Festival d’Aix: Jazz et Maqâms irakiens face à la Tosca
Le cadre est imposant. Par une haute porte voûtée, on entre dans la cour intérieure d’un hôtel particulier, rectangle parfait, pierre de tonalité ocre, deux immenses platanes offrant la protection de leur frondaison au dessus des spectateurs. Ce décor donne déjà une couleur à la rencontre du soir entre essences de musique orientale et parfums de jazz. À là méme heure, en face exactement, de l’autre côté de l’ex place de l’Archevêché le Festival d’Aix se refait une nouvelle religion de la Tosca dans l’enceinte de l’Opéra ouvert au plein air.
Amir ElSaffar Two Rivers Ensemble: Amir ElSaffar (tp, santour, voc), Ole Mathisen ( ts), Zafer Tawil (oud , perc), Tareq Abboushi (buzuq), Carlo DeRosa (b), Nasheet Waits (dm)
Festival d’Aix en Provence, Hôtel Maynier d’Oppède, Aix en Provence (13100) 15 juillet
Situation plutôt inédite : le concert débute par un solo de batterie, fougueux, un peu sauvage dans les frappes de peaux et cymbales de la part d’un Nasheet Waits qui ne retient pas ses coups, bien au contraire. La première séquence de l’orchestre met en relation sax et trompette. Les sonorités mêlées, unissons ou discours dérivants rappellent en écho au premier abord le travail de défrichage d’Ornette Coleman en compagnie de Don Cherry dans les années soixante. Architecture rythmique plus échappées harmoniques. Les cordes de l’oud et du buzuq, derrière tissent une toile de couleurs légères. Nasheet Waits en continuum de son intro se plaît dans le foisonnement rythmique. Comme on le disait d’Elvin Jones « il joue autour »
Au fur et à mesure cette musique impose une tonalité originale. Questions d’intervalles utilisés dans la gamme. Explications de Amir ElSaffar trompettiste, joueur de santour -sorte de métalophone à cadre en bois sculpté- chanteur et compositeur américain d’origine irakienne « Pour mes compositions je m’inspire du système des maqâms irakiens. Comme la musique occidentale ce système propre à mon pays de filiation trouve son origine dans les modes grecs. Lesquels comportent des gammes de sept notes aptes à composer une infinité de mélodies. Mais alors que la musique de l’Occident a déterminé une harmonie dite fonctionnelle, les modes majeurs et mineurs, au Proche Orient elle s’est développée autour de la micro tonalité. Chez nous le système des maqâms utilise des intervalles très petits entre chaque note. Il organise aussi les cheminements à l’interieur de ces échelles. Les mélodies sans l’appui de vos accords n’en sont pas moins complexes, sophistiquées, pleines de nuances. Les maqâms irakiens sont transmis oralement et doivent donc être mémorisés par les musiciens. Chacun d’entr’eux ensuite en propose une vision personnelle. Ce n’est pas à proprement parler de l’improvisation, mais du coup notre musique reste ouverte, flexible. Enfin tous les maqâms ont également une signification spirituelle »
Illustration immédiate dans un thème signé du leader: The people. Avec une longue introduction de trompette en solo marquée par ces inflexions typiquement « orientales » de la micro tonalité. Suivi d’un même exercice sous le souffle strident, compressé du sax ténor d’Ole Matthesen. Une trace de « free jazz » paradoxalement apportée des deux côtés « Lorsque je suis revenu de mon premier voyage à travers le Moyen Orient il y a dix ans, à New York tout à coup je me trouvais imprégné par les makams, bouleversé par leur pureté et leur logique. Je ne voulais pas compromettre leur équilibre parfait en les introduisant artificiellement dans un contexte jazz »
La réalité de sa musique actuelle, la trame de ses compositions comme des moments d’improvisation partagés démontrent que depuis Amir ElSaffar a trouvé des ponts, des points de rencontre entre jazz et makams. Fort des sons originaux d’intruments traditionnels tels l’oud, le buzuq ou le santour, sans renier les sillons fertiles du sax ou de la trompette, avec l’apport de sa propre voix, son utilisation traitée dans sa culture, il transfère sur scène à tout son orchestre savoir faire et trames de couleurs musicales. Ainsi faut-il saisir le travail intéressant de Tarek Abboushi tiré de son buzuk, sorte de luth à manche très long, en mode de défriche d’espaces improvisés, sons et canevas harmonique chatoyant parfaitement originaux explorés au long d’un chorus étalé. Titulaire d’un bachelor en piano jazz â l’Université William Paterson (New Jersey) le multi instrumentiste palestinien né à Ramallah confesse une attirance pour son instrument traditionnel « Je préféré m’exprimer par l’intermédiaire du buzuk car j’en sors des choses plus profondes, plus personnelle. Y compris dans un contexte jazz, avec le challenge d’improviser »
En conclusion du concert Amir ElSaffar choisit d’exposer une composition très construite -on voudrait dire très ecrite mais on ne voit aucune partition figurer sur la scène- portée par des lignes mélodiques serrées qui se succèdent en vagues. L’empreinte de la micro tonalité n’exclue pas le mouvement, l’elan donné au contenu musical. Au contraire.
NB: certaines citations de Amir ElSaffar sont extraites d’une interview réalisée par Louis Geisler
ler et publiée dans la plaquette du programme du Festival d’Aix
Robert Latxague