Enrico Pieranunzi en liberté
Enrico Pieranunzi en piano solo, ce n’est pas un concert, c’est un cadeau. Depuis dix ans les pianiste italien est non seulement au sommet de son art, mais au sommet de sa liberté et de sa spontanéité.
Enrico pianunzi (piano et récits autobiographiques), concert d’appartement chez Hélène-Caroline Bodet, 17 juin 2017
Enrico Pieranunzi, tout juste débarqué d’un avion en provenance de Francfort, avait l’air en arrivant de flotter un peu. Il ressemblait à un baigneur frileux suspendant son entrée dans l’écume. Il a flairé le piano, l’a frôlé, s’est mis en tête de mettre ses entrailles à nu (« The naked piano », a-t-il murumuré), et a demandé que l’on remplace son tabouret par une banale chaise (« E terribilé pour le dos » s’est il justifié). Il a effleuré le piano, a fait quelques traits rapides. Puis ses accords sont devenus de plus en plus appuyés, comme s’il coloriait de couleurs vives un dessin connu de lui seul. Ce dessin s’est précisé, est devenu un blues, mais pas un blues arrangé, un vrai blues aux couleurs franches. Puis Pieranunzi a eu envie de parler. Sous l’effet de je ne sais quelle nécessité intérieure, il s’est mis à raconter son enfance, son initiation au jazz, en se servant de son piano pour illustrer son récit. Il a retracé, donc, son apprentissage du classique dès l’âge de cinq ans et demi, son père guitariste et chanteur à Rome, dont l’univers est changé par une jam session avec Django Reinhardt, après que les musiciens italiens se furent mobilisés pour que Django puisse réintégrer le night-club qui l’avait viré (motif: pas assez dansant…). Il raconte aussi son apprentissage clandestin du jazz, en relevant à l’oreille des solos d’Erroll Garner. Pour appuyer ses dires, Pieranunzi joue l’un de ces morceaux, dont on devine qu’il est gravé dans sa mémoire à jamais. Il raconte aussi comment Charlie Parker est devenu son héros vers 17-18 ans, se souvient qu’il apprenait par coeur toutes les parties de ses disques, avec une prédilection pour la contrebasse reproduite à la main gauche (« La première fois que je me suis produit avec un contrebassiste professionnel, il m’a dit: « Bravo, c’est très bien, mais je n’ai plus qu’à rentrer chez moi puisque tu fais tout! »). Il raconte le choc Bill evans (« mais avec effet retard », seulement vers 1979-80), et souligne que l’influence de Mac Coy Tyner ne fut pas moins capitale sur son jeu (c’est là une chose rarement soulignée quand on parle de Pieranunzi, sauf par Ludovic Florin dans « Enrico Pieranunzi et l’harmonie des contraires », livre capital sur le sujet).
Puis Pieranunzi a joué quelques uns de ses standards personnels en commençant par « The mood is good » et « Don’t forget the poet ». A ce moment là le vent a tourné. Enrico Pieranunzi n’a plus eu envie de parler, laissant donc sa biographie interrompue à 1979. Le maître italien était désormais totalement immergé dans sa musique. On retrouvait dans ses compositions son lyrisme si particulier, ses changements harmoniques ressemblant aux barreaux d’une échelle menant à la félicité suprême. On retrouvait aussi cette manière très personnelle de porter un thème à incandescence et de faire sonner le piano par des accords plaqués avec une force insoupçonnée.
Ont suivi d’autres compositions personnelles, avec toujours une sorte de cousinage harmonique (« l’air oblique », « je ne sais quoi ») précédant une friandise de Scarlatti sur laquelle il improvise en prenant tous les risques, s’écriant même à un certain moment « Eh… », comme si ses mains venaient de lui faire une proposition musicale incongrue. Il joue aussi quelques standards, un my funny valentine sur tempo vif, éclaté en multiples fragments dont il examine amoureusement les contours. Sa Valentine semble vouloir danser jusqu’à tomber de fatigue: Echevelée, elle fait tourner sa robe à volants jusqu’à l’étourdissement.
