Festival International de Jazz de Montréal (jour 2)
Sheila Jordan se produisait dans un resto-jazz quelque peu excentré, à la programmation soignée, et plein comme un œuf.
Sheila Jordan
Sheila Jordan (voc), Steve Amirault (p), Jim Vivian (b), André White (dm)
Upstairs Jazz bar & grill, 28 juin
Sheila Jordan, c’est un parcours atypique et des rencontres, de Charlie Parker à Blue Note, de Duke Jordan à « Escalator over the Hill », du label ECM à des projets avec les deux Steve, Kuhn et Swallow, une session filmée par la télé norvégienne en 1971 (avec Jan Garbarek, Bobo Stenson, Arild Andersen et Jon Christensen), et depuis quelques années une propension aux duos contrebasse-voix. Une jazzwoman pleine d’esprit, toujours mue, dans sa neuvième décennie, par une passion intacte pour cette musique, avec une mémoire inaltérée pour ceux qui en ont fait l’histoire. Bref, ce qu’il convient d’appeler une légende, au regard pétillant et s’adressant aux spectateurs sur le ton de la confidence. Avec le temps, le timbre se rapproche de celui d’un Jimmy Scott, avec le même timing impeccable, des notes tenues parfois vacillantes, et un répertoire comparable (mais pas similaire). « Alors, vous êtes venus écouter la vieille chanter ? » lance-t-elle en arrivant. Le ton, gouailleur, est donné. Pétrie de swing et de be-bop, Sheila Jordan vit les paroles qu’elle chante, met ses souvenirs et son quotidien en musique, en un double mouvement d’allers et retours biographiques. Qu’elle donne tout leur sens à des paroles de standards ou se lance dans des monologues parlés, Jordan charme l’auditoire.
Au programme : It’s been a long time, How deep is the ocean, Bird alone (Abbey Lincoln), Small day tomorrow (Bob Dorough, chanteur célèbre en son temps et dont Jordan encourage à explorer l’œuvre), I could teach the world how to smile (parfait résumé de son état d’esprit), If I had you, Falling in love with love (tiré de « Portrait of Sheila » de 1962), Comes love, Autumn in New York (occasion de digressions sur sa ville de résidence actuelle), et une variation sur I got rhythm. Sitôt le public conquis par la répartie et les anecdotes drolatiques, la chanteuse passe aux choses sérieuses, la voix retrouvant de sa superbe sur des ballades chargées d’émotion ou lors de scats sur la grille, l’une de ses spécialités. Un quartette local lui fournit un accompagnement dans la tradition. Workshop blues implique la participation du public, via une série de scats courts que les spectateurs attablés reprennent sans se faire prier. Les phrases deviennent plus longues et difficiles – et le public vaillant s’y risque avec un certain succès! Enfin Jordan appelle Marie-Claire Linteau à la rejoindre sur scène. Jeune chanteuse québécoise, Linteau venait de rencontrer Jordan au cours d’un show intergénérationnel impliquant sept vocalistes de jazz dans la ville de Québec au Nord de Montréal, et ne s’attendait pas à partager ce soir la scène avec son idole. On assiste à un adoubement en bonne et due forme. Émue et fière, la jeune artiste se jette à l’eau, y allant de ses propres scats compétents. Pour finir, après avoir évoqué ses addictions et erreurs passées, avec humour, mais aussi les bonheurs de la vie, Jordan encourage tout un chacun à faire ce qu’il aime – peindre, jouer, danser… – quand bien même cela demande abnégation et sacrifices. De nombreux membres de l’auditoire défileront pour saluer la chanteuse; elle serrera leur main et prodiguera des mots de bienveillance à chacun. Mais il est temps de filer à l’Astral, où se produit le claviériste et accordéoniste éthiopien Hailu Mergia, impliquant une certaine distance à parcourir d’un pas alerte.
Hailu Mergia
Hailu Mergia (cla, acc, voc), Alemseged Kebede (elb), Kenneth Joseph (dm)
Astral, 28 juin
Le septuagénaire alterne entre piano électrique et orgue, plus succinctement accordéon et mélodica. Ses compositions se signalent par leur rythmicité et leurs couleurs harmoniques fondés sur les modes éthiopiens. Il est aidé, soulevé, magnifié par des partenaires à la hauteur de l’enjeu : un bassiste électrique inflexible et un batteur foisonnant, tous deux très concernés. Sont promus des formes et styles auxquels l’oreille du jazzfan n’est pas forcément habituée. La rythmique est une véritable machine de guerre, et crée un délicieux contraste avec les savantes imprécisions de Mergia aux claviers, utilisés avec un rendu d’harmonium ou d’instruments non tempérés : volées de notes, décalages volontaires, pas de phrasés jazz. La transe est atteinte par soustraction du superflu, tout tient par un groove solide ne connaissant aucune baisse de régime. Le son du trio est différent des travaux les plus connus du vétéran, remontant aux années 70 et 80. La résurrection musicale de celui qui fut une grande vedette en Ethiopie voici quelques décennies et devenu chauffeur de taxi aux Etats-Unis depuis une trentaine d’années, ne tient pas qu’à l’effet nostalgie : il y a de la musique à se mettre sous la dent. S’enchaînent un reggae aux basses lourdes, le batteur découpant le rythme en lamelles, de l’afro-calypso, de l’afro-disco, et une collection de tourneries plaisantes, incluant un swing féroce avec walking bass. Les compositions dégagent bonhomie, appétit et positivité, a contrario de tendances actuelles froides et distanciées. Le public accompagne, approuve, opine du chef. Le trio arbore fièrement son africanité : un bol d’authenticité.
Photo : Victor Diaz Lamich