Entre le Parco Della Musica (Rome) et l'auditorium (Bordeaux), et de Ceccaldi Trio à Wayne Shorter
Le grand écart. Dans tous les sens du terme. D’une capitale mondiale à une cité girondine (dont, il est vrai, le sous-sol regorge de vestiges romains). D’un concert de grande classe devant un parterre modeste d’auditeurs, à un bon concert devant une foule assemblée pour « l’événement ». Et d’une soirée paisible à un épisode agité pour cause de manifestation des intermittents. Soit : du trio Ceccaldi à Wayne Shorter accompagné par l’ONBA. Et au milieu de tout ça, une conférence sur les rapports conflictuels mais amoureux entre le jazz et la musique symphonique…
Parco Della Musica (Rome), mardi soir. Trio Ceccaldi : Théo Ceccaldi (vln, alto), Valentin Ceccaldi (cello), Guillaume Aknine (g). Rita Marcotulli & Erik Truffaz : Rita Marcotulli (p), Erik Truffaz (tp)
Auditorium de Bordeaux, hier soir : Wayne Shorter (ts, ss comp), Danilo Perez (p), Brian Blade (dm), John Patitucci (b), ONBA dir : Bastien Stil
Théo Ceccaldi (violon)
Le trio Ceccaldi continue d’irriguer le jazz d’aujourd’hui, c’est à dire une musique qui a pris acte de l’interpénétration des genres, des styles, des façons de faire, de jouer, de composer, d’improviser, d’inventer, et de vivre – mais c’est là où l’affaire se complique, comme on verra. En tous cas, à Rome, ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes, comme ils l’avaient fait à Berlin, comme ils le font partout, pour la musique d’abord, pour eux-mêmes ensuite, pour nous, et (allez, un bel élan…) pour la réputation du jazz de France, comme aurait dit Pascal Anquetil qui vient de se faire débarquer du Centre d’Information du Jazz avec armes et bagages dans le cadre de la politique audacieuse sur le plan culturel de nos responsables politiques. A Rome, ma voisine de gauche (!) prenait des notes. Une toute jeune femme, qui semblait intéressée par le concert au début, puis a manifesté de l’énervement, et a fini par déguerpir, visiblement agacée. Je ne peux rien expliquer, bien sûr, ces signes sont ininterprétables. J’en ai parlé à quelqu’un qui avait pris part, lui aussi, à ce concert, il m’a fait cette réponse assez drôle : « en fait, elle était ravie par la musique, mais elle trouvait que Théo Ceccaldi avait une chemise beaucoup trop colorée, pas du tout dans le bon style, et puis elle devait se dire, quel violoniste, quelle musique, mais quelle coupe de cheveux incroyable, nulle, passée de mode, voilà donc, elle était ravie mais obligée de partir à cause du look du violoniste…«
J’ai pris note. Tout en remuant aussi, déjà, les idées à mettre en ordre pour la conférence du lendemain…
Donc : « le jazz et l’orchestre symphonique, une histoire d’amour tumultueuse ». Annoncée sur cinq colonnes dans « Sud Ouest », sous la plume avisée de Christophe Loubes. Avec les portraits en regard du conférencier (c’est moi) et du donneur d’ordre, le responsable de l’auditorium à Bordeaux, Charles Guivarc’h. Wayne Shorter restant, évidemment, le musicien au nom duquel tout cela se répand. Concert complet depuis des mois. Dans la petite salle Henri Sauguet (la grande se nomme Henri Dutilleux) on a disposé une centaine de chaises, un rétro-projecteur, une grande table, des micros. Et à 18.00, surprise : c’est quasiment complet ! Près de cent personnes pour une conférence qui, d’habitude, réunit tout au plus douze personnes dont cinq amis et trois connaissances. On me donne la consigne de finir impérativement à 18.50, car dans la rue la révolte gronde : les intermittents vont essayer de troubler la tenue du concert. Donc je vais vite, quand même impressionné par la force de l’institution, ici l’opéra de Bordeaux. On sait que l’Institution, en France (la seule qui vaille, celle qui forme, ou formait, des « instituteurs ») assure à ses fonctionnaires, et bon an mal an, une quantité non négligeable de « clients » appelé autrement « éléves ». Une clientèle assurée. Là, toutes choses inégales, c’est un peu la même chose : l’opéra a ses « clients », pas toujours de la prime jeunesse, assez bien mis de leur personne, plutôt bien orientés rive gauche, pas trop vers St Michel, pas vraiment de la classe populaire, mais au moins ils sont là. Et ils écoutent, et ils questionnent, et ils sont contents, et moi donc !!! Un public de qualité, que voulez-vous de plus ? Rien. Moi je ne veux rien de plus. Mais par contre je voudrais qu’à Bordeaux on puisse entendre le trio Ceccaldi, et puis Roberto Negro, et puis « Toons », et puis Daunik Lazro, Benjamin Dunoc et Didier Lasserre, et puis « Lucky Dog », et puis Roberto Negro, et encore Sylvie Courvoisier, et « La Scala », et j’en passe quarante. Qui seront bientôt au « Caillou du Jardin Botanique ». Bon. Mais pourquoi pas aussi payés convenablement pour leurs prestations ? Et reconnus ? Voilà des questions qui fâchent… Alors quoi, on laisse ?
