Jazz live
Publié le 7 Août 2024

Etienne Cabaret / Du tronc de chou au Moger Orchestra

Ce 15 août à 19h30, c’est le Moger Orchestra qui ouvrira le 27ème festival de Malguénac en Centre-Bretagne. Avec un portrait de l’un de ses membres fondateurs, le clarinettiste Étienne Cabaret, nous nous sommes donné pour tâche d’explorer cette ligne de partage entre tradition régionale, progressive rock et jazz contemporain qui caractérise la scène bretonne.

Programmé en ouverture du festival de Malguénac sous un nouveau chapiteau plus conforme à l’écoute que l’ancien “Bal monté” offrait aux concerts “intermédiaires”, le concert du Moger Orchestra peut passer inaperçu en ouverture d’une soirée dominée par l’Émile Parisien Quartet dans la Salle Résonance. Mais l’Émile, dans nos pages, tout le monde le connaît, et le public de la soirée se sera déplacé pour lui, à l’aveugle, profitant du début de soirée pour se restaurer dans l’enceinte du festival. Or tant qu’à faire de venir jusqu’à Malguénac, autant profiter des spécialités musicales locales, car la scène musicale bretonne est riche en surprises, paradoxalement peu diffusée dans le reste de la France, sinon sous forme de clichés, et pourtant ouverte sur le monde et d’une étonnante vitalité, grâce à un réseau de lieux et structures de programmation d’une grande diversité, du café-concert à la scène nationale, permettant même le nomadisme des programmes : Aux Anges, Grande Boutique, Le Plancher, Plages magnétiques, hop’n jazz, Quartz, Vauban, Get Open…

Certes, le jazz mainstream contemporain porte un récit différent à Jazz à Vannes ou Langourla, et les plus érudits de nos jazzfans ont lu Un jazzman dans l‘ombre du Mont Frugy où Philippe Briand, batteur pourtant formé sur les tambours du bagad de Quimper, raconte l’arrivée en Bretagne du vrai jazz qu’il pratiqua après-guerre avec les Américains de passage – Dizzy, Chet ou Pepper Adams – et leurs disciples venus de Paris. On y croise notamment Hervé Le Lann et son fils Éric, et même vers la fin une toute jeune fille nommée Sophie Alour.

Mais c’est une autre histoire qui s’est jouée dès la fin des années 1970, à l’Ouest d’une ligne mouvante et floue séparant la Haute Bretagne de la Bretagne bretonnante, où dès la fin des années 1970, par-delà les solutions qu’Alan Stivell emprunta au rock et à la variété, de jeunes musiciens cherchèrent à vivre plus authentiquement leurs racines régionales au présent, l’oreille tendue vers les autres musiques du monde, et tout particulièrement vers le jazz le plus contemporain et les tendances “progressives” du rock, pour y puiser solutions et alternatives en terme de métrique, de timbre, d’harmonie modale, de jeu collectif, d’improvisation… bref de “folklore imaginaire” comme disent à Lyon les musiciens de l’Arfi. Les noms de quelques-uns ces pionniers ne sont pas totalement inconnus des lecteurs de Jazzmag : Jacques Pellen, Erik Marchand, les Frères Molard, etc. Lorsque Jacques Pellen créa la Celtic Procession avec Kenny Wheeler, Riccardo Del Fra, Peter Gritz et les frères Molard, Étienne Cabaret avait tout juste un an. Justement, le voici :

« Je suis né en 1987, raconte Étienne Cabaret. À Rostrenen, en Centre-Bretagne où je vis toujours dans une maison que je me suis construite, pas très loin de la ferme où j’ai grandi, petite exploitation avec vaches laitières et petit poulailler de plein air que mes parents ont quitté à l’âge de la retraite. » Originaires de Haute-Bretagne francophone, ceux-ci, une fois installés à Rostrenen en pays bretonnant, s’étaient impliqués dans la création de l’école bilingue et de l’école de musique traditionnelle. C’est là qu’Étienne Cabaret a fait sa scolarité, dans un breton “scolaire” qu’il dépassera plus tard en pratiquant le breton local, du Pays Fisel, auprès des Anciens. Au Pays Fisel, dont Rostrenen constitue la pointe sud-est, on danse fisel, genre de gavotte, au son d’un couple musical : chanteurs de kan ha diskan (chant et déchant), bombarde et biniou kozh (soit un petit mais puissant hautbois diatonique et un petit biniou à l’octave supérieure) ou duo de treujenn-gaol (“tronc de chou”), nom breton de la clarinette ancienne – clétage Albert qu’ont connu les pionniers du jazz néo-orléanais – dont, à l’aide d’une cale, les musiciens bretons ont pour habitude de bloquer une certaine clé. « Ça induit sur l’instrument l’utilisation de deux modes principaux, l’un majeur, l’autre mineur, mais en contournant le tempérament égal pour se rapprocher de l’échelle naturelle telle que pratiquée par les chanteurs et chanteuses du pays. » Avec “tierce médiane” et “quarte haute” qui ne sont pas sans évoquer certaines blue notes.

