Jazz live
Publié le 13 Mar 2025

Fabrice Moreau ignorant at the dawn

C’est le titre de l’album que le batteur et son quartette (Ricardo Izquierdo, Nelson Veras, Jozef Dumoulin) publieront le 4 avril, et qu’ils présentaient hier chez Hélène Zaziza dans les sous-sols du 19 rue Paul Fort.

Comment parler de la musique si singulière de Fabrice Moreau ? Guère de comparaisons possibles avec les modèles historiques, quelque école ou chef de fil. Lieux communs inopérants sur le swing ou le groove, l’efficace discrétion, le soliste “qui envoie”… les béquilles habituelles de la critique. Oser l’analyse, tâche toujours un peu outrecuidante pour qui n’est pas musicien, est ici hors de portée, tant les codes du jazz sont débordés. (Pour autant, qu’est-ce d’autre que du jazz ?)

Jouer de la métaphore ? Une facilité. Ou peut-être est-ce ce qui nous reste pour concentrer notre écoute. Où plutôt : n’est-ce pas la musique de Fabrice Moreau et ses amis qui nous y invite ? Qui nous invitant à “écouter” ce qui, à première “vue”, peut paraître opaque, suggère de franchir cette opacité, à démêler ce qui se passe entre les quatre instruments en présence, et à “voir” – inversant la proposition de Paul Claudel dans ses propos sur les Arts réunis sous le titre L’Œil écoute –, “voir” donc ce qu’ils font, par un double effort d’attention et d’imagination. Dualité qui s’avère relever d’un concours de l’attention et de l’abandon.

Scrutant le flux généré par l’indissociabilité des quatre voix de cet orchestre, j’ai rêvé d’une rivière puissante, inexorable, sa puissance tranquille endiguée dans une vallée encaissée, où l’on voit son cours se diviser en multiples bras concurrents, selon divers débits, parfois en mouvements rétrogrades, ici et là s’enroulant sur eux-mêmes en d’irrésistibles tourbillons, l’un ou l’autre prenant alternativement le dessus sur l’autre ou rassemblant momentanément leurs fluxs. De gauche à droite, Jozef Dumoulin au piano et au synthétiseur basse (le groupe ne s’étant pas résolu à remplacer la contrebasse de Matyas Szandai depuis sa disparition tragique en août 1923), Nelson Veras à la guitare, Ricardo Izquierdo au saxophone ténor et Fabrice Moreau à la batterie. À tenter d’écouter leur ensemble, non sans me laisser distraire par l’un ou l’autre, tout me paraissait être flux, ruissellement, écoulement. Le force tranquille de cette polyphonie s’affrontant parfois en de prodigieux tumultes au passage de quelque rapide où je me trouvais soudain, comme le kayakiste, projeté d’un roche à l’autre bordant le ravin, sans jamais m’y fracasser parce que constamment repoussé par les explosions du flot contre la paroi, mais toujours menacé de me retourner sous mon embarcation ou de voir celle-ci pulvérisée sous les assauts des eaux contradictoires. Mais toujours un puissant semblant d’accalmie succède au tumulte et vous encourage à reprendre la descente.

Or les paroxysmes auxquels parvint le quartette hier ne relevaient pas de ces éjaculations musicales en quoi aboutit souvent le soliste de jazz, éventuellement en communion avec son batteur ou sa rythmique), et souvent porté par l’adhésion de son public qu’il a embarqué dans son extase. Et ce ne furent pas forcément les moments les plus improvisés, les plus libres, les moins écrits, les plus “lâchés”, tout du moins tel que j’ai perçu ces moments explosifs… et peut-être n’en est-il survenu vraiment qu’un seul dont je me souviens encore plus précisément. Et ce fut, me semble-t-il, plus le résultat d’une contention trop grande du collectif, comme les eaux d’un torrent se trouvent soudain contraintes dans le goulet d’étranglement de quelque cluse.