Oui. Mais les intermittents sont dans la rue. A les coquins !
Négociations…
Un moment, j’ai cru qu’ils voulaient rentrer à l’oeil au concert (complet) de Wayne Shorter. Je trouvais ça très bien. Quarante, on aurait pu les caser. Du temps de Sigma, on rentrait bien plus nombreux, en force, et avec moins de délicatesse. J’avais même trouvé une formule choc : « Libérez les places ! ». Faut croire que non, ils voulaient empêcher que ça joue. Pas très nombreux, ils ont à la fois accepté de négocier un temps de parole dans la salle, et puis comme des ultras voulaient quand même bloquer les portes, ils se sont fait déloger. Par la police. Les responsables du concert étaient désolés, mais faisaient remarquer aussi que le fait d’accepter de parler et de négocier avait été mal récompensé. Pendant ce temps, devant moi, une chaise pour handicapé est marquée « jazz ». Je fais la photo, je n’ose pas la montrer.
Wayne Shorter
Wayne Shorter aura joué trente minutes avec son quartet, du saxophone ténor, des perles de notes, à peine des thèmes, et le quartet aura balancé entre le rien et le plein, comme toujours, mais hier soir de façon très marquée. C’est si beau parfois que ça emplit la salle immense, et quand c’est très vide ça remplit quand même. J’aime ce quartet. Ce flottement, cette musique en suspens. Après un bref entr’acte, les musiciens de l’ONBA entrent, sous la direction de leur chef Bastien Stil. Quatre pièces de Wayne (arrangée par lui) seront exécutées : Pegasus, Lotus, The Three Marias, Prometheus Unbound. On saisit les allusions (et retour à l’Antiquité !), Patitucci est impressionnant de précision, mais il rigole aussi à l’occasion comme un gosse, l’orchestre est en pleine bourre, Wayne très à l’aise au soprano (pas amplifié, on l’entend parfaitement). C’est entre Bersntein et Grofé, avec du Copland, et surtout c’est très américain, très bien écrit mais passablement raide, sauf quand le quartet donne de la respiration. Le jazz, quand même, c’est quelque chose que le symphonique n’est pas, et inversement. Que voulez-vous…
Et puis aussi : l’art est fondamentalement intermittent. La musique n’est pas toujours au rendez-vous. Que je sache, ça ne pose aucun problème de payer les membres de ce quartet, qu’ils jouent ou pas, que la musique soit là ou qu’elle soit absente, partie, égarée… Alors de grâce, qu’on en finisse avec les petitesses, les bassesses, les
sous-entendus. De toutes façons, l’art n’est jamais payé. Ce qui coûte dans l’art c’est sa production, pas son avénement.
John Patitucci, de dos : Bastien Stil (dir)
Que voulons-nous ? Que ce qui, du jazz, est aujourd’hui au plus vif (Ceccaldi n’en est que le nom commun, ils sont des centaines rien qu’en EN FRANCE, et des milliers dans le monde), que ce jazz donc, soit moins intermittent, et surtout moins absent des scènes en général, et aquitaines en particulier. Wayne Shorter, oui, mais on peut l’entendre non loins d’ici, et puis pourquoi tant d’énergie (et d’argent) consacré ainsi à un héros, quand tous ceux qui admirent en lui un fondateur restent ignorés de ceux dont c’est le métier, et la responsabilité, de leur faire une place. Messieurs les responsables de salles de concert, généralistes ou pas, et de festivals, grands et petits, ressaisissez-vous.