Il joue, dans un tout autre état d’esprit « Jitterbug Waltz », avec ses appuis à la main gauche, d’une force incroyable. Pour la fin, il hésite. Quelqu’un lui suggère Gymnopédie (il figure sur son dernier disque avec Diego Imbert et André Ceccarelli) mais c’est Yesterdays que ses doigts veulent jouer…
Pour Pieranunzi ces standards sont un terrain de jeu où il s’ébroue avec une totale liberté. Il varie la focale selon son caprice: capable de regarder sa Valentine avec un microscope, ou avec une lunette d’astronome. En deuxième rappel, il commence un Someday my prince will come qui dérive vers un Saint Thomas tonique.
Dans la salle, plusieurs pianistes ne cachent pas qu’ils sont vivement impressionnés. Comme Benjamin Moussay, qui résume tout en quelques phrases : « Il fait beaucoup de notes, et pourtant réussit à donner la sensation de l’espace…C’est vraiment très fort. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais aller bosser ma main gauche… ». Un autre pianiste, Daniel Gassin, a écouté le maître de toutes ses oreilles. « J’aime beaucoup sa manière de passer d’un style à l’autre…D’autres pianistes le font, mais lui a une telle fluidité… ». En fin de soirée, Enrico Pieranunzi explique une suite harmonique à un amateur sur « I fall in love too easily ». Daniel Gassin n’en perd pas une miette. Il prend son courage à deux mains pour oser une requête: « Pourriez-vous nous faire deux chorus sur I fall in love too easily? ». Debout face au piano, Pieranunzi s’exécute. C’est superbe. A ce moment de la soirée, la chaleur est encore étouffante pour tout le monde. Mais pas pour Daniel Gassin,trop occupé à graver dans sa mémoire cet instant précieux.
Texte : JF Mondot
Dessins: AC Alvoët
(autres dessins, mais aussi et surtout peintures et gravures à découvrir sur le site www.annie-claire.com Pour ceux qui désireraient acquérir un des dessins illustrant cet article, on peut s’adresser à l’artiste à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com Prix gentils pour les musiciens…
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Enrico Pieranunzi en piano solo, ce n’est pas un concert, c’est un cadeau. Depuis dix ans les pianiste italien est non seulement au sommet de son art, mais au sommet de sa liberté et de sa spontanéité.
Enrico pianunzi (piano et récits autobiographiques), concert d’appartement chez Hélène-Caroline Bodet, 17 juin 2017
Enrico Pieranunzi, tout juste débarqué d’un avion en provenance de Francfort, avait l’air en arrivant de flotter un peu. Il ressemblait à un baigneur frileux suspendant son entrée dans l’écume. Il a flairé le piano, l’a frôlé, s’est mis en tête de mettre ses entrailles à nu (« The naked piano », a-t-il murumuré), et a demandé que l’on remplace son tabouret par une banale chaise (« E terribilé pour le dos » s’est il justifié). Il a effleuré le piano, a fait quelques traits rapides. Puis ses accords sont devenus de plus en plus appuyés, comme s’il coloriait de couleurs vives un dessin connu de lui seul. Ce dessin s’est précisé, est devenu un blues, mais pas un blues arrangé, un vrai blues aux couleurs franches. Puis Pieranunzi a eu envie de parler. Sous l’effet de je ne sais quelle nécessité intérieure, il s’est mis à raconter son enfance, son initiation au jazz, en se servant de son piano pour illustrer son récit. Il a retracé, donc, son apprentissage du classique dès l’âge de cinq ans et demi, son père guitariste et chanteur à Rome, dont l’univers est changé par une jam session avec Django Reinhardt, après que les musiciens italiens se furent mobilisés pour que Django puisse réintégrer le night-club qui l’avait viré (motif: pas assez dansant…). Il raconte aussi son apprentissage clandestin du jazz, en relevant à l’oreille des solos d’Erroll Garner. Pour appuyer ses dires, Pieranunzi joue l’un de ces morceaux, dont on devine qu’il est gravé dans sa mémoire à jamais. Il raconte aussi comment Charlie Parker est devenu son héros vers 17-18 ans, se souvient qu’il apprenait par coeur toutes les parties de ses disques, avec une prédilection pour la contrebasse reproduite à la main gauche (« La première fois que je me suis produit avec un contrebassiste professionnel, il m’a dit: « Bravo, c’est très bien, mais je n’ai plus qu’à rentrer chez moi puisque tu fais tout! »). Il raconte le choc Bill evans (« mais avec effet retard », seulement vers 1979-80), et souligne que l’influence de Mac Coy Tyner ne fut pas moins capitale sur son jeu (c’est là une chose rarement soulignée quand on parle de Pieranunzi, sauf par Ludovic Florin dans « Enrico Pieranunzi et l’harmonie des contraires », livre capital sur le sujet).
