Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin… Faut-il “mettre les formes” ?
Plus les années passent et plus les formations sélectionnées par le dispositif Jazz Migration semblent prendre à la lettre le programme implicitement contenu dans son appellation et s’amuser à faire migrer le jazz de plus en plus loin de ses terres d’origine… C’est le cas aujourd’hui du trio Suzanne (constitué de Maëlle Desbrosses à l’alto et à la voix, de Pierre Tereygeol à la guitare et à la voix et de Hélène Duret aux clarinettes et à la voix, remplacé ici de façon magistrale par Élodie Pasquier) — dont la musique hautement sophistiquée, tant par son orchestration que par ses références, puise ses racines beaucoup plus du côté de la musique folk (plus ou moins imaginaire…) et de la musique de chambre occidentale resongée au prisme de l’improvisation que du côté du jazz et de ses “fondamentaux”… Vieille histoire me direz-vous, qui n’intéresse plus personne et qu’on peut résoudre aisément d’une pirouette en affirmant haut et fort que le jazz, musique créole par excellence, n’a jamais cessé de se renouveler au fil du temps en absorbant et synthétisant en matière propre toutes les formes participant de son histoire, de sa réalité et de son environnement… Et c’est vrai que si l’on devait justifier la présence d’un groupe comme Suzanne dans le cadre d’un festival de “jazz”, on le ferait au nom de ce processus d’accueil, de transformation et de “recomposition” que les trois musicien/nes réservent aux éléments qu’ils/elles empruntent aux diverses traditions dont ils/elles se réclament. Passant au gré d’une écriture virtuose, raffinée et volontiers déconstructiviste de séquences lyriques et élégiaques proches de la chanson à d’abstraites plages d’improvisation mettant en valeur la richesse de timbres de la formation, Suzanne participe de fait au grand métissage esthétique contemporain dont le jazz demeure la matrice et l’horizon imaginaire…
Beaucoup plus ancré dans le jazz et son histoire, le jeune pianiste strasbourgeois Matthieu Mazué se retrouve peu ou prou confronté aux mêmes problématiques. Quel chemin emprunter dans cette forêt touffue de références et comment incarner et faire entendre sa voix propre ? Se situant d’un strict point de vue pianistique dans la continuité du geste de ces grands apôtres du discontinu que furent Thelonious Monk et Mal Waldron, Mazué répond à cette question par la composition. A la tête de son trio régulier constitué de Xavier Rüegg à la contrebasse et Michael Cina à la batterie, augmenté pour l’occasion par le saxophoniste alto américain Michaël Attias, le pianiste nous a proposé au cours de ce concert une musique aux ambitions formelles très poussées, articulant séquences improvisées et musique écrite en longues et tortueuses compositions “à tiroirs” évoquant irrésistiblement une certaine modernité jazzistique new-yorkaise héritée de Tim Berne. Propulsant les musiciens dans des sortes de sombres corridors labyrinthiques au coin desquels surgissent chaque fois de nouveaux défis — mélodies serpentines, variations de textures surprenantes, écarts rythmiques soudains, grooves modulaires progressant vers des dynamiques imparables — la musique de Malzué n’est pas aimable pour autant, et souvent même pénible tant les énergies à force d’être dirigées et comme compressées dans des carcans formalistes finissent par s’épuiser et non se régénérer au gré des dispositifs. Mais gageons que lorsqu’il sera parvenu à ouvrir ses structures à plus de lâcher-prise, ce goût pour la Forme qui aujourd’hui cadenasse la spontanéité de l’improvisation sera la force de sa musique.
C’est précisément sur cette alchimie entre maîtrise formelle collective et expressivité individuelle que The Killing Popes a fondé l’essentiel de son esthétique et l’irrésistible virtuosité de sa musique hybride et joyeusement composite. Articulant l’originalité de ces conceptions “transgenres” autour de la complémentarité entre son leader, le batteur et compositeur Olivier Steidle, et Dan Nicholls, qui derrière ses claviers apparaît comme une sorte de scénographe des humeurs de la formation, ce groupe phare de la nouvelle scène berlinoise a décliné durant ce concert parfaitement jouissif toutes les facettes de son esthétique fondée sur le morcellement et le collage à travers des compositions labyrinthiques pulsées de rythmes kaléidoscopiques fortement influencés par la musique électronique. Développant un univers ultra-contemporain aux confins du free jazz, de la pop bruitiste et du punk rock, The Killing Popes ne sont pas pour autant prisonniers de leurs références et de leurs dispositifs. La façon remarquablement fluide dont, invités à les rejoindre, la chanteuse Claudia Solal et le guitariste Marc Ducret, ont intégré et enrichi de leurs lyrismes respectifs ce magma sonore tout en court-circuit énergétiques, rythmiques compressées et improvisations contrôlées, fut une extraordinaire leçon de musicalité et de respect mutuel. A ce jour,le grand concert du festival !
Stéphane Ollivier