N’est-ce pas, néanmoins, bien cavalier de se laisser aller ainsi à de telles interprétations ? Alors qu’à l’issue du premier morceau, je me faisais ce reproche, commentant ce qu’il venait de jouer avec ses camarades, Fabrice Moreau encouragea, sans le savoir, mon abandon, en citant Yeats et son poème The Dawn : « Je voudrais – car tout le savoir ne vaut pas plus qu’un brin de paille – être ignorant et fantasque comme l’aube. » Et tel est le propos de ce nouvel album qui nous est promis pour le 4 avril : “Ignorant as the Dawn”. Que Moreau présente ainsi sur son site : « Oublier ce que l’on sait pour n’être plus que dans la sensation, faire table rase des concepts et théories pour laisser paraître la musique la plus intuitive et personnelle. Comme si, à l’ère de l’intelligence artificielle, l’ignorance était la condition du créateur/compositeur, tant elle peut être ouverture, étonnement et perméabilité au monde, loin de la rigidité des certitudes. »

Aussi repris-je le cours de ma rêverie, tandis que le quartette reprenait son étrange navigation. Après tout, ces quatre musiciens, comme beaucoup d’autres de cette génération, – paradoxalement, de façon beaucoup plus savante que ne le laisse entendre Moreau dans son “avertissement”, le lâcher prise de la scène n’étant jamais que le résultat d’un travail, d’un entrainement intensif – n’ont-ils pas exploré les concepts de polytonalité et poly-vitesse, dans une interchangeabilité des fonctions instrumentales et un permanente porosité entre l’écrit et l’improvisé, le dérèglement constant de la focale entre l’arrière-plan (la rythmique) et ce que l’on désignait dans le “classic jazz combo” du nom de “front line”. D’où ces songes de fluidité et de ruissellement auxquels ils nous invitent, sans intention obligée, mais au risque de borner notre imaginaire. L’intention de Fabrice Moreau est ses compagnons aurait-elle été cette randonnée en canoë-kayak à laquelle j’étais en train de livrer mon entendement ?

Fabrice Moreau est un littéraire. Un lecteur passionné. Soudain, l’annonce d’un morceau vint me tirer les oreilles : j’en ai oublié le titre exact, pourtant tellement simple que j’ai négligé de le noter. Est-ce qu’il associait le mot “blanc” à “neige”… (ou plutôt “neige” à “noir”, parce que j’en garde une impression oxymorique). Nous le saurons le 4 avril à la sortie d’“Ignorant as the Dawn” mais, d’ores et déjà, je puis certifier, comme il l’a annoncé, qu’il s’agit d’un emprunt au texte court de Samuel Beckett, l’un de ceux qu’il écrivit en anglais – Worstward Ho, de 1982 – et qui fut publié aux Éditions de Minuit en 1991 sous le titre Cap au pire dans la traduction d’Edith Fournier. C’est de là qu’est tiré le fameux “Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better.” (ainsi traduit « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. »)

J’ai donc tiré de mon étagère Beckett, quasi intégrale depuis cinquante ans, mon exemplaire de Cap au pire, acquis tardivement et, semble-t-il, jamais ouvert. Et j’ai vainement cherché ce “blanc” (ou ce “noir”) et cette “neige”… Quoiqu’il en soit, ce Cap au pire avait d’emblée balayé mes visions romantiques au fil de l’eau. Et il est vrai – mais étais-je, dans un cas comme dans l’autre, victime d’autosuggestion – que la musique a dès ce moment perdu de sa continuité, devenue plus morcelée, heurtée, comme si les quatre musiciens s’étaient mis à remuer des cailloux, à les extraire de blocs contradictoires de matériaux âpres et résistants, néanmoins disparates. Et je m’abandonnai à “l’heure beckettienne” dont je retrouve en rédigeant ces pages la dureté phonétique soumise au martèlement sémantique affolé dont je tire exemple à la page 34 de mon exemplaire « Dire écarquillés ouverts. Tout blanc et pupille. Blanc obscur. Blanc ? Non tout pupille. Trous noir obscur. Béance qui ne vacille. » Et j’imagine soudain ce texte – ou la musique qui en procédait hier – comme la bande son de ce court métrage de Beckett et Alan Schneider intitulé Film dont l’implacable caméra traque l’affolement désordonné de Buster Keaton.

Mais je crains ici de faire fuir l’auditeur et de le détourner de la musique d’“Ignorant as the Dawn”, alors que mon intention n’est pas d’imposer une interprétation mais de lui en donner le rendez-vous le 4 avril prochaine et de l’inviter à scruter cette musique foisonnante avec son propre imaginaire pour mieux la rêver. Franck Bergerot