Frank Carlberg au 19 Paul Fort
Le chroniqueur est impatient : il quitte sa Banlieue Est pour aller à l’extrémité Sud du Paris intra muros pour écouter, en concert et en solo, un pianiste qu’il ne connaît que par le disque, en trio, en quintette avec la formidable (et trop confidentielle) chanteuse Christine Correa, et aussi en duo de pianos avec Ran Blake. Il faut dire que le pianiste Frank Carlberg, finlandais de naissance, vit depuis des lustres en Amérique du Nord, et partage son temps d’artiste et de pédagogue entre New York et Boston. Il est très rarement venu en France, et à ma connaissance ni en solo ni à Paris. À la faveur d’un atelier de Big Band suscité par le pianiste Didier Fréboeuf au Conservatoire Gabriel Fauré du Grand Angoulême le 25 novembre, Frank Carlberg donnera en ce lieu ce jour-là un concert en solo. Et à l’initiative de Philippe Levreaud, un concert aura eu lieu la veille à Bordeaux (à L’Impromptu), et l’avant-veille à Paris, à la galerie 19 Paul Fort, où Hélène Aziza accueille une foule d’événements artistiques, et notamment des concerts de jazz, toujours du meilleur, et très souvent du plus aventureux. Salle intime, son purement acoustique, magnifique piano de concert : que la fête commence !
FRANK CARLBERG (piano solo)
Paris, galerie 19 Paul Fort, 23 novembre 2023, 20h30
Pour cette mini-tournée, le pianiste s’est donné pour programme d’évoquer une partie du répertoire choisi par Thelonious Monk pour son disque «Solo Monk» enregistré fin 1964 – début 1965, et publié aussitôt par Columbia. C’est le premier disque de Monk qu’il a découvert dans sa jeunesse. Frank Carlberg en reprend les standards, et aussi les compositions originales, en abordant de manière très personnelle ce cheminement amoureux, mais non servile, dans les traces du grand homme. Les introductions sont voyageuses, tissant des méandres harmoniques et mélodiques qui donnent le vertige. Le pianiste souligne les accents de sa main droite par une sorte de marmomement rugueux qui accroît encore l’effervescence et le mystère. C’est une alternance de mises en suspens méditatives et d’embardées richement dotées d’intensité rythmique autant qu’harmonique. Un enchaînement nous conduit vers un blues de Monk qui tourne très vite en une sorte de boogie-woogie ferroviaire et polytonal. La séquence suivante commence dans les cordes graves, sollicitées à mains nues ; viendra ensuite une sorte de basse obstinée au timbre de guimbarde (l’instrument de musique rudimentaire, pas la vieille automobile….), d’où surgiront des harmonies tendues, des circonvolutions aventureuses, qui nous ramèneront vers l’esprit d’un standard, comme en un rêve.
Le concert va ainsi se dérouler, dans une sorte d’errance que l’on croirait dictée par l’inconscient. Les monkismes , qui surgissent ponctuellement, nous rappellent si besoin était que ce ne sont là que ruses de la conscience. Les contrastes sont nombreux, parfois violents, et la dynamique extrêmement large, servie par une virtuosité sans esbroufe (tout est dans la musicalité), nous entraîne dans une espèce de mouvement pendulaire, entre poudroiement et foudroiement, de la nuance à la tornade. Le pianiste va ensuite jouer un standard des années 20, Dinah, dans le plus pur style stride (dont il est un orfèvre), un thème que Monk aimait à jouer, dans cette tradition qu’il vénérait. Au fil des développements Frank Carlberg va parfois garnériser, évoquant fortuitement le style du Grand Erroll. Bref ce fut, tout au long du concert, un grand moment de piano, et de jazz, mêlant l’histoire au présent le plus vif. Grand pianiste, très très beau concert : grande soirée de musique !
Xavier Prévost