Final de Jazz in Arles Suzanne et Géraldine au Méjan
Retour à Arles samedi soir pour assister au final de cette 26 ème édition de Jazz in Arles au Méjan avec deux concerts dans la chapelle du Méjan, le Suzanne Trio lauréat Jazz migration#7 et le Cooking de Géraldine Laurent ( Victoire du Jazz 2020).
Un cocktail réjouissant pour cette dernière soirée, un groupe à découvrir et un quartet que l’on retrouve avec plaisir. C’est le secret de ce festival à la programmation toujours soignée.
SUZANNE TRIO
Chapelle du Méjan, 20h 30.
Hélène Duret (clarinette basse, voix) Pierre Tereygeol (guitare, voix) Maëlle Desbrosses (alto,voix)
Ce trio mixte, deux filles, un garçon, deux instruments à corde (guitare et alto ) et un à vent (clarinette basse), a pris pour nom Suzanne. Quand on sait qu’ils aiment s’ancrer dans les mélodies folk, on commence à avoir une petite idée de l’une des influences majeures de leur répertoire. On aura la confirmation avec la composition “Her place near the river”… C’est bien la “Suzanne” de Leonard Cohen qui veille sur le trio.
Un vrai nom de groupe qui ne privilégie aucun des trois musiciens puisqu’il s’agit d’une expérience collective, d’ une aventure liée à une rencontre, au sein du dispositif formidable de l’ AJC qui aide les jeunes pousses du jazz hexagonal en leur procurant des facilités de résidence et des tournées au sein de festivals membres de la structure. Venus avec des groupes différents au départ, ayant concouru sans succès, leur rencontre révéla suffisamment d’affinités pour qu’ils décident de se représenter à la sélection, avec leur propre trio.
Ils furent choisis pour le Jazz in Arles, d’autant plus aisément que l’instrumentation singulière et l’approche acoustique sont des plus adaptées à la configuration particulière de la chapelle qui ne se satisfait guère de formations trop étoffées et électriques.
La musique du groupe composée pour une grande partie par le guitariste Pierre Tereygeol accueille des compositions des deux autres musiciennes mais fait aussi la part belle à l’improvisation.
Dès le premier titre “Etoiles vivantes”où les voix se mêlent en choeur aux cordes pincées, frottées, caressées et au souffle profond de la clarinette basse, on est plongé dans une douce élégie. Des folksongs de chambre en quelque sorte, avec une recherche harmonique et un son de groupe travaillés à cet effet. Une musique qui pourrait aussi trouver quelque place dans une B.O intrigante et ludique, comme dans l’étrange Les herbes folles d’Alain Resnais. Un titre éveille ma surprise, “Where is Frank?” clin d’oeil au génial moustachu FZ, Frank Zappa, puisque le trio puise volontiers dans toutes les références aimées. Serait-ce pour l’aspect rupture et collage de fragments?
Plus aucun doute avec le final, la seule reprise de leur répertoire, le “Satisfied mind” de 1998 où plane la figure tutélaire de Jeff Buckley. C‘est en effet l’une des sources logiques d’inspiration du trio, confirmant mon impression à la balance après avoir entendu certaines intro de guitare. La boucle est bouclée de Cohen à Buckley qui n’avait jamais peur d’exposer ses fragilités et de rendre hommage à ses idoles.
COOKING
Chapelle du Méjan, 22h00.
Géraldine Laurent ( saxophone alto), Paul Lay (piano), Yoni Zelnik( contrebasse), Donald Kontomanou (batterie).
Changement radical de style avec le quartet de Géraldine Laurent, cela va sans dire. On revient au jazz le plus vif, et dès le premier titre “Next”, plutôt évocateur d’une urgence salutaire, tant le quartet semble avoir pris the A train.
Il me semble qu’on ne peut qu’aimer le son de l’alto de Géraldine Laurent, sa façon de phraser, son énergie radicale. Comme dans un bon équilibre culinaire, si elle s’inscrit au départ dans la tradition du be bop, elle est toujours en recherche, jouant « actuel » sur des bases classiques. Elle connaît ses maîtres, incontournables Sonny Rollins, Wayne Shorter, Gigi Gryce (alto hard bop auquel elle a consacré un très réussi Around Gigi en 2010). Si elle affectionne le jazz des années quarante à soixante qu’elle connaît très bien, elle avouera après le concert qu’elle aimerait aller voir à présent du côté des années vingt. Comme c’est une travailleuse acharnée, elle ne peut se lancer dans l’improvisation chère aux jazzmen que parce qu’elle s’appuie sur une technique parfaitement maîtrisée.
