Jazz live
Publié le 29 Mar 2025

Era#P du batteur Elie Martin-Charrière au Petit Duc aixois

J’étais très curieuse de retrouver dans ce club aixois à la programmation impeccable et à l’équipe technique efficace ( https://www.lepetitduc.net/ ) ce jeune musicien d’origine bourguignonne découvert pour ma part à Avignon puis revu à Cluny dans le trio de l’accordéoniste Noe Clerc pour son album de 2018 Secret Place (No Mad Jazz ), car il me semble faire partie des batteurs de cette nouvelle génération qui, sans révolutionner peut être la pratique de l’instrument, assurent une relève plus que prometteuse à l’instar des Ariel Tessier, Gauthier Garrigue, Arnaud Dolmen…

Tombé dans le jazz tout jeune avec des parents musiciens, après une formation solide en 2013 au CNSM et la rencontre décisive du Belge Dré Pallemaerts, le musicien s’est frotté à divers groupes ( Noël Huchard, Robinson Khoury ). Il est entré en jazz quand l’altiste Pierrick Pedron l’a choisi pour le deuxième volet, la partie française de son diptyque Fifty Fifty 50 (Gazebo) et Il a poursuivi l’aventure dans la version en quartet de l’altiste revisitant The Shape of Jazz To Come d’Ornette Coleman. Sans nul doute un hommage original comme sait les faire Pedron soulignant à sa façon le Something Else qui précisait le titre.

Elie Martin-Charrière se positionne comme leader avec ce deuxième album au titre mystérieux et incompréhensible avant qu’il ne l’explicite, en fait une anagramme du nom de Dré Paellemarts, son mentor : « Percussions psychologiques, patterns prophétiques, Era #P illustre le Présent pour utiliser une figure du passé qui avait lui même changé le monde en Pourpre » un titre créé en 2016 Tell The « Era P’s » Dream.

Pas franchement plus clair, sauf si ce P inaugurait une suite de hashtags très actuels comme Potentiel, Pouvoir, Paix sur notre Planète mais encore Patterns de batterie, Plaisir de jouer en groupe, évidemment Participatif et Paritaire puisque dans ce quartet nouveau apparaissent une flûtiste (traversière et alto) Christelle Raquillet et une claviériste Nina Gat ( piano, Fender) avec le bassiste électrique Elvin Bironien ( ! ) Première surprise, la pianiste ne pourra être au rendez-vous mais heureusement remplacée in extremis sur les conseils avisés de Myriam et Gérard, les maîtres du club, par un pianiste chicagoan installé aujourd’hui à Marseille Rob Clearfield. Ce sont les aleas du live mais en jazz tout s’avère toujours Possible quand on a du talent. Le pianiste se jette dans le bain du concert et on sent très vite qu’il ne sera pas un remplaçant accompagnateur suivant le mouvement. Il connaît le jazz jouant entre autre avec le trompettiste néo Marseillais Christophe Leloil, il est lui même leader et compositeur. Son dernier opus Ashes and Diamonds explorait déjà les transitions d’une époque à l’autre, les changements induits par les crises graves comme le Covid. Son nom Clearfield indique la voie, il tracera tout au long du concert sa propre zone, sillonnant dans un échange animé, presque volubile les propositions du batteur compositeur et chanteur. Il ajoute d’autres couleurs assurément et l’influence de Steve Reich se traduit par une maîtrise assumée des rythmes et tourneries déphasées. Il lance souvent des propositions stimulantes, plus ou moins imprévues, mais pas imprévisibles pour ses compagnons qui savent se raccrocher.

(Le pianiste Rob Clearfield)

Je ne sais absolument pas à quoi m’attendre mais je pense déjà au champ de possibles d’une musique actuelle qui ferait table rase du vieux « jazz à papa » qui swingue, pleine des idiomes trad, hip hop, voire rap, de flow déversé en rythme. Sauf que l’instrumentation est plutôt classiquement jazz, voire jazz-rock avec un trio piano, basse électrique, batterie complété de l’alliage d’une flûte traversière. Dès les deux premières pièces plutôt courtes, je suis désorientée par deux reprises chantées de Stevie Wonder assez loin de l’original. Mais la voix chaude et caressante du batteur suit la cadence lente des ballades, ajuste les mots anglais à son propre tempo : Love in Need Of Love Today ( un titre Soul et R&B) de 1976 et Creepin’ in my dreams de 1974…. Plutôt soft et cool même.

