Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin… Une affaire d’énergie plus ou moins partagée
Saxophoniste français installé à Munich depuis des années, Matthieu Bordenave s’est révélé au public international avec la parution il y a deux ans sur le label ECM de son disque “La Traversée” enregistré avec le contrebassiste suisse Patrice Moret et le pianiste allemand Florian Weber. C’est à la tête de cette formation et dans ce répertoire extrêmement fragile et raffiné qu’il s’est présenté ce mercredi devant le public du Kesselhaus pour une entrée en matière tout en douceur et délicatesse. Se référant dans son orchestration et ses tonalités au (free)jazz de chambre imaginé au début des années 60 par le trio de Jimmy Giuffre avec Paul Bley et Steve Swallow mais convoquant aussi bien à travers le phrasé sinueux et la sonorité somptueuse et veloutée du saxophone tout un imaginaire hérité de la west coast (Stan Getz), de l’école tristanienne (Warne Marsh) voire d’une certaine école post-coltranienne (Joe Lovano dans le trio de Paul Motian) — le trio a pris tout du long le risque de ne jamais “élever la voix”, faisant confiance au pouvoir d’attraction de sa musique pour inviter le public à entrer dans son cocon d’intimité. Créant une musique-paysage authentiquement (néo)impressionniste tant dans ses références harmoniques (Dutilleux, Messiaen) que dans son geste et son projet (on a constamment l’impression que la musique s’efface au fur et à mesure qu’elle se crée ne laissant dans la mémoire qu’un faisceau de traces éparses d’une ineffable nostalgie), Matthieu Bordenave, Florian Weber et Patrice Moret jouent ainsi pleinement le “jeu du jazz” — musique du passage et de l’entre-deux où l’essentiel se noue et se développe dans le dialogue et la circulation des énergies.
Actant la rencontre inédite entre trois musiciennes d’origine japonaise mais de générations et de cultures musicales très différentes (la pianiste Sakoto Fuji, en provenance de Tokyo ; la joueuse de marimba et de vibraphone Talko Salto, installée à Berlin ; et la percussionniste Yuko Oshima, résidant quant à elle à Strasbourg) le groupe San a pour sa part proposé une musique radicalement différente tant dans ses humeurs que dans ses formes et ses partis-pris esthétiques. A partir de compositions hiératiques et très écrites jouant sur des effets de contrastes appuyés entre des plages de silence où le moindre geste prend un relief saisissant et des montées en puissance collectives pleines de tumulte et de rythmes emmêlés, le trio a semblé très souvent chercher à se rassurer dans des schémas et des dispositifs un peu stéréotypés s’empêchant ainsi d’aller au-delà du concept dans une véritable incarnation des énergies convoquées — comme si chacune des musiciennes œuvrait dans son registre avec virtuosité mais sans véritablement se risquer vers l’autre en un véritable geste organique. Restent néanmoins en mémoire quelques moments de grâce épars, comme ces dialogues percussifs entre Talko Salto et Yuko Oshima ou ces sonorités de koto extirpées de l’intérieur de son clavier par Sakoto Fuji, qui laissent présager un bel avenir à cette formation d’un soir si jamais le désir lui venait de continuer l’aventure…
Enfin la soirée s’est terminée avec le nouveau quintet “Idiome uni” de la pianiste berlinoise Julia Kadel, fruit d’une “carte blanche” offerte par le festival. Composée de façon programmatique de musiciens et musiciennes allemands et français d’âges, d’obédiences, d’influences et de traditions idiomatiques volontairement très disparates, cette formation a été pensée et conçue par la pianiste et compositrice comme un espace de (ré)conciliation, de dialogues et d’échanges démultipliés. La musique en ces temps de conflits et de repli identitaires, se devant selon elle d’être la matrice d’une beauté nouvelle, œcuménique, syncrétique et authentiquement démocratique, elle invente, à partir de “compositions-canevas” à la fois précisément “scénographiées” dans leur déroulement dramaturgique et fondamentalement ouvertes à l’expression individuelle de chacun des musiciens, invités à investir ces zones d’indécision et de dialogue pour fabriquer en direct un discours commun, un univers sonore gracile, fragile, tout en éveil des sens. Si le résultat s’avère souvent erratique, un brin naïf, voire parfois maladroit (les membre du groupe peinant à nourrir de leur prise de parole personnelle les énergies collectives) le projet demeure fondamentalement généreux dans son geste fédérateur et s’approfondira immanquablement à être poursuivi. “Faire connaissance” demande du temps…
Stéphane Ollivier