Philippe Méziat
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Le grand écart. Dans tous les sens du terme. D’une capitale mondiale à une cité girondine (dont, il est vrai, le sous-sol regorge de vestiges romains). D’un concert de grande classe devant un parterre modeste d’auditeurs, à un bon concert devant une foule assemblée pour « l’événement ». Et d’une soirée paisible à un épisode agité pour cause de manifestation des intermittents. Soit : du trio Ceccaldi à Wayne Shorter accompagné par l’ONBA. Et au milieu de tout ça, une conférence sur les rapports conflictuels mais amoureux entre le jazz et la musique symphonique…
Parco Della Musica (Rome), mardi soir. Trio Ceccaldi : Théo Ceccaldi (vln, alto), Valentin Ceccaldi (cello), Guillaume Aknine (g). Rita Marcotulli & Erik Truffaz : Rita Marcotulli (p), Erik Truffaz (tp)
Auditorium de Bordeaux, hier soir : Wayne Shorter (ts, ss comp), Danilo Perez (p), Brian Blade (dm), John Patitucci (b), ONBA dir : Bastien Stil
Théo Ceccaldi (violon)
Le trio Ceccaldi continue d’irriguer le jazz d’aujourd’hui, c’est à dire une musique qui a pris acte de l’interpénétration des genres, des styles, des façons de faire, de jouer, de composer, d’improviser, d’inventer, et de vivre – mais c’est là où l’affaire se complique, comme on verra. En tous cas, à Rome, ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes, comme ils l’avaient fait à Berlin, comme ils le font partout, pour la musique d’abord, pour eux-mêmes ensuite, pour nous, et (allez, un bel élan…) pour la réputation du jazz de France, comme aurait dit Pascal Anquetil qui vient de se faire débarquer du Centre d’Information du Jazz avec armes et bagages dans le cadre de la politique audacieuse sur le plan culturel de nos responsables politiques. A Rome, ma voisine de gauche (!) prenait des notes. Une toute jeune femme, qui semblait intéressée par le concert au début, puis a manifesté de l’énervement, et a fini par déguerpir, visiblement agacée. Je ne peux rien expliquer, bien sûr, ces signes sont ininterprétables. J’en ai parlé à quelqu’un qui avait pris part, lui aussi, à ce concert, il m’a fait cette réponse assez drôle : « en fait, elle était ravie par la musique, mais elle trouvait que Théo Ceccaldi avait une chemise beaucoup trop colorée, pas du tout dans le bon style, et puis elle devait se dire, quel violoniste, quelle musique, mais quelle coupe de cheveux incroyable, nulle, passée de mode, voilà donc, elle était ravie mais obligée de partir à cause du look du violoniste…«
J’ai pris note. Tout en remuant aussi, déjà, les idées à mettre en ordre pour la conférence du lendemain…
Donc : « le jazz et l’orchestre symphonique, une histoire d’amour tumultueuse ». Annoncée sur cinq colonnes dans « Sud Ouest », sous la plume avisée de Christophe Loubes. Avec les portraits en regard du conférencier (c’est moi) et du donneur d’ordre, le responsable de l’auditorium à Bordeaux, Charles Guivarc’h. Wayne Shorter restant, évidemment, le musicien au nom duquel tout cela se répand. Concert complet depuis des mois. Dans la petite salle Henri Sauguet (la grande se nomme Henri Dutilleux) on a disposé une centaine de chaises, un rétro-projecteur, une grande table, des micros. Et à 18.00, surprise : c’est quasiment complet ! Près de cent personnes pour une conférence qui, d’habitude, réunit tout au plus douze personnes dont cinq amis et trois connaissances. On me donne la consigne de finir impérativement à 18.50, car dans la rue la révolte gronde : les intermittents vont essayer de troubler la tenue du concert. Donc je vais vite, quand même impressionné par la force de l’institution, ici l’opéra de Bordeaux. On sait que l’Institution, en France (la seule qui vaille, celle qui forme, ou formait, des « instituteurs ») assure à ses fonctionnaires, et bon an mal an, une quantité non négligeable de « clients » appelé autrement « éléves ». Une clientèle assurée. Là, toutes choses inégales, c’est un peu la même chose : l’opéra a ses « clients », pas toujours de la prime jeunesse, assez bien mis de leur personne, plutôt bien orientés rive gauche, pas trop vers St Michel, pas vraiment de la classe populaire, mais au moins ils sont là. Et ils écoutent, et ils questionnent, et ils sont contents, et moi donc !!! Un public de qualité, que voulez-vous de plus ? Rien. Moi je ne veux rien de plus. Mais par contre je voudrais qu’à Bordeaux on puisse entendre le trio Ceccaldi, et puis Roberto Negro, et puis « Toons », et puis Daunik Lazro, Benjamin Dunoc et Didier Lasserre, et puis « Lucky Dog », et puis Roberto Negro, et encore Sylvie Courvoisier, et « La Scala », et j’en passe quarante. Qui seront bientôt au « Caillou du Jardin Botanique ». Bon. Mais pourquoi pas aussi payés convenablement pour leurs prestations ? Et reconnus ? Voilà des questions qui fâchent… Alors quoi, on laisse ?
