Jazz live
Publié le 4 Mai 2018

EUROPAJAZZ, LE MANS, 3 mai 2018

Les aléas des grèves de transport m'ont contraint à venir par la route, et j'ai manqué Barre Phillips & Émilie Lesbros en duo, autour de midi : dommage ! Mais j'ai pu goûter (déguster même) le nouveau programme du trio Courtois/ Erdmann/ Fincker en fin d'après midi, et me plonger dans les contrastes du soir, entre 'Togetherness' de Don Cherry revisité par Pierrick Menuau et son groupe, et le très explosif 'Sons of Kemet'.

COURTOIS/ERDMANN/FINCKER TRIO «Jack»

Vincent Courtois (violoncelle), Daniel Erdmann (saxophone ténor), Robin Fincker (saxophone ténor & clarinette)

Le Mans, La Fonderie, 3 mai 2018, 17h

C’est la création d’un nouveau programme, intitulé «Jack», non parce que Kerouac l’aurait inspiré, mais parce qu’il repose sur une lecture passionnée de Jack London. Les compositions (du violoncelliste surtout, mais aussi pour partie de ses partenaires) partent des impressions de lectures d’un roman, d’un recueil, voire d’une nouvelle de ce grand écrivain états-unien, chantre de l’aventure autant que de la nature. Le concert commence autour de Love of Life, recueil et nouvelle éponyme : c’est comme une procession, en majesté recueillie, bientôt bouleversée par les éclats de ténor de Daniel Erdmann. Puis vient l’évocation de Martin Eden, roman où se lit un peu du destin de l’auteur : sur le violoncelle en pizzicato, la clarinette avance avec un calme qui bientôt se fera volubile. D’un contrepoint en trio jusqu’à une improvisation collective, on couvre tous les territoires qui s’étendent du baroque à Bartók, et bien au-delà. Et les improvisation se croisent jusqu’au paroxysme conclusif. De thème en thème, on parcourt toutes les provinces de la musique américaine : ici je reconnais l’esprit de Ain’t Misbehavin, ailleurs le souvenir de Philip Glass, et entre les deux la chaleur de la Soul Music et le souffle du jazz. Du très lyrique au très anguleux, d’une mélodie de chambre à des lignes sophistiquées, et à des mises en suspens pleines de surprises, chacun se donne, dans une entièreté qui va parfois jusqu’au bout du désir d’expression individuelle, mais sans jamais oublier le sens très collectif de ce projet. Cette musique est, dès son émergence, une totale réussite. On lui souhaite, au fil de sa maturation, d’aller plus loin encore.

PIERRICK MENUAU « Togetherness », featuring Barry Altschul & Santi Debriano

Pierrick Menuau (saxophone ténor), Yoann Loustalot (trompette, bugle), Julien Touery (piano, piano électrique), Santi Debriano (contrebasse), Barry Altschul (batterie)

Le Mans, Abbaye Royale de l’Epau, 3 mai 2018, 20h

Le saxophoniste angevin Pierrick Menuau a conçu l’idée, un peu folle, d’une relecture de «Togetherness» : une suite, et le titre d’un disque, de Don Cherry, enregistré début 1965 à Paris, avec Gato Barbieri, Karl Berger, Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano, quelques mois avant «Complete Communion». Relire n’est pas reproduire à l’identique, mais travailler (librement mais avec scrupule) la matière musicale de Don Cherry. Pour ce faire un choix judicieux de partenaires : le trompettiste Yann Loustalot, qui se trouva au cours des dernières années impliqué dans bien des aventures d’une belle consistance musicale et esthétique ; le pianiste Julien Touery, membre du quartette fondateur d’Émile Parisien ; le contrebassiste Santi Debriano, souvent partenaire de ceux qui avaient fait l’histoire du nouveau jazz des années 60 ; et Barry Altschul, pilier des bien des aventures qui changèrent la face du jazz entre 1960 et 1980. L’ordre des séquences a été bouleversé, mais la matière est là, intacte, prête à se laisser pétrir par l’esprit du jazz et de l’improvisation. Des séquences vives et segmentées sucèdent à des moments mélodiques proches des hymnes sacrés revus par Albert Ayler ou Pharoah Sanders. Des improvisations débridées font échos à des unissons virtuoses qui sont autant de défis (brillamment relevés) à la rigueur de la mise en place. Les influences musicales vont de l’orient (version andalouse) à toutes les variantes du jazz modal, et au détour d’une séquence déboule un blues digne de la grande époque hard bop des disques Blue Note. Les solistes font merveille, dans la retenue comme dans l’excès. Le batteur n’est pas en reste qui nous gratifie d’un épisode polyrythmique du meilleur aloi, et tout au long du concert il forme avec le bassiste un tandem qui assure en permanence la stabilité de cet édifice en perpétuelle refondation. C’est un régal, car les événements sonores s’enchaînent, et quand c’est d’une façon presque abrupte c’en devient comme un supplément de bonheur. Ce groupe, et ce programme, avaient vu le jour à la fin de l’été dernier à Nantes aux Rendez-vous de l’Erdre. Et le concert d’Europajazz était le dernier d’une tournée passée tout récemment par Paris (au Sunside), Saint-Gilles-Croix-de-Vie, Angers et Liège (Jacques Pelzer Jazz Club). La réussite est indiscutable, et une nouvelle tournée s’impose : avis aux programmateurs de festivals, clubs et autres lieux de spectacle (vraiment) vivant !

À l’entracte, rendez-vous, dans le parc de l’Abbaye de l’Epau, au Magic Mirrors, pour danser à l’ancienne avec Denécheau Jâse Musette

 

SHABAKA HUTCHINGS SONS OF KEMET

Shabaka Hutchings (saxophone ténor), Theon Cross (tuba), Tom Skinner & Edward Hick (batteries)

Le Mans, Abbaye Royale de l’Epau, 3 mai 2018, 22h15

Pour parler du concert de ce groupe, je sens déjà poindre en moi une once d’embarras : en août dernier, en rendant compte du festival de Malguénac, mon compère, confrère (et ami) Franck Bergerot était déjà réservé. Et je partage ce sentiment de réserve, sur un groupe très largement célébré, et qui jouit d’une grand succès public autant que critique. En revanche dès le début du concert, mon attention a été vivement captée par le duo de batteurs. Ces deux artificiers du rythme m’ont étonné par leur faculté de synchroniser-désynchroniser en permanence leurs accents sans jamais mettre en péril la solidité du tapis polyrythmique, richement effervescent, qu’ils déploient pour leurs partenaires. L’essentiel des interventions du saxophoniste réside dans le même schéma : après une entrée en matière mesurée et lyrique (assez souvent en duo avec le batteur Tom Skinner), on saute très vite du pianissimo à un quadruple forte hytérisé par le tempo et le niveau sonore. Les motifs sont très récurrents, souvent simplistes, mais à la différence du groupe précédent, où la récurrence était conçue comme une dramaturgie émaillée de surprises (et sur des thèmes souvent beaucoup plus élaborés), c’est un peu ici l’éternel retour du même…. J’ai regretté que le concert ne nous ait pas offert davantage d’épisodes feutrés -mais lyriques cependant- comme la musique jouée en rappel, très acoustique, et nuancée, qui rendait enfin justice à ce saxophoniste non négligeable qu’est Shabaka Hutchings. Gros succès au demeurant, et rappel chaleureux par un public qui nous rappelle (si besoin était) que le succès a toujours raison des arguties esthétiques !

Xavier Prévost