Final de Jazz Campus en Clunisois ( 25 et 26 août)
Retour au bercail après une semaine intense de musiques en liberté. Les derniers feux d’une édition brûlante.
Final de Jazz Campus in Clunisois
Vendredi 25 Août
Journée consacrée à la restitution des ateliers Musique et Chant animés par six vaillants musiciens qui partagent leur conception musicale, de l’improvisation la plus libre à la relecture de répertoires. C’est un rituel clunisien et l’aboutissement de cinq jours de dur labeur sous la canicule avec des enseignants concernés par la transmission de la musique.
Je me souviens toujours avec émotion du pianiste François Raulin qui a longtemps dirigé à Cluny des stages fort appréciés pour grandes formations (Monk, Pascoal, Zappa, et …le Brotherhood de McGregor en 2011 ). Depuis trois ans, c’est Pascal Berne du collectif la Forge qui fait la joie des stagiaires et son atelier Jeux d’orchestre#3 est particulièrement réussi.
Sylvain Rifflet qui présente ce soir son projet Aux Anges finit son “contrat” de trois ans sur l’un de ses thèmes préférés Moondog and Beyond. Car il faut bien aller au delà de l’exploration des oeuvres de son cher Viking de la Sixième avenue qu’il évoque dans sa musique depuis longtemps. Et Moondog a sa place évidemment parmi les “anges rifflétiens”!
AUX ANGES
Sylvain Rifflet quartet
Ce nouveau projet s’abandonne encore à la tentation des machines et de l’électronique, sur la lancée conceptuelle de Mechanics (Victoires de la Musique 2016), un univers de sons et textures trafiqués avec effets. A voir le dispositif technique sur le plateau, jamais on ne se douterait que le saxophoniste que j’ai vu à ses débuts avec Airelle Besson dans Rocking Chair s’inscrive autant dans la tradition du jazz. Comme dans son Re-focus joué à Cluny qui rendait hommage dans l’esprit, évidemment pas à la lettre, à l’une de ses idoles, Stan Getz.
Et ça commence avec une boîte à musique « vintage » qui distille un petit air mélancolique… J’ai repéré le curieux soufflet de sa shruti box indienne. Attendons de voir ce qu’il en tire.
Seulement voilà la technique, ça ne marche pas toujours et quand les bugs s’additionnent comme ce soir, on peut être sérieusement énervé d’avoir loupé un effet particulier en tout début du concert. Alors que l’ingé-son du groupe essaie de dépatouiller l’affaire, Sylvain parle, parle et en un sens c’est bien qu’il présente son projet. On aurait écouté autrement une suite de titres énigmatiques, des compositions en cascade sans faire le rapport avec ses “anges, ces êtres, artistes ou non qui l’’inspirent et l’’aident à vivre”. Sylvain Rifflet, sentimental? Sans aucun doute même s’il avance masqué, nous perdant dans un subtil parcours labyrinthique, à citations énigmatiques.
Mais quand le saxophoniste joue, on est séduit par sa musicalité expressive ( même en jupe ) avec ou sans les effets de pédale ou de son shruti indien qui enjolivent sans doute, précisent, modifient le rendu sonore. Le plus important ne réside-t-il pas dans la façon de jouer, dans le son rond, voluptueux qu’il tire de son ténor? Et quand en rappel, il vient tout seul interpréter en bousculant le tempo originel de bossa “O grande amore”d’Antonio Carlos Jobim … que Stan Getz a magnifié, son Getz, le troubadour du saxophone ténor ( on pourra remarquer que Troubadour est le nom de son avant-dernier Cd sacrifié par le covid..)
Comme le trompettiste Verneri Pohjola est reparti jouer dans son pays un concerto de la Finnoise Kaiija Saariaho décédée il y a peu, c’est Yoann Loustalot qui le remplace : son lyrisme délicat, son timbre m’enchantent toujours autant, ajoutant de la chair à la musique de Rifflet, lui donnant une plus grande force émotionnelle.
Un larsen surviendra encore en fin de set, chacun coupant alors ses effets pas si indispensables quand la musique est belle. Ce qui est le cas dans les petites pièces narratives de Rifflet, succession d’histoires, de plans cinématographiques.
Un jazz d’aujourd’hui et même du futur avec l’électronique des machines, qui n’oublie pas les instruments d’autrefois, l’ensemble confèrant des couleurs rythmiques intéressantes. Le guitariste d’origine hongroise Csaba Palotaï (remplaçant du volcanique Philippe Gordiani) assure finement sa partie, impavide mais c’est surtout Benjamin Flament dont le drive impeccable et continu donne le vertige.