Oui. Mais les intermittents sont dans la rue. A les coquins !
Négociations…
Un moment, j’ai cru qu’ils voulaient rentrer à l’oeil au concert (complet) de Wayne Shorter. Je trouvais ça très bien. Quarante, on aurait pu les caser. Du temps de Sigma, on rentrait bien plus nombreux, en force, et avec moins de délicatesse. J’avais même trouvé une formule choc : « Libérez les places ! ». Faut croire que non, ils voulaient empêcher que ça joue. Pas très nombreux, ils ont à la fois accepté de négocier un temps de parole dans la salle, et puis comme des ultras voulaient quand même bloquer les portes, ils se sont fait déloger. Par la police. Les responsables du concert étaient désolés, mais faisaient remarquer aussi que le fait d’accepter de parler et de négocier avait été mal récompensé. Pendant ce temps, devant moi, une chaise pour handicapé est marquée « jazz ». Je fais la photo, je n’ose pas la montrer.
Wayne Shorter
Wayne Shorter aura joué trente minutes avec son quartet, du saxophone ténor, des perles de notes, à peine des thèmes, et le quartet aura balancé entre le rien et le plein, comme toujours, mais hier soir de façon très marquée. C’est si beau parfois que ça emplit la salle immense, et quand c’est très vide ça remplit quand même. J’aime ce quartet. Ce flottement, cette musique en suspens. Après un bref entr’acte, les musiciens de l’ONBA entrent, sous la direction de leur chef Bastien Stil. Quatre pièces de Wayne (arrangée par lui) seront exécutées : Pegasus, Lotus, The Three Marias, Prometheus Unbound. On saisit les allusions (et retour à l’Antiquité !), Patitucci est impressionnant de précision, mais il rigole aussi à l’occasion comme un gosse, l’orchestre est en pleine bourre, Wayne très à l’aise au soprano (pas amplifié, on l’entend parfaitement). C’est entre Bersntein et Grofé, avec du Copland, et surtout c’est très américain, très bien écrit mais passablement raide, sauf quand le quartet donne de la respiration. Le jazz, quand même, c’est quelque chose que le symphonique n’est pas, et inversement. Que voulez-vous…
Et puis aussi : l’art est fondamentalement intermittent. La musique n’est pas toujours au rendez-vous. Que je sache, ça ne pose aucun problème de payer les membres de ce quartet, qu’ils jouent ou pas, que la musique soit là ou qu’elle soit absente, partie, égarée… Alors de grâce, qu’on en finisse avec les petitesses, les bassesses, les
sous-entendus. De toutes façons, l’art n’est jamais payé. Ce qui coûte dans l’art c’est sa production, pas son avénement.
John Patitucci, de dos : Bastien Stil (dir)
Que voulons-nous ? Que ce qui, du jazz, est aujourd’hui au plus vif (Ceccaldi n’en est que le nom commun, ils sont des centaines rien qu’en EN FRANCE, et des milliers dans le monde), que ce jazz donc, soit moins intermittent, et surtout moins absent des scènes en général, et aquitaines en particulier. Wayne Shorter, oui, mais on peut l’entendre non loins d’ici, et puis pourquoi tant d’énergie (et d’argent) consacré ainsi à un héros, quand tous ceux qui admirent en lui un fondateur restent ignorés de ceux dont c’est le métier, et la responsabilité, de leur faire une place. Messieurs les responsables de salles de concert, généralistes ou pas, et de festivals, grands et petits, ressaisissez-vous.
