Festival International de Jazz de Montréal : Mark Guiliana, Thundercat, Herbie Hancock, Sons of Kemet
Un batteur dans le vent, un show sonorisé comme l’as de pique, un génie au travail et une orgie de rythmes.
Gesu – série “Invitation”
Mark Guiliana Beat Music avec Big Yuki
Mark Guiliana (dm, elec), Big Yuki (cla, elec), Chris Morrissey (elb), Jeff Taylor (voc)
2 juillet
Oublions toute référence au jazz avec cette formation techno. Selon le principe de la carte blanche dont le festival s’est fait une spécialité, le batteur se produit trois jours d’affilée avec trois formations distinctes : outre celle-ci, une rencontre avec John Medeski et Billy Martin, et un Jazz Quartet avec la chanteuse Gretchen Parlato. Guiliana se dit ravi de pouvoir présenter cette musique au public, ailleurs que dans les caves new-yorkaises auxquelles le projet était confiné. Le claviériste tire de ses machines des sons extra-terrestres hors de toute tentation soliste ou mélodique. Une seule pièce mettra en avant ses aptitudes pianistiques – qu’il perturbera aussitôt par des déphasages et autres bugs volontaires. On est dans le domaine de la house et de l’électro. Pourquoi pas ! Protection auditive conseillée, le déchaînement de décibels se révélant excessif pour la salle intimiste du Gesu. Les paroles d’Albert Marcœur viennent à l’esprit : « Tu tapes trop fort ! »… Les frappes sont dures, nerveuses, obsessionnelles, quasi-maniaques. Un bassiste électrique apparaît, pour une plage d’improvisation avec échantillons vocaux et sonorités vintage. S’ensuit un passage rêveur avec percussions scintillantes, qui vient reposer des beats implacables qui précèdent. On se croirait ici chez Wendy Carlos, et là dans une musique de documentaires sur les plantes carnivores que la télé aimait à diffuser dans les années 80. Une certaine raideur se dégage de l’ensemble, opposé à toute idée de spontanéité. Une esthétique froide, déracinée, entièrement basée sur les effets, toute trace d’humanité en ayant été effacée. Elle a le mérite de constituer une proposition inédite dans son jusqu’au-boutisme. Bande-son d’une société dictatoriale, uchronie destinée à nous effrayer ou commentaire acerbe sur notre monde actuel ? Allez savoir. Ce work-in-progress fascine et fatigue davantage qu’il ne séduit. La dernière partie du concert voit l’arrivée d’un chanteur dégingandé et poseur, sorte de crooner punk dont les interventions ne font pas davantage pencher la balance du côté de l’émotion.
Salle Wilfrid-Pelletier – “Evénements spéciaux”
Thundercat
Steven “Thundercat” Bruner (elb, voc), Dennis Hamm (cla, voc), Justin Brown (dm, voc)
2 juillet
Difficile de rapporter quoi que ce soit de la prestation du groupe de Thundercat, ayant pâti d’une sonorisation malheureuse. Ne parvenait au vaste public de la non moins vaste salle qu’une masse sonore informe, sourde et résonante, dont n’émergeait guère que la voix haute perchée du leader, comme au travers d’une porte blindée, un batteur à la main lourde ne faisant rien pour pour arranger l’affaire. Pour rappel, Thundercat est un prodige de la basse adoubé par les plus grands (dont Herbie Hancock, qui l’a recruté pour son prochain album, dont on se demande s’il sortira un jour), chanteur doué en prime (son falsetto fait merveille), amateur de tenues improbables et amoureux de jazz-pop FM au point d’avoir sorti de leur semi-retraite Kenny Loggins et Michael McDonald pour des collaborations savoureuses. Mais le rendu sonore n’a permis d’apprécier aucune subtilité de jeu ni de s’attacher aux textes. A la fin, on reconnaît tout de même Them Changes, le tube de Thundercat. Après l’excellence acoustique de l’Astral la veille, cela fait naître des craintes pour le concert à suivre dans la même salle, celui du commandeur Herbie Hancock.