La batterie, entièrement trafiquée est un modèle de bricolage artisanal, des bols alignés, des équerres fixées, des gongs de diverses origines, asiatiques essentiellement. On rentre tout à fait dans cette musique minimaliste, répétitive, ces tutti saccadés…
Après, que les anges de Rifllet aient pour nom “Abbey” (Lincoln ), “Baldwin” (James), Claude Sautet dans “Ryuchi, Fennesh, Alva et les autres” ( eh oui, le cinéma revient dans ce florilège composite…. A quand une musique de film?) cette suite d’hommages est un jeu de pistes, d’improvisations, ruptures ( selon les mots de Didier Levallet ). On s’égare encore volontiers avec cette valse pour ses deux vikings préférés, le trompettiste finnois et Moondog.
On ne saisit pas vraiment la véritable dramaturgie dans l’architecture des solos. Souvent imprévisible dans ses intonations, le saxophoniste invente ses pensées, cherche tout en imaginant…. révélant son goût des explorations expérimentales. S’il vient du jazz, il n’hésite pas en sortir pour mieux coller à l’époque en développant une véritable mécanique de groupe, aux rythmes cycliques, en un “mouvement perpétuel” .
Simon Goubert Solo
Didier Levallet est fier de présenter pour le premier concert de la soirée, le solo d’un batteur avec lequel il a partagé de nombreuses aventures musicales à Cluny, Simon Goubert. Il rappelle, ce qu’on ne sait pas toujours, que le batteur est indirectement à l’origine de la création d’un club de jazz, le Crescent… ayant convaincu de jeunes Mâconnais de se lancer dans l’entreprise, qui continue aujourd’hui alors que vient de fermer à Chalon l’Arrosoir. Après cinquante deux ans d’existence, comme le rappellera Yves Rousseau le lendemain soir, annonçant une ultime manifestation en forme de “funérailles” le 9 septembre prochain à Chalon.
Le solo de batterie est un exercice de style fort apprécié de beaucoup qui attendent ces morceaux de bravoure alors que d’autres trouvent la démonstration vaine. Dans le cas de Sylvain Goubert, c’est encore autre chose, une échappée libre, audacieuse, un défi qu’il s’est lancé en s’inspirant du travail particulièrement original et réputé difficile du compositeur russe Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) sur un piano accordé au ¼ de ton.
Le jeune Goubert avait assisté à l’un de ses concerts en 1977 qui l’avait profondément marqué. A partir de cette émotion conservée précieusement en mémoire, il a pu donner naissance à un projet abouti ce soir.
“Le Matin des ombres”est une œuvre en trois parties qui combine des séquences extraites de pièces de Wyschnegradsky sur lesquelles il improvise avec deux batteries (une Gretsch très imposante et une Repercussion allégée en comparaison, avec quelques cymbales). Il agit sur les éléments de ses batteries réglés en résonance, se superposant aux séquences répétitives qu’il a montées en extraits : variant l’intensité de ses frappes, souples et légères ou mates, denses et explosives, il réussit une intégration mixte entre jazz et contemporain. Un travail de l’esprit et du corps, une oeuvre aboutie qui pourrait inscrire une nouvelle page dans une histoire de la batterie.
On est saisi une fois encore par la puissance de son drumming : plongé au coeur du son et des textures, ébloui par les cymbales qui virevoltent dans une scénographie calculée, entre ombre et lumière, noir profond et rouge de sa tunique, trouée de couleurs, lumière des pinceaux blancs des balais et baguettes. La puissance émotionnelle qui en résulte enlève le pouvoir d’analyse de cette suite…Voilà un batteur qui fait penser à Art Blakey ou Elvin Jones. Mon ami Alain, l’un de ces bénévoles passionnés, me souffle qu’il a cru reconnaître le fredon répété de “Love Supreme”, il en cherche la confirmation auprès de Simon Goubert lui même. Ce motif ressassé, incantation célèbre, Simon l’a-t-il inconsciemment repris? Quand il s’en rend compte, il le répète et en souriant, enchaîne sur les rythmiques d’Elvin Jones qu’il connaît sur le bout des baguettes.
Alors si le meilleur moyen d’écouter du jazz est d’en voir-et assurément Simon Goubert est spectaculaire, le CD est essentiel pour revenir sur la musique et décomposer, décortiquer la fabrique du son et des gestes. (Le matin des ombres PEE WEE 1008).
Samedi 26 Août
Avec les premières pluies survient le dernier jour du festival. C’est samedi, jour de marché et traditionnellement le festival se propose d’offrir la musique au public pour un pique-nique en plein air. Repli dans les anciennes écuries sous le théâtre.