En fait la musique de cet album (que je ne connais pas du reste…) ne sera pas jouée à l’identique, avec des variations donc toujours bienvenues qui pimentent le live pour une série d’hommages déguisés à tous ceux qui ont influencé le batteur. Mais sa musique ne sonne pas comme une redite. Sans abandonner les formes héritées de ceux qui précédaient, il s’en empare par fragments cousus plus ou moins serrés, laissant ses partenaires évoluer à leur guise. Elie Martin-Charrière n’attend pas pour tenter autre chose même si tous les titres illustrent une figure aimée ou inspirante Sting (Fragile), Charlie Parker (un Anthropology plutôt déconstruit) , peut être Herbie Hancock, Prince donc et Radiohead ( le rappel sera  Daydreaming que je reconnais aux paroles et à la flûte hypnotique qui reprend le thème obstinément). Une utopie de sons et de rythmes où tous pourraient se retrouver sans la combustion d’un rock pur et dur mais avec les effluves d’une pop intemporelle, vaporeuse. La musique dont il rêve existe sous ses doigts, elle n’est pas inouïe au sens littéral mais ce qu’il se propose de faire advenir se révèle étrange. On entendra plusieurs titres, sûrement plus des neuf du CD mais il est difficile sans aucune présentation d’y voir clair d’autant que le batteur et le bassiste se révèlent maîtres de transitions subtiles qui font du concert une suite continue, une musique expérimentale nuancée. Impassible et serein le bassiste tient son rôle mais par exemple lors du morceau 7 ( pas d’autre façon de s’y reconnaître que de tenter le décompte ), il évoque un bourdon sur une seule corde avant de se lancer dans un jeu tournant de carillons, de chuintements sur le manche, de bruits onomatopéïques. Un véritable chant à la basse auquel finissent par se joindre le reste de l’équipe. C’est l’annonce de Fragile sur laquelle le batteur, le pianiste et surtout la flûtiste qui joue le thème posent leur voix ( sans paroles): là j’ai reconnu sans ambiguïté le titre du double album politique de Sting Nothing But The Sun que j’écoutais en boucle à l’époque (1987) jazz teinté de blues, de rock aussi aux mélodies obsédantes. Avec deux bijoux Sister Moon et une reprise avec Gil Evans et son orchestre de Little Wing.

(La flûtiste Christelle Raquillet et le bassiste Elvin Bironien)

Après une heure et demi environ et deux rappels se termine le concert d’une musique qui coule érodante, sans discontinuer comme la rivière dans son lit : le débit n’est pas puissant avec la flûte baladeuse, quelque peu bucolique qui imprime les sinusoïdes ondulantes et chantantes (comme les trilles d’oiseaux en forêt), s’engageant dans des sentiers qui bifurquent, souvent incantatoires.

La musique de ce quartet tout neuf et unique ce soir vous emporte dans son mouvement, peut vous fasciner, vous irriter tant les mélodies paraissent parfois effleurées, comme évidées puis ressassées. Franck Bergerot dans un de ses compte-rendus récents sur notre Jazz live sur un batteur d’ailleurs (!) écrivait qu’il lui fallait « démêler ce qui se passe entre les quatre instruments en présence.. et “voir” donc ce qu’ils font, par un double effort d’attention et d’imagination ». Je me retrouve exactement dans la même position. L’oeil écoute comme l’écrivait Claudel dans un recueil de textes sur l’art et la peinture flamande en particulier. Obligée de regarder plus qu’ attentivement pour suivre et voir comment fonctionne le jouage. Je remarque le jeu précis, agile et incessant du batteur qui ne donne pas dans les gestes larges et amples de certains : coudes plutôt serrés, il nous embarque dans une virtuosité jamais démonstrative, simplement efficace, car sa palette est large. Pense t-il que pour cette musique de tous les possibles, il faut (se) risquer et y aller à l’instinct ? Il est plutôt un batteur mélodiste-rythmique qui ne joue pas les violences explosives et les éclats de free mais donne beaucoup d’espace aux autres partenaires. Il a beaucoup du percussionniste cherchant à colorer, changer les nuances sans jouer d’effets électroniques à la différence du pianiste (et de la flûtiste qui n’en abuse pas). Elie Martin-Charrière joue collectif, mais jamais derrière les autres, plutôt en défense active, dit-il, comme dans le foot. Il sait en leader orchestrer les dynamiques de ceux qu’il accompagne. J’allais me réjouir qu’il ne se livre pas au passage toujours trop attendu du solo de batterie mais il s’y soumet pour conclure ce Fragile décidément marquant ce qui dure près de 3 mn. Est-ce beaucoup ? Je ne saurais dire, la seule question que je me pose est comment va t-il arrêter son jaillissement continu, son cliquetis serré de baguettes frappant comme une pluie drue mais fine? S’il est poète des baguettes dans ce solo « époustouflant » par sa sobriété tranquillement énergique, il se révèle aussi maître des brosses, il sait instinctivement se placer dans le son, imprimer une tension souple, en finesse dans son jeu accentuant ou non une hauteur de son : il ajuste parfaitement la grammaire musicale à son propos déterminant selon l’instant les paramètres du son (hauteur, durée, intensité). Une douceur ferme qui vient paradoxalement de quelque chose de plus brut embrassant une certaine complexité dans les figures. La rythmique agit comme une mécanique aux ajustements variables, un échange assez fascinant.

L’ approche est immersive entre rêveries liquides et réminiscences aux grooves colorés, des fragments désaccordés jamais nostalgiques réunis dans cette écriture organique. Une musique accueillante sans être simple qui vous laisse dériver d’une plage à l’autre dans une cohérence évidente. C’est sans doute l’esprit du temps présent à la recherche d’un ailleurs qui n’existe pas encore tout à fait.

Sophie Chambon