Philippe Méziat
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Le grand écart. Dans tous les sens du terme. D’une capitale mondiale à une cité girondine (dont, il est vrai, le sous-sol regorge de vestiges romains). D’un concert de grande classe devant un parterre modeste d’auditeurs, à un bon concert devant une foule assemblée pour « l’événement ». Et d’une soirée paisible à un épisode agité pour cause de manifestation des intermittents. Soit : du trio Ceccaldi à Wayne Shorter accompagné par l’ONBA. Et au milieu de tout ça, une conférence sur les rapports conflictuels mais amoureux entre le jazz et la musique symphonique…
Parco Della Musica (Rome), mardi soir. Trio Ceccaldi : Théo Ceccaldi (vln, alto), Valentin Ceccaldi (cello), Guillaume Aknine (g). Rita Marcotulli & Erik Truffaz : Rita Marcotulli (p), Erik Truffaz (tp)
Auditorium de Bordeaux, hier soir : Wayne Shorter (ts, ss comp), Danilo Perez (p), Brian Blade (dm), John Patitucci (b), ONBA dir : Bastien Stil
Théo Ceccaldi (violon)
Le trio Ceccaldi continue d’irriguer le jazz d’aujourd’hui, c’est à dire une musique qui a pris acte de l’interpénétration des genres, des styles, des façons de faire, de jouer, de composer, d’improviser, d’inventer, et de vivre – mais c’est là où l’affaire se complique, comme on verra. En tous cas, à Rome, ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes, comme ils l’avaient fait à Berlin, comme ils le font partout, pour la musique d’abord, pour eux-mêmes ensuite, pour nous, et (allez, un bel élan…) pour la réputation du jazz de France, comme aurait dit Pascal Anquetil qui vient de se faire débarquer du Centre d’Information du Jazz avec armes et bagages dans le cadre de la politique audacieuse sur le plan culturel de nos responsables politiques. A Rome, ma voisine de gauche (!) prenait des notes. Une toute jeune femme, qui semblait intéressée par le concert au début, puis a manifesté de l’énervement, et a fini par déguerpir, visiblement agacée. Je ne peux rien expliquer, bien sûr, ces signes sont ininterprétables. J’en ai parlé à quelqu’un qui avait pris part, lui aussi, à ce concert, il m’a fait cette réponse assez drôle : « en fait, elle était ravie par la musique, mais elle trouvait que Théo Ceccaldi avait une chemise beaucoup trop colorée, pas du tout dans le bon style, et puis elle devait se dire, quel violoniste, quelle musique, mais quelle coupe de cheveux incroyable, nulle, passée de mode, voilà donc, elle était ravie mais obligée de partir à cause du look du violoniste…«
J’ai pris note. Tout en remuant aussi, déjà, les idées à mettre en ordre pour la conférence du lendemain…
Donc : « le jazz et l’orchestre symphonique, une histoire d’amour tumultueuse ». Annoncée sur cinq colonnes dans « Sud Ouest », sous la plume avisée de Christophe Loubes. Avec les portraits en regard du conférencier (c’est moi) et du donneur d’ordre, le responsable de l’auditorium à Bordeaux, Charles Guivarc’h. Wayne Shorter restant, évidemment, le musicien au nom duquel tout cela se répand. Concert complet depuis des mois. Dans la petite salle Henri Sauguet (la grande se nomme Henri Dutilleux) on a disposé une centaine de chaises, un rétro-projecteur, une grande table, des micros. Et à 18.00, surprise : c’est quasiment complet ! Près de cent personnes pour une conférence qui, d’habitude, réunit tout au plus douze personnes dont cinq amis et trois connaissances. On me donne la consigne de finir impérativement à 18.50, car dans la rue la révolte gronde : les intermittents vont essayer de troubler la tenue du concert. Donc je vais vite, quand même impressionné par la force de l’institution, ici l’opéra de Bordeaux. On sait que l’Institution, en France (la seule qui vaille, celle qui forme, ou formait, des « instituteurs ») assure à ses fonctionnaires, et bon an mal an, une quantité non négligeable de « clients » appelé autrement « éléves ». Une clientèle assurée. Là, toutes choses inégales, c’est un peu la même chose : l’opéra a ses « clients », pas toujours de la prime jeunesse, assez bien mis de leur personne, plutôt bien orientés rive gauche, pas trop vers St Michel, pas vraiment de la classe populaire, mais au moins ils sont là. Et ils écoutent, et ils questionnent, et ils sont contents, et moi donc !!! Un public de qualité, que voulez-vous de plus ? Rien. Moi je ne veux rien de plus. Mais par contre je voudrais qu’à Bordeaux on puisse entendre le trio Ceccaldi, et puis Roberto Negro, et puis « Toons », et puis Daunik Lazro, Benjamin Dunoc et Didier Lasserre, et puis « Lucky Dog », et puis Roberto Negro, et encore Sylvie Courvoisier, et « La Scala », et j’en passe quarante. Qui seront bientôt au « Caillou du Jardin Botanique ». Bon. Mais pourquoi pas aussi payés convenablement pour leurs prestations ? Et reconnus ? Voilà des questions qui fâchent… Alors quoi, on laisse ?