C’est le Roots Trio qui régale à partir de 12h 30, après le concert de l’ Atelier Fanfare à 11h, toujours festif et très suivi, une autre institution qui regroupe tous les participants volontaires.
Aux côtés du batteur Stéphane Pardon, on retrouve le contrebassiste Etienne Roche qui encadre la fanfare (avec Michel Deltruc ). Avec le saxophoniste Eric Houdart, il composent les pièces enjouées qui explorent une bonne partie de l’histoire du jazz et la Great Black Music avec des titres de Lester Bowie de l’Art Ensemble of Chicago ( “Sardegna Amor”) et de Charles Mingus “Carolyn keky Mingus”. Une réussite dans ce lieu improvisé qui donne envie de danser au public très joyeux. Un très bon choix de concert pour cette heure particulière.
A écouter le trio dans leur Labours#2
Yves Rousseau Sextet Shabda
Si « Akasha » en quartet était axé sur les quatre éléments, la nouvelle création d’Yves Rousseau tourne autour du son, “Shabda” en sanscrit. On retrouve l’équilibre entre écrit et improvisé, un goût pour les suites aux amples développements. Il ne veut surtout pas privilégier la complexité d’une écriture qui reste ouverte aux improvisations de ses complices tour à tour solistes, maîtres de leur instrument. Du moment qu’il est à la composition, la musique ne risque pas de pêcher par trop d’austérité, son écriture décrit sentiments et impressions où les sons font sens.
Il prend le temps de nous expliquer longuement sa démarche qui a consisté à reprendre des compositions inédites, à les retravailler tout en créant des compositions spécifiques à cet orchestre de luxe. Faute de mieux, avoue-t-il, le premier titre s’intitule “Ouverture”, pièce courte suivie de “Shabda”, au coeur de cette nouvelle aventure en sextet, créée il y a un an et fort peu jouée. Le violoniste Johan Renard joue les harmoniques, le soprano coudé de Jean Marc Larché ( vieux complice du duo Continuum, l’un de ces musiciens qui introduisent l’écriture baroque, contemporaine ou classique dans des formes ouvertes à l’improvisation) et le baryton de Jean Charles Richard cheminent ensemble, bientôt rejoints par l’alto de Géraldine Laurent. Car cette “front line” originale, superbe, joue avec la force et l’expression de grands chanteurs lyriques. Et le leader a raison de reprendre une formule de François Corneloup “ Si ça ne sonne pas avec eux, ce ne sera pas de leur faute”.
Mais Yves Rousseau sait associer couleurs et instruments et réfléchir à la mise en situation de la rythmique : dans sa “Poetic touch” règne le solo de Christophe Marguet, tendu et énergique, terrien, efficace, indispensable.
“ Yarin” qui signifie “Demain” en turc est comme un gage d’espoir, la première des pièces inspirées par ce pays, composée lors de l’année de la Turquie. Il y en aura une autre, d’esprit “trad” dans laquelle Jean Charles Richard joue de son soprano droit, sans le bec, comme une flûte ney. Bluffant!
Une autre pièce qui débute par un solo de contrebasse aux lignes chantantes, à l’ambiance hispanisante cette fois, s’interrompt soudain par un solo ébouriffant, emporté de Johan Renard. Encore un remplaçant de qualité ( Clément Janinet est parti sur les routes avec l’Arbre Rouge) qui apporte une autre couleur, une variation très appréciée. Sans oublier les deux prises de parole de Géraldine qui surviennent enfin, alors que je la trouvais en retrait jusque là. Mais son moment est venu : dans ses solos brûlants, emportés, douloureux, elle montre une fois encore comment elle sait donner une âme à sa musique, jamais prévisible, dans le souffle et de cri. .
Deux pièces enchaînées dont « Rusgar » qui joue avec les éléments, aux couleurs et son du vent et “Ova” finiront ce concert et le festival en un bel élan partagé. En dépit de ces espaces de liberté, c’est la fluidité du discours collectif qui l’emporte, les unissons splendides des soufflants, la force de la rythmique qui structure l’ensemble, Yves Rousseau ne perdant jamais le cap, ayant en tête l’itinéraire du groupe.
Le festival s’achève, c’est la fin d’une semaine “suspendue” d’où l’on ressort, ivre de musiques, de sons et de couleurs. Un extraordinaire temps de convivialité partagée. Une programmation cette année encore en tout point remarquable qui m’incita à suivre l’aventure de bout en bout, au coeur de ce festival de stagiaires, de bénévoles soudés et toujours enthousiastes et d’un public conquis, connaisseur de musiques moins élitistes qu’il n’y paraîtrait.