Des clarinettes de Glomel à Eric Dolphy

Début à la clarinette, puis à la bombarde, selon la tradition orale, auprès d’un sonneur réputé, Pierre Crépillon, bientôt Étienne Cabaret sonne en couple dans les fest-noz et les noces, une pratique que, depuis, il n’a jamais abandonné, comme une espèce de socle sur lequel il ressent encore aujourd’hui le besoin de reprendre appui en fest-noz ou de faire référence au sein du groupe Arn’, double couple bombardes et saxophones. À l’époque, il approfondit ses connaissances en fréquentant le Cercle celtique de Rostrenen (devenu en 2009 la Fiselerie), apprenant notamment à danser correctement, « on est meilleur musicien de fest-noz, lorsque l’on sait soi-même danser. » Mais c’est la clarinette qui devient son principal instrument, stimulé qu’il est par la fréquentation assidue des Rencontres internationales de Clarinette Populaire de Glomel, inaugurées en 1989 dans cette commune voisine de Rostrenen. Le ferme familiale héberge des clarinettistes et autres artistes du monde entier, autant d’occasions de découvrir musiques malgaches, gnaouas, des Balkans, le maloya, etc., qu’il se refusera à adopter dans des pratiques dédiées, mais qui resteront des fenêtres grandes ouvertes sur ses groupes à venir.

En revanche, Étienne Cabaret ne prête guère attention à la clarinette basse ni au passage à Glomel de Louis Sclavis invité du Quintette de clarinettes, ensemble breton qui fit date, au-delà de la sphère bretonne, avec l’album “Musique têtue”. « Je n’ai écouté Sclavis que plus tard, avec “Dans la nuit”, plutôt atypique puisqu’il s’agit d’une musique écrite pour le cinéma, et bien sûr “Chine”. Auparavant, tout ce que je considérais comme du jazz avait été longtemps un disque de Manu Dibango de la discothèque familiale, jusqu’à ma rencontre, à l’époque de mon entrée au lycée, avec le guitariste Antoine Lahay, mon aîné de trois ans. Il m’a fait écouter deux disques qui ont été des révélations : “Ascenseur pour l’échafaud” de Miles Davis et “Gambit” de Julien Lourau.»

Mais déjà Étienne Cabaret s’était mis en quête à la médiathèque de Rostrenen de disques et de livres sur le jazz, cherchant notamment à connaître les jazzmen pratiquant la clarinette. « J’ai commencé à écouter Buddy DeFranco, Benny Goodman… Lorsque le premier ordinateur est arrivé à la maison, je me suis mis à naviguer à la recherche de clarinettistes et de musiques qui me plairaient, car j’étais peu sensible au style New Orleans. J’essayais en gros de trouver des clarinettistes jouant comme des saxophonistes. Jusqu’au jour où j’ai découvert Eric Dolphy et, donc, la clarinettiste basse, qui est resté depuis mon principal instrument. »

Des premières méthodes au Nimbus Orchestra

Formé selon la tradition orale, il emprunte tout ce qu’il peut trouver en matière de solfège, d’harmonie et de théorie. Un beau jour, en stage dans une exploitation agricole, sur le pupitre du piano familial, il découvre Le Livre du piano jazz de Mark Levine (traduit de l’anglais chez Advance Music), véritable bible pour qui veut comprendre l’harmonie du jazz moderne, que la fille du paysan avait abandonné là en quittant la ferme. « Je me suis plongé là-dedans, loin de tout comprendre, moi qui ne savait à peine nommer les notes sur ma clarinette. »

