Festival International de Jazz de Montréal (jour 1)
Pour cette quarantième édition, on ne change pas la formule gagnante : programmation profuse, entre grands noms et découvertes, spectacles rodés et créations inédites, salles de belle taille et lieux plus intimistes, scènes intérieures et de plein air…
Dans le quartier des spectacles, plusieurs scènes sont dédiées aux jeunes musiciens mais aussi à l’expression spontanée, avec des pianos installés dans la rue. Afin d’apporter les vibrations du jazz en différentes aires d’une ville géographiquement étendue (plus de trois fois la taille de Paris), un nouvel espace est inauguré dans le quartier de Verdun, accueillant des concerts gratuits l’après-midi, où l’on peut entendre les groupes de Linda May Han Oh, Yaron Herman, Thomas de Pourquery… Même en demeurant aux alentours de l’avenue Sainte-Catherine, rendue aux piétons, l’offre musicale est étourdissante par son abondance. Elle dépasse le strict cadre du jazz, l’ouverture à d’autres styles, voulue par les organisateurs dès la création du FIJM, faisant écho à la multi-culturalité paisible et bariolée qui est l’un des traits de la ville. Mes choix se portent sur des salles de dimension intermédiaire, à la sonorisation excellente et permettant de se trouver au plus près des artistes, certains attendus avec trépidation, d’autres constituant des découvertes – avec de fiers représentants de la scène québécoise, peu présents sur le Vieux continent. Un itinéraire quasi-buissonnier.
Vijay Iyer & Craig Taborn
Vijay Iyer (p), Craig Taborn (p)
Gesu, 27 juin
Aux 40 ans du festival répond l’anniversaire du label ECM, 50 ans cette année, et que le FIJM célèbre en invitant Bobo Stenson, Tord Gustavsen, Larry Grenadier à se produire dans la salle du Gesu. Ce duo inaugural est signataire d’un album chez la firme de Munich (« The Transitory Poems »). Iyer a joué ici-même en duo avec Wadada Leo Smith trois ans auparavant, prestation mémorable dont le charme avait été prolongé par un disque également publié sur ECM. Ce soir, deux pianos sont imbriqués, et leurs navigateurs se font face, pour une musique toute en abstractions énigmatiques, volontiers atonale et arythmique, évoluant de plages impressionnistes aux portes du silence (rien de tel pour inciter le public à la discrétion) à des motifs obsessionnels assénés avec une vigueur à faire trembler les fondations. Une bonne heure et demie de musique exigeante, sans parole et sans interruption, sauf, à mi-chemin, lorsque les deux hommes échangent leur place. Au bout d’une quarantaine de minutes, Craig Taborn s’installe ainsi au piano le plus proche du public et Iyer recule au second plan. Dans les deux cas, il semble que le musicien le plus visible soit force de proposition, tandis que celui installé à l’arrière-plan a le rôle de répondre aux idées du premier, s’en emparer, y réagir, les prolonger, déformer, pervertir ou dérouter. Taborn excelle à cet exercice, fait poésie de tout bois, apportant des éléments d’accessibilité aux concepts souvent complexes d’Iyer, raide comme un piquet, là où Taborn se meut, se penche, aborde le clavier avec des mouvements de boxeur. A tout moment, la musique semble couler sous ses doigts sans passer par le cortex, en connexion permanente à quelque groove intérieur. Certains spectateurs déclarent forfait dès les premières minutes. Une introduction sans concession en forme de test d’entrée à une musique improvisée durant laquelle il était parfois difficile de se raccrocher aux branches faute d’apercevoir l’arbre. Les plus tenaces ont été récompensés par des développements aussi stimulants qu’inattendus, les musiciens trouvant sur la durée une « zone » partagée, de plus en plus rythmique et évoluant de la musique contemporaine au jazz le plus pointu. Si les ressorts de leurs échanges relèveraient de l’étude musicologique, le duo m’a entraîné dans les méandres de sa pensée et à un état de disponibilité au moment présent, pas toujours évident à convoquer. Le dialogue m’a alors semblé se dérouler selon une réelle logique. Un duo dont on peut souhaiter la poursuite, tant il recèle de potentialités. La rentrée nous réserve enfin un trio de Taborn avec Dave King et Reid Anderson, nouvelle aventure inédite pour le pianiste qui les collectionne.
Steve Gadd Band
Walt Fowler (tp, cn), Kevin Hays (p, cla), Michael Landau (elg), James Johnson (elb), Steve Gadd (dm)
Monument National, 27 juin
Au festival de jazz de Montréal, il faut être prêt à des changements d’ambiance assez radicaux. A passer de l’avant-garde au jazz-funk, et du be-bop à l’afro-rock. Cela fait quelques années que Steve Gadd se promène avec ces musiciens et ce répertoire, qu’il connaît comme sa poche. C’est la première fois qu’il se produit au festival. Même sans avoir beaucoup fréquenté ses travaux en leader, quiconque a écouté des disques dans les années 70 et 80 a été exposé à son jeu carré et sans fioritures, recherché par les grandes vedettes de la pop, du rock et du funk – de Paul Simon à Paul McCartney en passant par Steely Dan. On l’a même entendu chez James Brown en 1973. Son kit aux sonorités précises, sa frappe très stable a marqué de son empreinte les années fusion, tandis que Chick Corea n’a pas été insensible à sa palette jazzistique. Les pointures dont il s’est entouré n’ont pas besoin de solos à rallonge, et leur objectif est de mener les compositions à bon port, bannissant le superfétatoire et laissant de côté les coups d’éclat, adoptant un jeu en relatif sous-régime, au profit d’un sens du suspense bien géré. Outre les compositions des membres du groupe, on entend une reprise de Keith Jarrett et un hommage à George Duke. Le blues connait deux incarnations, dont un efficace shuffle crédité au groupe en entier et que l’on l’imagine résulter de jam sessions. Rondement menés et propices au maintien du groove, les morceaux se calent confortablement dans l’oreille. Chaque pièce est présentée par le leader, avec une belle décontraction. Passage obligé, il se fend de brèves démonstrations de son expertise, largement applaudies, mais dont il n’abuse pas. On passe un bon moment en sa compagnie, sans prétention ni ennui. Outre le leader, le trompettiste Walt Fowler, jadis partenaire de Frank Zappa, Billy Cobham et Johnny Guitar Watson, s’est démarqué.
Photos : Benoît Rousseau, Victor Diaz Lamich