Puis Pieranunzi a joué quelques uns de ses standards personnels en commençant par « The mood is good » et « Don’t forget the poet ». A ce moment là le vent a tourné. Enrico Pieranunzi n’a plus eu envie de parler, laissant donc sa biographie interrompue à 1979. Le maître italien était désormais totalement immergé dans sa musique. On retrouvait dans ses compositions son lyrisme si particulier, ses changements harmoniques ressemblant aux barreaux d’une échelle menant à la félicité suprême. On retrouvait aussi cette manière très personnelle de porter un thème à incandescence et de faire sonner le piano par des accords plaqués avec une force insoupçonnée.
Ont suivi d’autres compositions personnelles, avec toujours une sorte de cousinage harmonique (« l’air oblique », « je ne sais quoi ») précédant une friandise de Scarlatti sur laquelle il improvise en prenant tous les risques, s’écriant même à un certain moment « Eh… », comme si ses mains venaient de lui faire une proposition musicale incongrue. Il joue aussi quelques standards, un my funny valentine sur tempo vif, éclaté en multiples fragments dont il examine amoureusement les contours. Sa Valentine semble vouloir danser jusqu’à tomber de fatigue: Echevelée, elle fait tourner sa robe à volants jusqu’à l’étourdissement.
Il joue, dans un tout autre état d’esprit « Jitterbug Waltz », avec ses appuis à la main gauche, d’une force incroyable. Pour la fin, il hésite. Quelqu’un lui suggère Gymnopédie (il figure sur son dernier disque avec Diego Imbert et André Ceccarelli) mais c’est Yesterdays que ses doigts veulent jouer…
Pour Pieranunzi ces standards sont un terrain de jeu où il s’ébroue avec une totale liberté. Il varie la focale selon son caprice: capable de regarder sa Valentine avec un microscope, ou avec une lunette d’astronome. En deuxième rappel, il commence un Someday my prince will come qui dérive vers un Saint Thomas tonique.
Dans la salle, plusieurs pianistes ne cachent pas qu’ils sont vivement impressionnés. Comme Benjamin Moussay, qui résume tout en quelques phrases : « Il fait beaucoup de notes, et pourtant réussit à donner la sensation de l’espace…C’est vraiment très fort. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais aller bosser ma main gauche… ». Un autre pianiste, Daniel Gassin, a écouté le maître de toutes ses oreilles. « J’aime beaucoup sa manière de passer d’un style à l’autre…D’autres pianistes le font, mais lui a une telle fluidité… ». En fin de soirée, Enrico Pieranunzi explique une suite harmonique à un amateur sur « I fall in love too easily ». Daniel Gassin n’en perd pas une miette. Il prend son courage à deux mains pour oser une requête: « Pourriez-vous nous faire deux chorus sur I fall in love too easily? ». Debout face au piano, Pieranunzi s’exécute. C’est superbe. A ce moment de la soirée, la chaleur est encore étouffante pour tout le monde. Mais pas pour Daniel Gassin,trop occupé à graver dans sa mémoire cet instant précieux.
Texte : JF Mondot
Dessins: AC Alvoët
(autres dessins, mais aussi et surtout peintures et gravures à découvrir sur le site www.annie-claire.com Pour ceux qui désireraient acquérir un des dessins illustrant cet article, on peut s’adresser à l’artiste à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com Prix gentils pour les musiciens…
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Enrico Pieranunzi en piano solo, ce n’est pas un concert, c’est un cadeau. Depuis dix ans les pianiste italien est non seulement au sommet de son art, mais au sommet de sa liberté et de sa spontanéité.
