Fakebooks et tour de Babel
Hier, 3 février, à l’Atelier du Plateau, le trio Fakebooks (Antonin-Tri Hoang, Thibaut Cellier et Sylvain Darrifourq) dressait sa tour de Babel.
De même que le jazz a ses rues et ses quartiers, comme je le notais il y a deux jours à l’occasion de ma découverte du Barbizon dans le “quartier chinois”, le jazz a ses générations et ses familles. Et le jazz critic y a ses habitudes, voire ses têtes. On lui reprochera des copinages. Si l’on veut. L’autre jour, rendant compte pour la troisième fois en an d’un concert d’Hélène Labarrière, je me justifiais plutôt d’une fidélité, des fidélités qui, s’accumulant au fil des années auraient pour inconvénient de rétrécir le champ de vision. Mardi dernier, dans un réflexe de quasi consanguinité, c’est une autre vieille connaissance que j’étais allé écouter, Marc Ducret auquel je suis fidèle depuis les fin des années 1970. Hélas, prévoyant d’aller l’entendre en un lieu fort éloigné de ma banlieue, Jazz au comptoir à Fontenay-sous-bois, et prévoyant d’y entrainer une amie que je devais passer prendre au nord de Paris, j’optais pour la voiture en un grand mouvement tournant autour de la capitale, et je tombai en panne de batterie dans un espèce de no-man’s land en bordure de voie rapide, lieu tellement improbable qu’une première dépanneuse s’étant perdue, mon assureur dut m’en envoyer une seconde. Alors que le quartette “Ici ” (Ducret, Fabrice Martinez, Samuel Blaser, Christophe Monniot) se produisait “là-bas”, à une demie-douzaine de kilomètres, nous avons donc attendu notre dépanneur au chaud, devant un écran mural projetant un match de football (différé du match Les Aigles du Mali contre les Étalons burkinabais ou Bafana Bafana contre les Lions de l’Altas ? L’anonymat des équipes suffit à distraire ma préoccupation) parmi la clientèle arabe d’un bar perdu au milieu de nul part, bar appelé “La Fontaine du brouillard”. « C’est la traduction française du nom du village de mon père en Algérie », nous confia le patron. Et à cette révélation, nous eûmes le sentiment de n’avoir pas totalement perdu notre soirée.
Longtemps, j’ai été l’un des plus assidus observateurs de la scène française émergente que j’allais observer jusque dans les plus lointaines banlieues que certains Parisiens ne traversent qu’en TGV ou en avion. La simultanéité des confinements de 2020 et de mon départ en retraite m’ont fait perdre cette acuité, comme si du trou noir que constitua l’épidémie de covid avait émergé toute une génération sur laquelle j’avais perdu toute visibilité. À vrai dire, bien qu’encore l’œil sur l’agenda de Jazz Magazine que je préparais avec le plus grand soin à sa mise en page mensuelle, la génération apparue durant les années 2010 commençait à échapper d’autant plus à mes facultés d’assimilation que la démographie des musiciens de jazz explosait sur des champs esthétiques de plus en plus larges. Même si je n’ai pas témoigné d’une assiduité particulière à leurs concerts, le saxophoniste Antonin-Tri Hoang et Sylvain Darrifourcq (batteur fondateur de l’Émile Parisien Quartet) n’échappèrent cependant pas à mon attention et leur apparition à l’affiche de l’Atelier du Plateau où germent et naissent souvent de grandes choses, ne pouvait que susciter ma curiosité, d’autant plus que leur était associé un contrebassiste inconnu de moi, Thibaut Cellier.
Le nom de leur trio, Fakebooks, renvoie à une littérature qui m’est chère, même si je suis un très piètre lecteur de musique écrite : les fake books, recueils clandestins de partitions circulant parmi les professionnels des musiques populaires et recherchés par les jazzmen en ce qu’ils mettaient à leur disposition les mélodies en vogue et leurs accords chiffrés, les fameux standards. Leur pratique se répandit de par le monde avec notamment, au début des années 1970, la diffusion, à l’époque toujours clandestine, du Real Book mis à la disposition des élèves de la Berklee School et comportant nombre de thèmes instrumentaux récents notamment de Steve Swallow qui y avait contribué, selon un répertoire allant de Nica’s Dream d’Horace Silver et Oleo de Sonny Rollins à Falling Grace de Swallow et Open Your Eyes de Chick Corea.
Ce n’est pas une surprise que de trouver la notion de répertoire associée au travail d’Antonin-Tri Hoang dont on connaît la connaissance patrimoniale du jazz, partagée avec ses amis de l’Umlaut Big Band. Notion de patrimoine qui n’est pas étrangère non plus, même au second degré, à Sylvain Darrifoucq qui présentait la veille son Milesdavisquintet dans le cadre de Sons d’hiver. Mais plus précisément, l’objectif du trio Fakebooks est de revenir aux origines des fake books. Aussi, en ouverture du concert de l’Atelier du Plateau, Antonin-Tri Hoang présente-t-il ainsi la chose. Je résume. Il y avait au départ un fantasme : pouvoir jouer toutes les mélodies en un seul concert. Présomptueux ! Nos trois musiciens ont donc imaginé un filtre au fil de trois résidences à Rouen auprès d’un public de réfugiés guinéens, d’une classe de jazz et de résidents d’un ehpad. Il en a résulté un répertoire d’une grande diversité allant de mélodies africaines à de simples comptines, voire jingles, en passant par de grands tubes de la chanson française intergénérationnelle, de quelques standards du jazz, de pages du répertoire classique, et même d’une composition originale proposée par la classe de jazz rouennaise, le tout constituant trois grandes suites réunies sous le titre de spectacle “Babel”.
Et, présenté pour la première fois après quatre jours de résidence à La Dynamo de Banlieues bleues, cette tour de Babel est stupéfiante. Apparentée au free jazz (emmené par un alto évoquant Ornette Coleman, Jimmy Lyons ou Anthony Braxton, mais témoignant aussi d’un fort enracinement dans le bop parkérien), elle apparaît progressivement comme le résultat d’une “écriture” minutieuse quoique orale et collective, la minutie résidant jusque dans l’exécution des phrasés rythmiques et mélodiques. Souvent sous formes de bribes, désarticulées, mais toujours lisibles d’une manière ou d’une autre, chacune des mélodies invoquées à l’improviste – selon un ordre improvisé – est associée à un groove particulier tout aussi minutieux. Aussi, ces musiciens constamment aux aguets les uns des autres, tiennent-ils l’auditeur en haleine par le zapping permanent, exaltant, drolatique, d’une couleur mélodique ou rythmique à l’autre. Ça tient du kaléidoscope où, au cours de sa rotation, les pièces de verre colorées qu’il contient se ré-agencent entre elles par à-coups mais selon des logiques de déplacement morcelées, leurs déplacements respectifs n’obéissant pas forcément à une chronologie commune. Et c’est vertigineux. Franck Bergerot