Herbie Hancock
Herbie Hancock (p, cla, voc, elec), Lionel Loueke (g, voc, elec), James Genus (elb), Trevor Lawrence (dm)
2 juillet
Hancock aura passé sa vie à faire des miracles. Le problème de son qui minait la prestation de Thundercat est réglé. Des échos réservés sur de récents concerts du claviériste incitaient à la prudence. Prévenances battues en brèche dès les premières minutes : Herbie Hancock a amené à Montréal un quartette de feu, formation resserrée et débarrassée de partenaires encombrants, petits génies à la mode, jeunes phénomènes de la basse, batteurs envahissants ou doublures superfétatoires ne permettant pas toujours à ses claviers de décoller vers la stratosphère – ce qui se produit bel et bien ce soir. Quasiment une formation à la Headhunters, sans soufflant. Herbie, dans une forme olympique, arbore une tenue comparable à celle dont il était affublé dans le film « Valerian et la Cité des Mille Planètes ». Sans surprise, puisqu’il en va ainsi depuis quelques années, le répertoire des seventies se taille la part du lion. Mais voilà : au lieu des errements émaillés de fulgurances auxquels on pouvait s’attendre, les thèmes d’Hancock sont ici simplement énoncés avant de partir sans délai dans des directions inédites et franchement passionnantes. Les mélodies accrocheuses sont ainsi de simples prétextes à diverses manières d’envols – le mot d’ordre du pianiste depuis son opus inaugural (« Takin’ off », 1962). L’auditeur est invité à se perdre dans un labyrinthe mouvant, dont seul le groupe lui indiquera la sortie. On reconnaît ici et là des extraits de titres plus confidentiels mais appréciés des connaisseurs, sous la forme de segments intégrés au déroulement : quelques mesures de Textures, qui concluait l’album « Mr Hands »…
A noter le rôle prépondérant du guitariste (et vocaliste, sur de courtes pièces siennes) Lionel Loueke, allié de longue date et dont on peut se demander s’il n’a pas contribué à resserrer les boulons des prestations scéniques du pianiste. Tout est en place, on est à bord du vaisseau amiral, on accroche nos ceintures et Herbie y va de son meilleur piano, acoustique et électrique, sans cabotinage et poussé par un groupe affûté (dans lequel le batteur Trevor Lawrence, issu de la scène hip-hop de Los Angeles, remplace avantageusement Vinnie Colaiuta). Tout en s’inscrivant dans la continuité de son évolution musicale, mélange de passé et de futur au présent, Herbie est de retour à son meilleur niveau. Il faudrait publier ce concert, enregistrer ce groupe, son meilleur depuis un bail. D’une ouverture touffue au funkyssime Actual Proof, de l’électro-mélodique Come Running to me (chanté au vocoder et extrait d’un millésime 1978 enfin réhabilité) ou de l’inédit Flying accolé à un Cantaloupe Island totalement repensé, on en redemande. Le pianiste fait même un usage convaincant de la guitare-synthé le temps d’un copieux morceau, au lieu de ne s’emparer de l’instrument que comme simple gimmick pour un Chameleon en forme de passage obligé. L’un de ses claviers se nomme Kronos : quoi de plus adéquat pour cet explorateur du temps ? Manifestement heureux de jouer, Herbie livre une prestation de haute volée, accessible au public et capable de satisfaire les fans les plus exigeants.
L’Astral – série “le Club”
Sons of Kemet
Shabaka Hutchings (s), Theon Cross (tuba), Tom Skinner (dm), Eddie Hick (dm)
2 juillet
Encore étourdi par ce qui précède, je passe une tête à l’Astral pour les trente dernières minutes de Sons of Kemet, dont le répertoire est conforme aux bacchanales de l’album « Your Queen is a Reptile » (Impulse !), afro-beat anglais (afro-Brit ?) festif et mordant mené par un leader infatigable, secondé par un non moins impressionnant tubiste, prenant en charge les basses sans jamais reprendre son souffle. Pour la nuance, on repassera, mais c’est diantrement efficace, dans un style proche de Shabaka and the Ancestors, autre groupe de Hutchings, aux arrangements un tantinet plus étoffés que cette vociférante fanfare.
Austin B. Coe
Photos : Valérie Gay-Bessette, Benoît Rousseau