce “grand piano” dont le clavier et le mécanisme sont remplacés par les bras, les poignets, les doigts et les mailloches de l’instrument. On pense à Liszt et à Paganini, mais dont les instruments auraient été corrompus. D’un côté, par les sonorités altérées, les techniques alternatives des campagnes : des “crin-crins” du Poitou aux virtuoses d’Europe centrale en passant par les fiddles des Iles britanniques ou des Appalaches (dont on retrouve certains phrasés chez Levy lorsque la pulse reprend ses droits), du hardingfele norvégien au sarangi indien, en passant par les cordophones à archet d’Afrique et d’Asie, il existe une sorte d’internationale du violon dont Lévy semble se réclamer, avouant, par exemple, l’influence du vétéran du Taraf de Haïdouks, Nicolae Neacsu, auquel il emprunte sa technique consistant à remplacer l’archet par la friction des doigts sur un crin détaché de ce dernier mais dont une extrémité est attachée au chevalet. De l’autre côté, l’altération des convention instrumentales relève de ces “techniques étendues” et de ces “préparations” inspirées à la “musique contemporaine” par l’écoute du jazz et des traditions populaires et par les simples aspirations spéculatives de ses compositeurs et instrumentistes. Deux types de sources où le free jazz et les radicalismes qui en ont découlé dans le domaine de l’improvisation ont pu puiser allègrement, de Cecil Taylor à Phil Wachsman. On trouvera volontiers des similitudes entre les gestes de ces deux-là et ceux mis en œuvre dans nos Bartók Variations. Et pourtant les projets sont radicalement différents, Lévy et Lukacs se faisant plus plaisant à leur public que Taylor ou Phil Wachsman ne l’auront jamais été.
Les Mikrokosmos de Bartók, ses duos pour violons et ses nombreuses compositions empruntées aux (ou empreintes de) musiques populaires constituent ici un terrain idéal pour Lévy et Lukacs qui font voler les partitions d’une séquence à l’autre en se prêtant à tous les dérapages et toutes les transgressions, dans un élan qui n’est pas celui du jazz, pas même celui du free jazz, recourant à un rubato qui n’est pas le rubato coltranien et doit plus au rubato classique ou à l’élan non mesuré de certaines formes populaires d’Europe centrale dont on croise ici encore la richesse et le dynamisme des rythmes boîteux, au profit d’une performance où l’improvisation n’est pas la grande arche du solo de jazz et ses enchainements de chorus sur un matériau homogène et continu, mais plus une succession de numéros où la profondeur de la musique de chambre peut alterner avec la légèreté du novelty et l’aimable fantaisie du music-hall pour le plaisir très direct du public qui, se pressant nombreux dans le petit théâtre à l’italienne de Nevers, leur fit un triomphe.
Un Poco Loco
Mais mon train – qui me ramène au petit matin vers le bureau parisien de Jazz Magazine où le jour de livraison en imprimerie de notre double numéro décembre-janvier approche à grand pas – risque d’arriver en gare avant que je n’ai terminé ce compte rendu et il me faut en accélérer la rédaction. Je n’en dissimulerai pas pour autant mon enthousiasme pour le trio Un Poco Loco programmé en milieu d’après-midi. Nous les connaissions déjà : Fidel Fourneyron (trombone), Geoffroy Gresser (sax ténor) et Sébastien Beliah (contrebasse) – l’une des parties émergées (avec l’Umlaut big band qui s’est fait connaître par ses reconstitutions des répertoires des années 1920-1930) d’une communauté musicale médiatiquement souterraine où l’on navigue allègrement des répertoires historiques aux modes d’improvisation les plus contemporains.
Le nouveau répertoire du trio, “Ornithologie”, est consacré à la musique de Charlie Parker selon une sélection de morceaux dont le goût de la métaphore nous ferait dire que chacun d’eux est passé aux rayons X, à l’ultraviolet, au scanner, à l’IRM, au détecteur à scintillations, et pour revenir au domaine audio au séquenceur, à l’échantillonneur et à la table de montage numérique, pour en détailler les strates, en isoler les voix, les phrases, les rythmes détournés vers des mélodies originales et vice-versa, tout en en désorganisant le déroulement chronologique, en multipliant les hybridations et les cadavres exquis, les aperçus cubistes comme à travers un lentille de Fresnel, à ceci près qu’ici tout est fait à l’huile de coude sur des instruments en bois d’arbre, alliages métalliques et mécaniques… Avec ce bonheur du jeu en direct sur les formes, les associations d’idées, les résurgences de la mémoire, les timbres naturels ou altérés, la surprise suscitée par les techniques “étendues” et “alternatives”, le plaisir pour le public d’assister à ce jeu de cache-cache avec la mémoire et les amours de chacun, ou simplement de deviner l’unité qui se dissimule derrière ce merveilleux mécano, le tout à quelques mètres des pavillons des vents et de la table d’harmonie de la contrebasse, vibrant en vrai et non par l’intermédiaire d’une membrane de haut-parleur. C’est authentique, malin, concis, intelligent, drolatique, émouvant… Et l’on se demande bien ce qui a pu dissuader le responsables de la misérable mascarade de la proclamation des Victoires du Jazz sur France 5, alors que Fidel Fourneyron était un de leurs lauréats, de lui faire jouer en trio, faute de pouvoir réunir le transatlantique ¿ Que Vola ?, quelques unes de ces très amusantes miniatures. Mais il faut croire que la télévision est réservée aux malentendants, et que ses responsables sont de grands débiles derrière lesquels le monde serait sensé s’engouffrer dans les abysses de la bêtises, eux qui se sont convaincus qu’il faut en tenir écartés musiciens, mélomanes et tout ceux qui se pressaientt hier pour écouter Un Poco Loco. Charlie Parker, lui, n’en doutons pas, aurait aimé.