Enrico pianunzi (piano et récits autobiographiques), concert d’appartement chez Hélène-Caroline Bodet, 17 juin 2017
Enrico Pieranunzi, tout juste débarqué d’un avion en provenance de Francfort, avait l’air en arrivant de flotter un peu. Il ressemblait à un baigneur frileux suspendant son entrée dans l’écume. Il a flairé le piano, l’a frôlé, s’est mis en tête de mettre ses entrailles à nu (« The naked piano », a-t-il murumuré), et a demandé que l’on remplace son tabouret par une banale chaise (« E terribilé pour le dos » s’est il justifié). Il a effleuré le piano, a fait quelques traits rapides. Puis ses accords sont devenus de plus en plus appuyés, comme s’il coloriait de couleurs vives un dessin connu de lui seul. Ce dessin s’est précisé, est devenu un blues, mais pas un blues arrangé, un vrai blues aux couleurs franches. Puis Pieranunzi a eu envie de parler. Sous l’effet de je ne sais quelle nécessité intérieure, il s’est mis à raconter son enfance, son initiation au jazz, en se servant de son piano pour illustrer son récit. Il a retracé, donc, son apprentissage du classique dès l’âge de cinq ans et demi, son père guitariste et chanteur à Rome, dont l’univers est changé par une jam session avec Django Reinhardt, après que les musiciens italiens se furent mobilisés pour que Django puisse réintégrer le night-club qui l’avait viré (motif: pas assez dansant…). Il raconte aussi son apprentissage clandestin du jazz, en relevant à l’oreille des solos d’Erroll Garner. Pour appuyer ses dires, Pieranunzi joue l’un de ces morceaux, dont on devine qu’il est gravé dans sa mémoire à jamais. Il raconte aussi comment Charlie Parker est devenu son héros vers 17-18 ans, se souvient qu’il apprenait par coeur toutes les parties de ses disques, avec une prédilection pour la contrebasse reproduite à la main gauche (« La première fois que je me suis produit avec un contrebassiste professionnel, il m’a dit: « Bravo, c’est très bien, mais je n’ai plus qu’à rentrer chez moi puisque tu fais tout! »). Il raconte le choc Bill evans (« mais avec effet retard », seulement vers 1979-80), et souligne que l’influence de Mac Coy Tyner ne fut pas moins capitale sur son jeu (c’est là une chose rarement soulignée quand on parle de Pieranunzi, sauf par Ludovic Florin dans « Enrico Pieranunzi et l’harmonie des contraires », livre capital sur le sujet).
Puis Pieranunzi a joué quelques uns de ses standards personnels en commençant par « The mood is good » et « Don’t forget the poet ». A ce moment là le vent a tourné. Enrico Pieranunzi n’a plus eu envie de parler, laissant donc sa biographie interrompue à 1979. Le maître italien était désormais totalement immergé dans sa musique. On retrouvait dans ses compositions son lyrisme si particulier, ses changements harmoniques ressemblant aux barreaux d’une échelle menant à la félicité suprême. On retrouvait aussi cette manière très personnelle de porter un thème à incandescence et de faire sonner le piano par des accords plaqués avec une force insoupçonnée.
Ont suivi d’autres compositions personnelles, avec toujours une sorte de cousinage harmonique (« l’air oblique », « je ne sais quoi ») précédant une friandise de Scarlatti sur laquelle il improvise en prenant tous les risques, s’écriant même à un certain moment « Eh… », comme si ses mains venaient de lui faire une proposition musicale incongrue. Il joue aussi quelques standards, un my funny valentine sur tempo vif, éclaté en multiples fragments dont il examine amoureusement les contours. Sa Valentine semble vouloir danser jusqu’à tomber de fatigue: Echevelée, elle fait tourner sa robe à volants jusqu’à l’étourdissement.
