Frédéric Pierrot, Christophe Marguet et Claude Tchamitchian lisent Pessoa
Hier, 11 septembre 2022, à Paris dans l’intimité de La Maison de la Poésie, le comédien Frédéric Pierrot présentait un spectacle autour du Livre de l’intranquillité de l’écrivain portugais Fernando Pessoa créé en 2007 avec le batteur Christophe Marguet, et désormais rejoint par le contrebassiste Claude Tchamitchian.
Le mieux, de la part de quelqu’un n’ayant jamais lu une ligne de Fernando Pessoa (jusqu’ici, mais il y a désormais urgence !), c’est peut-être de citer une sachante, en l’occurrence la traductrice du Livre de l’intranquilité aux éditions Christian Bourgois, Françoise Laye, citée dans le communiqué de presse de la Maison de la poésie :
« Pessoa, pour nous dire, avec une suprême élégance, cette détresse totale de devoir exister, s’est forgé une langue nouvelle, chargée de nous amener au seuil de l’indicible. Il désarticule la phrase, viole la syntaxe, introduit rupture, syncopes, rapprochements brutaux, coexistence des mots ne pouvant, par nature, coexister – bref, convulse son langage, en usant de toutes les ressources de la langue. »
Et avant que je n’oublie, dire ceci : dès les premières minutes de la lecture de Frédéric Pierrot, je me suis posé la question de la traduction. De quelle langue originale pouvait bien être tirée ce fleuve de mots, de ses plus violents tourbillons à ses eaux mortes ? Et qui donc avait su transmettre au lecteur francophone pareil mélange d’impétuosité et d’abandon. Mélange que Frédéric Pierrot habite et dont s’il s’habite, de toute sa colonne d’air, de tout son masque d’acteur, de tout son corps un peu clown – parce que ce texte désespéré est aussi tout de drôlerie – et un peu danseur – parce que c’est un texte qui danse lui-même.
Ceci dit allons droit à ce qui nous concerne dans ces pages : le trio ! Car c’est un trio qui “dit” ce texte, qui l’habite et en est habité, qui circule entre ses lignes et en fait circuler ses lignes d’un pupitre à l’autre, sur une frontière intangible entre l’écrit de ce spectacle et l’improvisé de l’instant vivant, tant et si bien que, ce texte torrentiel écrit pour le lecteur solitaire et dont le débit, quoique remarquablement articulé, projeté, nuancé par Frédéric Pierrot, dépasse parfois l’entendement de l’auditeur, il arrive à ce dernier de perdre le fil de sa compréhension textuelle, mais sans en perdre la compréhension sonore, musicale, sensuelle, les instruments et la voix s’organisant dans une texture orchestrale, ses fugues et contrepoints, ses arpèges et ses tutti harmonisés ou à l’unisson. Ce qui me dispense de revenir ici sur le poids et la légèreté de la note et du timbre, la précision de la ligne claire et la saveur de l’abstraction chez Claude Tchamitchian ; et, chez Christophe Marguet, cet enracinement du jeu libre jusqu’au “total rubato” dans la chair du swing, qui se manifeste soudain de manière littérale lorsque le texte s’abandonne à la rêverie du passage d’un train roulant vers Lisbonne.
Du jazz ça ? Très pointilleux sur la question de l’identité du jazz tout en précisant dans les dernières années de ses activités de compositeur « c’est ainsi que je pense le jazz, et il ne m’appartient pas d’inventer le jazz de la génération suivante. », André Hodeir aspirait à « agrandir le jazz pour ne pas avoir à en sortir ». Si c’est du jazz, alors réjouissons-nous qu’il s’en trouve ainsi grandi. Et si ça n’en est pas, alors sortons en pour ne pas mourir idiot ! Et j’aime l’état d’indécision qui est le mien entre ces deux options. Franck Bergerot
PS, 48 heures plus tard : un ami réagit à ces dernières lignes : « Est-ce du jazz ou pas ?
Je laisse la question à la porte. » Je pourrais renchérir « En effet, on s’en fout ! » C’est un peu comme la question du sexe des anges. Mais si cette question revient sous ma plume – souvent –, c’est que j’écris depuis quarante-cinq ans dans des médias et des rubriques qui portent ce nom jazz devenu de plus en plus embarrassant avec l’éclatement esthétique permanent de ce qui fut – peut-être – un genre bien défini. Ce nom, il a désigné lorsque je l’ai découvert (et lorsque je les ai découvertes) un champ de pratiques musicales, ce “Champ jazzistique” pour reprendre la désignation que préfère Alexandre Pierrepont avec raison mais tout en ne faisant que repousser le problème. Et les lecteurs de jazzmagazine.com peuvent se poser “la question du jazz” lorsque les médias et les programmateurs (avanceraient-ils sous le masque de “jazz festival”) ont tendance à fermer la porte de leur domaine à tout ce qui se rapporte de près ou de loin à ce “champ”, porte qui se ferme au nom de l’ouverture, au nom de la diversité, au nom de l’universalisme, au nom de la démocratisation des goûts. Et si ce que nous avons entendu à la Maison de la poésie n’est pas du jazz aux oreilles des habitués du Caveau de la Huchette (où Christophe Marguet a néanmoins appris cet science du tempo, cette grâce de l’expression du rythme qui lui permet aujourd’hui de faire voler les barres de mesure sur les textes de Pessoa), il ne fait aucun doute que cet art de la libre initiative instrumentale (affranchie de l’emprise d’un compositeur omnipotent), au service de cette abstraction sonore qu’est la musique lorsqu’elle n’est pas réduite au rôle de “papier peint” fût-il génial, ni asservie à un texte, une image animée et à la lisibilité immédiate de formats “domestiques” n’exigeant aucun effort d’attention, il ne fait donc aucun doute que cet art se verra fermer la porte au nez sur ces mots : « Non, merci, pas de jazz… » Et si, ce surcroit, par le judas il a été aperçu un saxophone ou une trompette, nos tenants de l’ouverture n’ouvriront pas même la porte.