Oui. Mais les intermittents sont dans la rue. A les coquins !
Négociations…
Un moment, j’ai cru qu’ils voulaient rentrer à l’oeil au concert (complet) de Wayne Shorter. Je trouvais ça très bien. Quarante, on aurait pu les caser. Du temps de Sigma, on rentrait bien plus nombreux, en force, et avec moins de délicatesse. J’avais même trouvé une formule choc : « Libérez les places ! ». Faut croire que non, ils voulaient empêcher que ça joue. Pas très nombreux, ils ont à la fois accepté de négocier un temps de parole dans la salle, et puis comme des ultras voulaient quand même bloquer les portes, ils se sont fait déloger. Par la police. Les responsables du concert étaient désolés, mais faisaient remarquer aussi que le fait d’accepter de parler et de négocier avait été mal récompensé. Pendant ce temps, devant moi, une chaise pour handicapé est marquée « jazz ». Je fais la photo, je n’ose pas la montrer.
Wayne Shorter
Wayne Shorter aura joué trente minutes avec son quartet, du saxophone ténor, des perles de notes, à peine des thèmes, et le quartet aura balancé entre le rien et le plein, comme toujours, mais hier soir de façon très marquée. C’est si beau parfois que ça emplit la salle immense, et quand c’est très vide ça remplit quand même. J’aime ce quartet. Ce flottement, cette musique en suspens. Après un bref entr’acte, les musiciens de l’ONBA entrent, sous la direction de leur chef Bastien Stil. Quatre pièces de Wayne (arrangée par lui) seront exécutées : Pegasus, Lotus, The Three Marias, Prometheus Unbound. On saisit les allusions (et retour à l’Antiquité !), Patitucci est impressionnant de précision, mais il rigole aussi à l’occasion comme un gosse, l’orchestre est en pleine bourre, Wayne très à l’aise au soprano (pas amplifié, on l’entend parfaitement). C’est entre Bersntein et Grofé, avec du Copland, et surtout c’est très américain, très bien écrit mais passablement raide, sauf quand le quartet donne de la respiration. Le jazz, quand même, c’est quelque chose que le symphonique n’est pas, et inversement. Que voulez-vous…
Et puis aussi : l’art est fondamentalement intermittent. La musique n’est pas toujours au rendez-vous. Que je sache, ça ne pose aucun problème de payer les membres de ce quartet, qu’ils jouent ou pas, que la musique soit là ou qu’elle soit absente, partie, égarée… Alors de grâce, qu’on en finisse avec les petitesses, les bassesses, les
sous-entendus. De toutes façons, l’art n’est jamais payé. Ce qui coûte dans l’art c’est sa production, pas son avénement.
John Patitucci, de dos : Bastien Stil (dir)
Que voulons-nous ? Que ce qui, du jazz, est aujourd’hui au plus vif (Ceccaldi n’en est que le nom commun, ils sont des centaines rien qu’en EN FRANCE, et des milliers dans le monde), que ce jazz donc, soit moins intermittent, et surtout moins absent des scènes en général, et aquitaines en particulier. Wayne Shorter, oui, mais on peut l’entendre non loins d’ici, et puis pourquoi tant d’énergie (et d’argent) consacré ainsi à un héros, quand tous ceux qui admirent en lui un fondateur restent ignorés de ceux dont c’est le métier, et la responsabilité, de leur faire une place. Messieurs les responsables de salles de concert, généralistes ou pas, et de festivals, grands et petits, ressaisissez-vous.