Cooking, présenté ce soir, sorti sur le label Gazebo en octobre 2019, fut reconnu comme le meilleur album aux Victoires 2020 et Paul Lay, le meilleur instrumentiste. Reconnaissance méritée pour un groupe, une saxophoniste que je suis depuis longtemps. Ce qui méritait un rembobinage mémoriel…
Quand ai-je donc entendu jouer Géraldine Laurent pour la première fois? Il me semble que c’était ici même, en 2006, au Méjan dans une thématique qu’affectionne particulièrement Jean Paul Ricard La voix et les femmes du jazz. Ce n’était pas le Time out trio (Dreyfus records) avec Laurent Bataille et (déjà) Yoni Zelnik à la contrebasse, mais un trio sans piano, avec Hélène Labarrière et Eric Groleau. Géraldine est revenue au Méjan, forte de son Grand Prix de l’Académie du Jazz 2015, avec un nouveau quartet At work qui renouvelle une musique inspirée des boppers et suiveurs. Une musique généreuse au sein d’une création continue, effervescente, en dépit d’une structure rigoureuse.
Si Géraldine n’aime pas faire de longs discours en public, elle est là pour jouer, intensément, laisser interagir ses partenaires, car elle sait recentrer l’énergie des garçons autour d’elle. Pourtant, ce soir, elle fait un effort pour le public ravi, et présente avec humour la musique de ce Cooking très relevé. Amatrice de bonne chère, elle nous invite à passer à table, à la tête de sa petite brigade du tempo. Oublions les métaphores culinaires forcément attendues, même si cette musique survitaminée et épicée façon Espelette si l’on en juge la pochette de l’album, revisite l’histoire d’un jazz aimé. Mais on cherchera en vain quel standard la saxophoniste peut bien reprendre avant de comprendre qu’elle joue ses propres compositions.
Elle a de la fougue et de l’expressivité à revendre et elle se distingue par le rythme qu’elle imprime à son discours, la façon d’articuler son propos. Intemporellement moderne, sa musique avance sans nostalgie aucune. Ce soir encore, avec la même matière, tordue à loisir, le quartet propose autre chose, parlant un langage commun, car depuis près de huit ans qu’ils se pratiquent, ils forment un quartet historique.
Après ce “Next”où le groupe s’envole, ayant trouvé immédiatement le bon tempo, ils reprennent “Another dance” du précédent At Work, déjà suivi par Laurent de Wilde, le patron de Gazebo, puis “Day off”, la première des ballades. C’est souvent le « test », là où on saisit le mieux le feeling d’un musicien : on partage alors cette mélancolique errance urbaine des jours de relâche au climat crépusculaire. Sans laisser de répit, le groupe entame ensuite un “Cooking” stratosphérique qui “casse la baraque”, si on traduit ce mot qui a plusieurs sous-entendus. Dans l’argot du jazz, un cooker est un musicien brillant qui chauffe son auditoire. La rythmique bondit, avec le fidèle Yoni Zelnik (le contrebassiste et la saxophoniste se connaissent depuis plus de 20 ans), sérieusement accroché au mât de sa contrebasse et Donald Kontomanou, élégant et véloce, aux rebonds des plus réjouissants. On se délecte des épanchements du pianiste, à l’aise sur toute l’étendue du clavier. “Boardwalk”est la dernière ballade que lance Géraldine, clin d’oeil aux planches de Trouville. Sans cha ba da mais avec un lyrisme discret, sensible autour d’un subtil écho de “Song of India” ( un thème classique repris par Tommy Dorsey mais aussi Chris Cheek) qui revient presqu’inconsciemment sous ses doigts. Dans “Room 4″, Paul Lay joue avec beaucoup d’inspiration. Ce pianiste superlatif, coup de coeur de JP Ricard (qui fut l’un des premiers à le faire jouer à l’Ajmi d’Avignon), est adepte d’une déconstruction intelligemment assumée. Il s’accorde avec Géraldine sur la manière, son recherché et vigoureux, audace dans les rythmes volontairement fragmentés. Un tandem idéal d’une grande liberté de jeu et d’imagination, mais le groupe sait aussi ménager des sous-ensembles qui tournent en duo, puis en trio, avant de se ressouder en quartet. Une circulation des voix permanente qui fait que l’on est étonné quand survient la fin du concert. On aimerait un standard mais lequel? “You and the Night and the music” qui figure sur le Cd? Ce sera l’émouvant “Good Bye Pork Pie Hat”, hommage de Charles Mingus à Lester Young, l’éclat et la fluidité d’un chant au coeur de la matière sonore. C’est qu’avec de tels musiciens, on est en terra non incognita, avec des détours surprenants parfois. Une musique à la fois libre et enracinée dans la tradition du jazz, qui, dans sa complexité heureuse, reste très immédiate. Le courant passe.
C’est déjà la fin d’une semaine de jazz intense; difficile de quitter les lieux alors que la vaillante équipe-ils ne sont que cinq! Baptiste à la communication, Jean-Léo au son et Etienne aux lumières, Nathalie Basson coordinatrice et programmatrice avec J.P Ricard, remettent tout en place, sans état d’âme car la rétrospective des peintures d’Anouk Grinberg (Mon Coeur) reprend demain…Place aux artistes!
Sophie Chambon