Il joue, dans un tout autre état d’esprit « Jitterbug Waltz », avec ses appuis à la main gauche, d’une force incroyable. Pour la fin, il hésite. Quelqu’un lui suggère Gymnopédie (il figure sur son dernier disque avec Diego Imbert et André Ceccarelli) mais c’est Yesterdays que ses doigts veulent jouer…
Pour Pieranunzi ces standards sont un terrain de jeu où il s’ébroue avec une totale liberté. Il varie la focale selon son caprice: capable de regarder sa Valentine avec un microscope, ou avec une lunette d’astronome. En deuxième rappel, il commence un Someday my prince will come qui dérive vers un Saint Thomas tonique.
Dans la salle, plusieurs pianistes ne cachent pas qu’ils sont vivement impressionnés. Comme Benjamin Moussay, qui résume tout en quelques phrases : « Il fait beaucoup de notes, et pourtant réussit à donner la sensation de l’espace…C’est vraiment très fort. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais aller bosser ma main gauche… ». Un autre pianiste, Daniel Gassin, a écouté le maître de toutes ses oreilles. « J’aime beaucoup sa manière de passer d’un style à l’autre…D’autres pianistes le font, mais lui a une telle fluidité… ». En fin de soirée, Enrico Pieranunzi explique une suite harmonique à un amateur sur « I fall in love too easily ». Daniel Gassin n’en perd pas une miette. Il prend son courage à deux mains pour oser une requête: « Pourriez-vous nous faire deux chorus sur I fall in love too easily? ». Debout face au piano, Pieranunzi s’exécute. C’est superbe. A ce moment de la soirée, la chaleur est encore étouffante pour tout le monde. Mais pas pour Daniel Gassin,trop occupé à graver dans sa mémoire cet instant précieux.
Texte : JF Mondot
Dessins: AC Alvoët
(autres dessins, mais aussi et surtout peintures et gravures à découvrir sur le site www.annie-claire.com Pour ceux qui désireraient acquérir un des dessins illustrant cet article, on peut s’adresser à l’artiste à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com Prix gentils pour les musiciens…
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Enrico Pieranunzi en piano solo, ce n’est pas un concert, c’est un cadeau. Depuis dix ans les pianiste italien est non seulement au sommet de son art, mais au sommet de sa liberté et de sa spontanéité.
Enrico pianunzi (piano et récits autobiographiques), concert d’appartement chez Hélène-Caroline Bodet, 17 juin 2017
Enrico Pieranunzi, tout juste débarqué d’un avion en provenance de Francfort, avait l’air en arrivant de flotter un peu. Il ressemblait à un baigneur frileux suspendant son entrée dans l’écume. Il a flairé le piano, l’a frôlé, s’est mis en tête de mettre ses entrailles à nu (« The naked piano », a-t-il murumuré), et a demandé que l’on remplace son tabouret par une banale chaise (« E terribilé pour le dos » s’est il justifié). Il a effleuré le piano, a fait quelques traits rapides. Puis ses accords sont devenus de plus en plus appuyés, comme s’il coloriait de couleurs vives un dessin connu de lui seul. Ce dessin s’est précisé, est devenu un blues, mais pas un blues arrangé, un vrai blues aux couleurs franches. Puis Pieranunzi a eu envie de parler. Sous l’effet de je ne sais quelle nécessité intérieure, il s’est mis à raconter son enfance, son initiation au jazz, en se servant de son piano pour illustrer son récit. Il a retracé, donc, son apprentissage du classique dès l’âge de cinq ans et demi, son père guitariste et chanteur à Rome, dont l’univers est changé par une jam session avec Django Reinhardt, après que les musiciens italiens se furent mobilisés pour que Django puisse réintégrer le night-club qui l’avait viré (motif: pas assez dansant…). Il raconte aussi son apprentissage clandestin du jazz, en relevant à l’oreille des solos d’Erroll Garner. Pour appuyer ses dires, Pieranunzi joue l’un de ces morceaux, dont on devine qu’il est gravé dans sa mémoire à jamais. Il raconte aussi comment Charlie Parker est devenu son héros vers 17-18 ans, se souvient qu’il apprenait par coeur toutes les parties de ses disques, avec une prédilection pour la contrebasse reproduite à la main gauche (« La première fois que je me suis produit avec un contrebassiste professionnel, il m’a dit: « Bravo, c’est très bien, mais je n’ai plus qu’à rentrer chez moi puisque tu fais tout! »). Il raconte le choc Bill evans (« mais avec effet retard », seulement vers 1979-80), et souligne que l’influence de Mac Coy Tyner ne fut pas moins capitale sur son jeu (c’est là une chose rarement soulignée quand on parle de Pieranunzi, sauf par Ludovic Florin dans « Enrico Pieranunzi et l’harmonie des contraires », livre capital sur le sujet).