Philippe Méziat
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Le grand écart. Dans tous les sens du terme. D’une capitale mondiale à une cité girondine (dont, il est vrai, le sous-sol regorge de vestiges romains). D’un concert de grande classe devant un parterre modeste d’auditeurs, à un bon concert devant une foule assemblée pour « l’événement ». Et d’une soirée paisible à un épisode agité pour cause de manifestation des intermittents. Soit : du trio Ceccaldi à Wayne Shorter accompagné par l’ONBA. Et au milieu de tout ça, une conférence sur les rapports conflictuels mais amoureux entre le jazz et la musique symphonique…
Parco Della Musica (Rome), mardi soir. Trio Ceccaldi : Théo Ceccaldi (vln, alto), Valentin Ceccaldi (cello), Guillaume Aknine (g). Rita Marcotulli & Erik Truffaz : Rita Marcotulli (p), Erik Truffaz (tp)
Auditorium de Bordeaux, hier soir : Wayne Shorter (ts, ss comp), Danilo Perez (p), Brian Blade (dm), John Patitucci (b), ONBA dir : Bastien Stil
Théo Ceccaldi (violon)
Le trio Ceccaldi continue d’irriguer le jazz d’aujourd’hui, c’est à dire une musique qui a pris acte de l’interpénétration des genres, des styles, des façons de faire, de jouer, de composer, d’improviser, d’inventer, et de vivre – mais c’est là où l’affaire se complique, comme on verra. En tous cas, à Rome, ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes, comme ils l’avaient fait à Berlin, comme ils le font partout, pour la musique d’abord, pour eux-mêmes ensuite, pour nous, et (allez, un bel élan…) pour la réputation du jazz de France, comme aurait dit Pascal Anquetil qui vient de se faire débarquer du Centre d’Information du Jazz avec armes et bagages dans le cadre de la politique audacieuse sur le plan culturel de nos responsables politiques. A Rome, ma voisine de gauche (!) prenait des notes. Une toute jeune femme, qui semblait intéressée par le concert au début, puis a manifesté de l’énervement, et a fini par déguerpir, visiblement agacée. Je ne peux rien expliquer, bien sûr, ces signes sont ininterprétables. J’en ai parlé à quelqu’un qui avait pris part, lui aussi, à ce concert, il m’a fait cette réponse assez drôle : « en fait, elle était ravie par la musique, mais elle trouvait que Théo Ceccaldi avait une chemise beaucoup trop colorée, pas du tout dans le bon style, et puis elle devait se dire, quel violoniste, quelle musique, mais quelle coupe de cheveux incroyable, nulle, passée de mode, voilà donc, elle était ravie mais obligée de partir à cause du look du violoniste…«
J’ai pris note. Tout en remuant aussi, déjà, les idées à mettre en ordre pour la conférence du lendemain…
Donc : « le jazz et l’orchestre symphonique, une histoire d’amour tumultueuse ». Annoncée sur cinq colonnes dans « Sud Ouest », sous la plume avisée de Christophe Loubes. Avec les portraits en regard du conférencier (c’est moi) et du donneur d’ordre, le responsable de l’auditorium à Bordeaux, Charles Guivarc’h. Wayne Shorter restant, évidemment, le musicien au nom duquel tout cela se répand. Concert complet depuis des mois. Dans la petite salle Henri Sauguet (la grande se nomme Henri Dutilleux) on a disposé une centaine de chaises, un rétro-projecteur, une grande table, des micros. Et à 18.00, surprise : c’est quasiment complet ! Près de cent personnes pour une conférence qui, d’habitude, réunit tout au plus douze personnes dont cinq amis et trois connaissances. On me donne la consigne de finir impérativement à 18.50, car dans la rue la révolte gronde : les intermittents vont essayer de troubler la tenue du concert. Donc je vais vite, quand même impressionné par la force de l’institution, ici l’opéra de Bordeaux. On sait que l’Institution, en France (la seule qui vaille, celle qui forme, ou formait, des « instituteurs ») assure à ses fonctionnaires, et bon an mal an, une quantité non négligeable de « clients » appelé autrement « éléves ». Une clientèle assurée. Là, toutes choses inégales, c’est un peu la même chose : l’opéra a ses « clients », pas toujours de la prime jeunesse, assez bien mis de leur personne, plutôt bien orientés rive gauche, pas trop vers St Michel, pas vraiment de la classe populaire, mais au moins ils sont là. Et ils écoutent, et ils questionnent, et ils sont contents, et moi donc !!! Un public de qualité, que voulez-vous de plus ? Rien. Moi je ne veux rien de plus. Mais par contre je voudrais qu’à Bordeaux on puisse entendre le trio Ceccaldi, et puis Roberto Negro, et puis « Toons », et puis Daunik Lazro, Benjamin Dunoc et Didier Lasserre, et puis « Lucky Dog », et puis Roberto Negro, et encore Sylvie Courvoisier, et « La Scala », et j’en passe quarante. Qui seront bientôt au « Caillou du Jardin Botanique ». Bon. Mais pourquoi pas aussi payés convenablement pour leurs prestations ? Et reconnus ? Voilà des questions qui fâchent… Alors quoi, on laisse ?
