Géraldine Laurent rêve Sonny Rollins
Hier 8 décembre et ce soir encore 9 décembre, programme « autour de Sonny Rollins », authentique œuvre de création signée Géraldine Laurent, que les programmateurs devraient s’arracher.
Photos: Géraldine Laurent © Anthony Voisin – Sonny Rollins © Blue Note / Francis Wolff.
La communication a ses mystères. Hier, « Jazz à la Philharmonie / Autour de Sonny Rollins ». On pense à l’architecture de Jean Nouvel. Et bien non, ça c’est pas la Philharmonie 1 ni sa belle salle Pierre Boulez, d’ailleurs plutôt conçue pour le symphonique. Alors, la Philharmonie 2 ? Non, hier c’était à la salle de concert de la Cité de la musique. Bon. Et « Jazz à la Philharmonie », c’est quoi ? Je tape « Jazz à la Philharmonie » et je tombe sur un concert du 22 juin 2021 « Remember Stan Getz – Sylvain Rifflet ». Je clique « concerts-spectacles », puis dans « genres », je fais « jazz – pop – rock – chanson » (catégorie fourre-tout entre « symphonique », « baroque », « contemporain », « musique de chambre », « musique du Monde », etc.) et je tombe sur le concert du soir : « Jazz à la Philharmonie – Autour de Sonny Rollins » avec un portrait photographique de Géraldine Laurent, mais sans son nom que l’on découvrira dans la petite phrase de présentation de ce « concert-hommage fervent rassemblant plusieurs solistes haut de gamme sous la houlette de Géraldine Laurent, elle-même saxophoniste au souffle impétueux ». Donc un all stars jouant la musique de Sonny Rollins, suivi sur la même page par le concert du 10 décembre : Chilly Gonzales « A Very Chilly Christmas ». Super excitant…
Moi, j’y vais pour Géraldine Laurent… et encore. Cette salle de la Cité, ce n’est pas l’acoustique rêvée pour l’écouter. J’y vais quand même. Sur le programme qui m’est distribué à l’entrée, le sigle de la Philharmonie, en quatrième de couv les coordonnées des restaurants, cafés et parkings de la Philharmonie, en page de garde « Jazz à la Philharmonie – Autour de Sonny Rollins ». Il faut encore tourner un page pour découvrir sous l’intitulé « Autour de Sonny Rollins » le personnel artistique de la soirée : Géraldine Laurent (saxophone alto, direction musicale), David El Malek (saxophone ténor), Céline Bonacina (saxophone baryton), Laurent de Wilde (piano), Ira Coleman (contrebasse), Billy Drummond (batterie). On commence à y voir un peu plus clair.
La communication a décidément ses mystères : la salle est quasi pleine. Et je ne vais pas tarder à lui donner raison, quand bien même, en pénétrant dans cette salle, je n’attends pas grand-chose de ce all stars connoté JATP (Jazz at the Philharmonie, ce programme de jam sessions imaginées par Norman Granz et souvent interminables). Or Géraldine arrive avec un vrai projet artistique, comme elle l’avait fait lorsqu’elle avait créé « Looking for Charlie Parker » avec Manu Codjia et Christophe Marguet. Elle ne fait pas l’insulte à Rollins de le singer, ni de tourner les pages du Real Book au nom du grand saxophoniste. Elle a trop de respect et d’amour pour lui. Citons ses propos rapportés par Vincent Bessières dans ses notes de programme : « Musicalement, ce qu’il dit me parle. J’entends chez lui toute l’histoire du jazz, la place fondamentale de la danse, du swing. Son placement rythmique est incroyable ; harmoniquement, il est merveilleux, et comme improvisateur c’est un maître de la construction des histoires. J’entends chez lui autant de gravité que de joie, un contraste qui est pour moi la marque des grands. Lorsque je me sens en fragilité, en plein jeu, je rebondis en pensant à lui, j’essaie de me modéliser à partir de lui. Comment ferait-il dans la même situation ? Et cela me redonne des ailes ». Lorsque l’on connaît déjà le saxophone et la musique de Géraldine Laurent, on sait qu’il n’y a dans ce propos aucune de cette servilité qui paralyse certains jazzmen dans un néo-classicisme gélatineux, parce que Géraldine Laurent est avant tout imagination, élan et projection. De quoi faire fondre la gélatine et d’y mettre le feu.
Le répertoire de son projet est celui de Sonny Rollins, ses compositions – Valse Hot, Airegin, Don’t Stop the Carnival, The Bridge, Strode Rode, Blue Seven – plus un standard, The Last Time I Saw Paris de Jerome Kern, soit l’âge d’or (de 1954 à sa sortie de retraite en 1962). Mais ces morceaux, elle les a fait siens, les retournant comme des gants qu’elle étire, rétrécit, découd, recoud à sa façon et enfile à ses pieds ou sur sa tête, avec passion, onirisme et humour, sur des ensembles à trois voix frisant la musique de chambre, l’orphéon ou la collective mingusienne, associant son alto visionnaire à l’énergie fiévreuse de Céline Bonacina et à la faconde cabalistique de David El Malek. Derrière elle, mais avec elle et autour d’eux trois, une rythmique de rêve où Laurent DeWilde semble tant galvanisé par la présence de son fidèle comparse Ira Coleman, que par la présence d’un ancien compagnon de Rollins au milieu des années 1990, Billy Drummond, et par la réunion du tandem basse-batterie qui entoura le pianiste sur ses albums de la même époque « Open Changes » et « The Back Burner » ou auprès de Barney Wilen. Deux journées de répétition et une balance, voilà un vrai sextette qui a travaillé et ça « s’entend» dans la mesure où l’on « n’entend» plus ce travail, mais la pure jubilation qui en résulte. Et ce soir, 9 décembre, au même endroit, ça sera forcément encore mieux. Quant au 11 à la Filature de Mulhouse, je n’ose même pas imaginer… Franck Bergerot