À cette époque, son ami Antoine Lahay est inscrit en jazz au Conservatoire de Saint-Brieuc, classe réputée, animée par l’organiste Jean-Philippe Lavergne (frère du batteur Christophe du même nom) et le flûtiste Jean-Mathias Pétri. En 2005, sitôt son Bac en poche, Étienne Cabaret s’y inscrit lui-même. Il y fera une rencontre décisive : Régis Bunel avec qui il partage la passion pour les métamorphoses du jazz du début des années 1960 (Ornette Coleman, George Russell, Eric Dolphy, Charles Mingus, etc.) et qui lui fait découvrir l’album “Third” de Soft Machine et l’univers de Robert Wyatt. Parallèlement, toujours avec Antoine Lahay et le violoniste Pierre Droual, il constitue en 2007 le premier noyau dur de son univers, Dièse 3, ancré dans la tradition bretonne mais ouvert au métissage au gré des invités de passage et des tournées qui le conduiront jusqu’au Burkina Faso. Les souvenirs des rencontres de Glomel ne sont pas oubliés, ni le modèle des pionniers de la scène bretonne : le violoniste Jacky Molard formé au fest-noz, féru de musiques irlandaises, indiennes, balkaniques et de jazz ; le guitariste Jacques Pellen et sa Celtic Procession ; la harpiste celtique Kristen Noguès qui compte parmi ses interlocuteurs Jean-François Jenny-Clark et John Surman ; Erik Marchand et, notamment, sa Kreiz Breizh Akademi. En 2010-2011, Étienne Cabaret participe à “Elektridal”, la troisième édition de cet orchestre périodique d’initiation aux concepts de musique modale et de tempérament. Articulé autour de l’archétype du kan ha diskan et son couple de chanteurs, chaque nouvelle édition est placée sous les conseils d’une équipe de musiciens réputés, venus tant du jazz que des musiques du monde, occasion pour notre clarinettiste de rencontrer notamment Bojan Z.

Plus décisive encore semble avoir été un autre orchestre d’initiation, imaginé à l’École nationale de musique de Brest par le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet, l’autre pôle pédagogique d’importance avec la classe de Saint-Brieuc, en ce qui concerne la pratique du jazz et de l’improvisation en Bretagne. De 2002 à 2011, chaque session de ce Nimbus Orchestra est placée sous la direction d’un compositeur différent : Guillaume Orti, Stéphane Payen, Fabrizzio Cassol, Geoffroy de Masure, Bo Van der Werf, Magic Malik, Steve Coleman… Étienne Cabaret y travailla en 2007 sous la direction et sur les partitions d’Olivier Benoît. « A l’époque, je lisais encore à peine la musique et, lorsque j’ai reçu les partitions, prenant peur, j’ai appelé Fred Bargeon-Briet pour me désister ; mais c’est lui qui a m’a encouragé à venir quand même. Ç’a été un moment important pour moi et l’occasion de rencontres qui comptent encore. » Il y fait notamment connaissance avec un autre personnage clé de la scène des musiques improvisées en Bretagne, le clarinettiste Christophe Rocher. Grandi à Clichy, il s’est installé à Brest où il a créé l’association Penn Ar Jazz en 1997, puis formé l’Ensemble Nautilis tout en multipliant les expériences entre musiques contemporaine, électronique et échanges transatlantiques avec l’avant-garde noire de Chicago à travers le dispositif “The Bridge” d’Alexandre Pierrepont.

Des musiques têtues

Autant de rencontres, qui amène Étienne Cabaret à quitter en 2009 la classe de Saint-Brieuc, vécue comme un frein étant donné son approche plus intuitive et son retard en solfège et théorie. Perfectionnant son approche de la clarinette en consultant Christophe Rocher assidûment mais aussi, lors de visites ponctuelles à Paris, Thomas Savy, Sylvain Kassap et Anne-Lise Clément, à New York Michael Lowenstern, il monte avec Régis Bunel l’Orange Sextet autour notamment de reprises “ouvertes” des standards pour partie inspirées de l’approche d’Eric Dolphy. Puis en 2011, empruntant à Yusef Lateef le titre Syn-Anthesia (Cannonball Adderley “In New York”, 1962), tous deux s’impliquent dans le quintette Sin Antesia dévoué à l’art de la gwerz, la complainte bretonne, avec la chanteuse et pianiste Faustine Audebert, figure des esthétiques croisées de la scène bretonne. C’est le point de départ du collectif Musiques Têtues fondé en 2011, au sein duquel Bunel, Cabaret et leurs complices travailleront désormais avec pour devises “Une ligne artistique têtue” et “Une vision du monde en circuit court”.