Oui. Mais les intermittents sont dans la rue. A les coquins !
Négociations…
Un moment, j’ai cru qu’ils voulaient rentrer à l’oeil au concert (complet) de Wayne Shorter. Je trouvais ça très bien. Quarante, on aurait pu les caser. Du temps de Sigma, on rentrait bien plus nombreux, en force, et avec moins de délicatesse. J’avais même trouvé une formule choc : « Libérez les places ! ». Faut croire que non, ils voulaient empêcher que ça joue. Pas très nombreux, ils ont à la fois accepté de négocier un temps de parole dans la salle, et puis comme des ultras voulaient quand même bloquer les portes, ils se sont fait déloger. Par la police. Les responsables du concert étaient désolés, mais faisaient remarquer aussi que le fait d’accepter de parler et de négocier avait été mal récompensé. Pendant ce temps, devant moi, une chaise pour handicapé est marquée « jazz ». Je fais la photo, je n’ose pas la montrer.
Wayne Shorter
Wayne Shorter aura joué trente minutes avec son quartet, du saxophone ténor, des perles de notes, à peine des thèmes, et le quartet aura balancé entre le rien et le plein, comme toujours, mais hier soir de façon très marquée. C’est si beau parfois que ça emplit la salle immense, et quand c’est très vide ça remplit quand même. J’aime ce quartet. Ce flottement, cette musique en suspens. Après un bref entr’acte, les musiciens de l’ONBA entrent, sous la direction de leur chef Bastien Stil. Quatre pièces de Wayne (arrangée par lui) seront exécutées : Pegasus, Lotus, The Three Marias, Prometheus Unbound. On saisit les allusions (et retour à l’Antiquité !), Patitucci est impressionnant de précision, mais il rigole aussi à l’occasion comme un gosse, l’orchestre est en pleine bourre, Wayne très à l’aise au soprano (pas amplifié, on l’entend parfaitement). C’est entre Bersntein et Grofé, avec du Copland, et surtout c’est très américain, très bien écrit mais passablement raide, sauf quand le quartet donne de la respiration. Le jazz, quand même, c’est quelque chose que le symphonique n’est pas, et inversement. Que voulez-vous…
Et puis aussi : l’art est fondamentalement intermittent. La musique n’est pas toujours au rendez-vous. Que je sache, ça ne pose aucun problème de payer les membres de ce quartet, qu’ils jouent ou pas, que la musique soit là ou qu’elle soit absente, partie, égarée… Alors de grâce, qu’on en finisse avec les petitesses, les bassesses, les
sous-entendus. De toutes façons, l’art n’est jamais payé. Ce qui coûte dans l’art c’est sa production, pas son avénement.
John Patitucci, de dos : Bastien Stil (dir)
Que voulons-nous ? Que ce qui, du jazz, est aujourd’hui au plus vif (Ceccaldi n’en est que le nom commun, ils sont des centaines rien qu’en EN FRANCE, et des milliers dans le monde), que ce jazz donc, soit moins intermittent, et surtout moins absent des scènes en général, et aquitaines en particulier. Wayne Shorter, oui, mais on peut l’entendre non loins d’ici, et puis pourquoi tant d’énergie (et d’argent) consacré ainsi à un héros, quand tous ceux qui admirent en lui un fondateur restent ignorés de ceux dont c’est le métier, et la responsabilité, de leur faire une place. Messieurs les responsables de salles de concert, généralistes ou pas, et de festivals, grands et petits, ressaisissez-vous.
Philippe Méziat