Mother of Pearl
Le troisième concert de la journée (il est 18H30) est assuré par Eric Séva, franc-tireur installé dans une logique d’auto-production rappelant qu’il apprit la musique dans l’orchestre de son père sur l’âpre réseau des salles de bal. L’accordéon n’est pas loin. Il est même tout proche dans ce nouveau programme “Mother of Pearl”, encore tout frais, qu’il présente autour de Daniel Mille et qui lui a été inspiré par la réécoute de l’album “Summit” de Gerry Mulligan et Astor Piazzolla. À part une suite de deux compositions du créateur du Nuevo Tango, Séva évite la copie conforme, ouvrant le concert seul sur scène avec un baryton (il jouera aussi du soprano) évoquant plus John Surman que Mulligan.
Et si Daniel Mille est sous l’emprise d’un pathos « à la Piazzolla », les partitions de Séva l’emmène ailleurs, quoiqu’il semble y opposer une certain réticence tant et si bien que, en dépit du beau soutien apporté par Christophe Wallemme (contrebasse) et Zaza Desiderio (batterie), on s’interroge sur les rôles respectifs de l’accordéoniste et d’Alfio Origlio (piano et Fender Rhodes). Comme si Daniel Mille, co-vedette du programme, se tenait à distance de ce qui s’apparente à la rhétorique du jazz, se réservant l’expression et la coloration des compositions ainsi que certains ‘“lamentos” d’accordéon partagé ou non avec le saxophone, laissant au pianiste le soin d’accompagner les solos du leader et de relayer ses chorus, selon des modes de jeu “jazz-jazz” qui m’ont paru insuffisamment prémédités en regard de l’originalité du projet, tant en terme d’espace que de narativité. Un projet prometteur encore tout frais, disions nous. Laissons le vivre…
Mega MegaOctet
Enfin, voici arrivée l’heure du grand moment, selon un programme déjà donné à Paris dans le cadre des concerts Jazz sur le vif, par le MegaOctet d’Andy Emler pour célébrer ses 30 ans. En première partie, probablement mon meilleur concert du Mega, et le Diable sait que j’en ai entendu de bons (que des bons serais-je tenté de préciser). L’extrême précision atteinte au cours de ce set par l’orchestre venait couronner cette énergie qui le caractérise, ses tutti explosifs, ses folles polyphonies, ses homophonies profondes, ses unissons nerveux, ses abandons soudains à l’onirisme le plus pur… avec notamment dans ce nouveau programme de prodigieux duos, de batterie et percussions en ouverture (Eric Echampard et François Verly), plus tard de trompette et saxophone (Laurent Blondiau et Guillaume Orti) où l’esprit d’indépendance le dispute à la qualité de l’écoute mutuelle. Mais les solistes, tous de fortes personnalités très différentes les unes des autres, pas forcément destinées à se retrouver côte à côte de façon aussi durable, nommons les, faute de pouvoir énumérer tous leurs solos : Laurent Blondiau (tompette), Philippe Sellam, Guillaume Orti (sax alto), Laurent Dehors (sax ténor), Andy Emler (piano, composition direction), François Thuillier (tuba), Claude Tchamitchian (contrebasse), Eric Echampard (batterie), François Verly (percussions). Et citons, parmi tant d’autres moments, cette espèce de déchirure ponctuant un solo d’introduction de François Thuiller, produite par une furieuse interjection en tutti de la front line et du vibraphone… Ou encore, et là c’est Xavier Prévost à mon côté qui m’en fait la remarque, ce solo de Guillaume Orti totalement réinventé par rapport à celui improvisé au même endroit lors du même programme donné il y a quelques semaines au studio 104 de Radio France.
Entracte, tant de musique aussi ardente mérite une pause, avant de repartir de plus belle avec le même orchestre, mais accueillant cette fois d’anciens camarades pour mieux encore célébrer ces trente ans d’existence. Et d’abord Nguyên Lê qui, comme François Verly participa à la création de l’orchestre. Depuis, ses racines vietnamiennes ont imprégné son jeu et sa palette timbrale s’est enrichie dont il tire des ambiances stratosphériques ou déchues vers quelque désolation post-industrielle grommelante. Vient ensuite Médéric Collignon qui ajuste son pupitre, en perçoit un grincement dont il fait une introduction musicale à sa prestation et qu’il prolonge d’un carillon de bruits de bouches, de cris, de gémissements, d’exclamations, de rires étouffés ou à gorge déployée qui tournent au chant selon des écarts de tessiture extraordinaires où la motricité rythmique du MegaOctet fait irruption, Collignon sautant en marche et poursuivant, l’air de rien, de la voix, de la trompette. Et derrière la dinguerie apparente se révèle une discipline mélodique et rythmique qu’il met bientôt au service de la partition en réintégrant la front line comme s’il ne l’avait jamais quittée. Lui succédera celui qui fut un peu son alter ego, Thomas de Pourquery. Entrée en matière instrumentale, d’un alto romantique, un peu sucré qui glissera progressivement vers une expressivité époumonée, avant que notre altiste ne quitte l’instrument pour se faire chanteur de charme sur une langue semi articulée semi imaginaire… Mais mon train entre en gare et il me faut conclure : voilà bien un concert dont le billet d’entrée aurait dû être remboursé par la Sécurité sociale.
Alors que je m’apprête à mettre ce compte rendu en ligne, le public de Nevers est en train de découvrir la musique du Cri du Caire et l’invitation passée à Erik Truffaz. Demain la fête continue dans la Nièvre avec le tandem Erika Stucky / Knut Jensen, les Indolphylités de Clément Gibert et le trio de Shai Maestro. Franck Bergerot