Dièse 3 et, apparu fin 2013, Moger vont rester une sorte de fil continu au sein de ce qui est devenue la galaxie d’une grosse dizaine de groupes, qui s’enrichit d’un partenariat d’importance en 2017 avec la formation d’un duo avec Christophe Rocher : « Christophe a vingt ans de plus que moi et j’apprends beaucoup à ses côtés. C’est quelqu’un d’une grande générosité dans sa manière d’être présent sur la scène bretonne. Entre lui et moi, il n’y a pas de rapport de maître à disciple, plutôt une grande proximité d’esprit, sur le plan pratique, éthique, politique, etc. » De leur duo résulte en 2020 le Cabaret Rocher Octet qui se trouve au croisement des deux collectifs : l’Ensemble Nautilis et Musiques Têtues. » On y retrouve Régis Bunel et Stéphane Payen aux saxophones, l’accordéoniste Cécile Rivoal, la guitariste Christelle Séry, le batteur Nicolas Pointard et la contrebassiste Hélène Labarrière, la seule à n’appartenir à aucun des deux collectifs. « Ç’a été pour moi la première occasion de composer de la musique orchestrale autrement que dans une démarche d’écriture collective. Quel bonheur d’écrire pour des gens comme Stéphane Payen ou Christelle Séry ! Je m’en faisait un montagne, ce fut une belle surprise de découvrir la bienveillance et le sourire qui ont accueilli mes partitions. » Familière des musiques contemporaines savantes comme du rock expérimental (on a déjà noté sur ce site avec quel sérieux Marc Ducret l’avait remplacée au sein de l’Ensemble Nautilis le temps d’un concert aux Émouvantes de Marseille), Christelle Séry s’est associée tout récemment à Étienne Cabaret au sein du surprenant et captivant duo Nadoz (l’aiguille), avec des gestes sonores minimaux aux frontières d’un bruitisme électro-acoustique et de l’exigence mélodique, sur des textes évocateurs du monde du labeur. La guitariste a par ailleurs rejoint la deuxième mouture du Moger Orchestra attendu ce jeudi 15 août en ouverture du festival de Malguénac

Cliquer sur la photo ci-dessus pour voir la vidéo Faufilons.

Moger ou l’ambition orchestrale

« Moger est né en 2013 lorsque Régis et moi avons commencé à nous trouver un son de section baryton-clarinette basse. Cherchant un bassiste, nous avions sollicité Dylan James avec qui j’avais fait la Kreiz Breizh Akademi. Par Christophe Rocher, j’avais fait la connaissance de Nicolas Pointard, le batteur de Nautilis, musicien incroyable ! Au début, on cherchait à faire du chant breton sans vraiment trouver ce que l’on voulait. À force de tâtonner, on s’est associé à un copain tubiste Grégoire Barbedor, puis, me souvenant d’avoir entendu Dylan chanter en jam du temps de la Kreiz Breizh, je lui ai proposé d’essayer des textes d’une amie, Griselda Drouet, sur nos premiers instrumentaux. Il avait une pratique du chant avec son père, qui est gallois, mais il n’avait jamais chanté dans un tel contexte. Et de façon magique, après avoir commencé à les fredonner, il a progressivement placé ces textes sur notre musique sans disposer d’aucune mélodie écrite. Et il y a eu un phénomène d’empilement de matière orchestrale, mélodique et textuelle qui a abouti à un premier disque en quintette, “Time Will Defeat”. »

La suite viendra de la rencontre avec l’arrangeur Mael Oudin qui suscitera l’élargissement à quinze pupitres dont dix vents (“Moger Orchestra”, 2017), puis avec un nouveau répertoire et un effectif plus ramassé enregistré en 2022 (“There Must Be a Passage”). Ce rock “littéraire” aux couleurs orchestrales et vocales (voir ci-dessous) associe une écriture poétique à des accents chambristes, des cuivres jazzy et des envolées free qui renouvellent et rafraichissent l’héritage de l’École de Canterburry les souvenirs de Robert Wyatt, Hatfield & the North, Peter Blegvald et John Greaves. On connaît pire références !

Franck Bergerot (merci à Éric Legret, témoin photographique assidu de cette scène)

Dylan James (chant, basse électrique), Sakina Abdou (saxophone alto, flûte à bec basse, chant), Régis Bunel (saxophone baryton), Étienne Cabaret (clarinette basse), Floriane Le Pottier (violon), Lydie Lefebvre (violoncelle, chant), Christelle Séry (guitare électrique, chant), Nicolas Pointard (batterie). Textes chantés : Griselda Drouet, Dylan James. Arrangements : Nicolas Pointard, Christelle Séry, Dylan James, Pauline Willerval.