Puis Pieranunzi a joué quelques uns de ses standards personnels en commençant par « The mood is good » et « Don’t forget the poet ». A ce moment là le vent a tourné. Enrico Pieranunzi n’a plus eu envie de parler, laissant donc sa biographie interrompue à 1979. Le maître italien était désormais totalement immergé dans sa musique. On retrouvait dans ses compositions son lyrisme si particulier, ses changements harmoniques ressemblant aux barreaux d’une échelle menant à la félicité suprême. On retrouvait aussi cette manière très personnelle de porter un thème à incandescence et de faire sonner le piano par des accords plaqués avec une force insoupçonnée.
Ont suivi d’autres compositions personnelles, avec toujours une sorte de cousinage harmonique (« l’air oblique », « je ne sais quoi ») précédant une friandise de Scarlatti sur laquelle il improvise en prenant tous les risques, s’écriant même à un certain moment « Eh… », comme si ses mains venaient de lui faire une proposition musicale incongrue. Il joue aussi quelques standards, un my funny valentine sur tempo vif, éclaté en multiples fragments dont il examine amoureusement les contours. Sa Valentine semble vouloir danser jusqu’à tomber de fatigue: Echevelée, elle fait tourner sa robe à volants jusqu’à l’étourdissement.
Il joue, dans un tout autre état d’esprit « Jitterbug Waltz », avec ses appuis à la main gauche, d’une force incroyable. Pour la fin, il hésite. Quelqu’un lui suggère Gymnopédie (il figure sur son dernier disque avec Diego Imbert et André Ceccarelli) mais c’est Yesterdays que ses doigts veulent jouer…
Pour Pieranunzi ces standards sont un terrain de jeu où il s’ébroue avec une totale liberté. Il varie la focale selon son caprice: capable de regarder sa Valentine avec un microscope, ou avec une lunette d’astronome. En deuxième rappel, il commence un Someday my prince will come qui dérive vers un Saint Thomas tonique.
Dans la salle, plusieurs pianistes ne cachent pas qu’ils sont vivement impressionnés. Comme Benjamin Moussay, qui résume tout en quelques phrases : « Il fait beaucoup de notes, et pourtant réussit à donner la sensation de l’espace…C’est vraiment très fort. Bon, c’est pas tout ça, mais je vais aller bosser ma main gauche… ». Un autre pianiste, Daniel Gassin, a écouté le maître de toutes ses oreilles. « J’aime beaucoup sa manière de passer d’un style à l’autre…D’autres pianistes le font, mais lui a une telle fluidité… ». En fin de soirée, Enrico Pieranunzi explique une suite harmonique à un amateur sur « I fall in love too easily ». Daniel Gassin n’en perd pas une miette. Il prend son courage à deux mains pour oser une requête: « Pourriez-vous nous faire deux chorus sur I fall in love too easily? ». Debout face au piano, Pieranunzi s’exécute. C’est superbe. A ce moment de la soirée, la chaleur est encore étouffante pour tout le monde. Mais pas pour Daniel Gassin,trop occupé à graver dans sa mémoire cet instant précieux.
Texte : JF Mondot
Dessins: AC Alvoët
(autres dessins, mais aussi et surtout peintures et gravures à découvrir sur le site www.annie-claire.com Pour ceux qui désireraient acquérir un des dessins illustrant cet article, on peut s’adresser à l’artiste à l’adresse suivante: annie_claire@hotmail.com Prix gentils pour les musiciens…