Jazz live
Publié le 17 Mar 2017

Gérard Terronès : “Au service des artistes”

Tandis que nous venons d’apprendre la disparition du grand producteur Gérard Terronès, retour sur son parcours exemplaire d’amoureux-militant du jazz à travers cet article que Philippe Vincent avait signé pour Jazz Magazine en 2012.

Gérard Terronès, là où la révolution... Photo Jean-Baptiste Millot

Gérard Terronès, là où la révolution… Photo Jean-Baptiste Millot

 

Beaucoup connaissent la silhouette longiligne de Gérard Terronès, surmontée d’un chapeau andalou mais peu de gens, si ce n’est quelques jazzfans de sa génération, savent quel infatigable artisan du jazz il a
 été: patrong de clubs, manager de musiciens, organisateur de concerts et de festivals, 
disquaire, Gérard fut aussi l’un des
 premiers Français producteurs indépendants de l’époque moderne. Rien
 de ce riche parcours n’aurait été possible sans une passion pour le jazz
 qui commença très jeune, dans son
 Maroc natal, en écoutant Sidney
 Bechet, Louis Armstrong et Duke 
Ellington au début des années 1950. Vite membre du Hot Club de France et jeune abonné à la revue Jazz Hot, ce sera presque une aubaine pour lui d’être rapatrié en France en 1956 au moment de l’indépendance car son père, fonctionnaire, fut muté non loin de la capitale, à Melun. « Je ne voulais pas faire d’études et je suis entré à la Société Générale très jeune, ce qui m’a vite permis de m’acheter une voiture et d’aller tous les week-ends à Paris. Batteur débutant, j’étais fourré toutes les fins de semaines à Saint-Germain-des-Prés et c’est là que j’ai découvert le bebop avec Art Blakey et Miles Davis. J’ai connu le Blue Note, le Club St Germain, la Huchette, le Tabou, le Kentucky, le Caméléon, le Chat Qui pêche (où j’ai été barman plus tard) et tous les clubs de l’époque. Je n’ai pas fait d’études supérieures et je suis autodidacte alors que, par la suite, on m’a souvent pris pour un intello. Mais je sais lire et penser ! » Et puis il y a eu ce fichu service militaire en Algérie (vingt-huit mois) d’où il reviendra lui aussi révolté en 1962.

TERRONÈS Logo Jazz UnitéCLUBS & LABELS
Impossible de parler du producteur de disques sans évoquer ses autres activités, et particulièrement les clubs qu’il dirigea et qui l’ont conduit naturellement à la production. C’est ainsi qu’il crée son premier établissement en 1965 avec sa femme Odile, qui partagera longtemps avec lui les bons et les mauvais moments de son aventure jazzistique. « Quand on a monté le Blues Jazz Museum, on ne savait même pas servir un verre et ce sont des employés de La Tour d’Argent (on était dans l’Île Saint-Louis) qui, venant boire un verre tous les soirs, nous ont appris le boulot. Le samedi, on programmait du jazz New-Orleans (Gilbert Rust) et classique (Hal Singer), le vendredi les gitans (Joseph Reinhardt) et la semaine du jazz moderne et du free avec tous les musiciens français novateurs de cette époque. Mal Waldron fut le premier Américain à franchir la 
porte du club et, parmi
 les premiers orchestres,
 il y avait ceux de Charlie
 Paris, Henri Texier, Fran
çois Tusques, Michel 
Edelin ou Philippe Maté. 
C’était l’époque des dis-
ques ESP et, comme bien
d’autres, je suis passé en
 une dizaine d’années de Sidney Bechet à Albert Ayler. Depuis ce temps-là, je passe pour le premier non-musicien qui a développé le free jazz en France et en Europe. Bien sûr il y avait le bebop et mon idole était Bud Powell que je voyais souvent à la terrasse des cafés de Saint-Germain. C’est vrai que j’ai une grande nostalgie du Quartier Latin de cette époque. »
Mais c’est avec le Gill’s Club, qu’il tiendra pendant cinq ans, que Terronès produira ses premiers disques en créant le label Futura en 1969. « C’était devenu
l’atelier du free jazz à Paris. C’est là que 
j’ai rencontré Charles Mingus, Philly Joe
 Jones, Jaki Byard et bien d’autres. Chez 
moi se produisaient Marion Brown, 
Barre Phillips, Dizzy Reece, Hank
 Mobley, Sunny Murray ou Steve Lacy.
 Mal Waldron est devenu un pilier du
 club, tout comme Siegfried Kessler et
 Georges Arvanitas. Ils étaient les trois 
pianistes maison et Georges me conseil
lait souvent des solistes américains.
C’est comme ça que j’ai pu l’enregistrer avec Pepper Adams, Ben Webster et
 Dexter Gordon. Ainsi, le premier disque
que j’ai fait, en 1969, c’était Siegfried
 Kessler sur le piano droit du Gill’s, le 
second celui d’Arvanitas et le troisième
celui de Michel Portal. J’ai ensuite passé
 un accord avec le studio Europa Sonor
 pour avoir de meilleures conditions d’enregistrement et j’y ai fait, entre
 autres, Jacques Thollot, Ted Curson,
 Red Noise, Freddie Redd, Irakli et Joachim Kühn que j’ai accueilli à Paris
 quand il débarqua d’Allemagne de l’Est.
 La naissance de Futura a eu aussi un 
sens politique car la plupart des musiciens qui jouaient chez moi étaient complètement délaissés par l’industrie du disque et je trouvais ça inadmissible. » Le Gill’s Club fermé pour raisons de sécurité (ce fut le cas de beaucoup d’établissements de nuit à cette époque), Terronès s’occupa du magasin de disques Jazz and Pop Center qu’il avait repris quelque temps plus tôt à Laurent Goddet et où il fut l’un des premiers importateur de labels européens parmi lesquels ECM, créé un an après Futura.

TERRONÈS Photo François GaillardMANAGEMENT & NUITS COURTES
Mais c’est le festival de Massy, en 1975, qui fut l’un des tournants les plus importants de sa carrière. Il voulut en faire une grande manifestation unitaire des indépendants du jazz mais c’est à bout de bras et avec la seule aide de quelques copains qu’il porta cet énorme projet. Sans financement extérieur et avec beaucoup de travail et d’énergie, ce fut un énorme succès : plusieurs milliers de personnes pour écouter une soixantaine de musiciens parmi lesquels beaucoup de Français (Martial Solal, Christian Escoudé, Jef Gilson, Raymond Boni) mais aussi de grosses pointures américaines comme Archie Shepp, Max Roach et Ornette Coleman avec un orchestre symphonique (“Skies of America”). « Quand je leur ai demandé pourquoi on les voyait rarement ici, ils m’ont simplement répondu qu’ils n’avaient pas de manager pour la France. Avant ça, j’avais fait quelques tournées avec Mal Waldron, Ted Curson, John Surman ou Jaki Byard que je proposais à droite et à gauche quand ils venaient au Gill’s Club mais là c’était une autre dimension et une nouvelle aventure à laquelle j’allais me consacrer. En mettant le doigt sur Archie Shepp et Max Roach, j’ai eu des retombées immédiates. M’appuyant sur des relais dans toute l’Europe, j’ai donc pu m’occuper, pendant plusieurs années, de Shepp, Roach, Roy Haynes, Cecil Taylor, Sam Rivers, David Murray et Elvin Jones. Il ne faut pas non plus oublier Willem Breuker qui était devenu un ami car on avait le même point de vue sur l’autonomie, l’autogestion et bien d’autres choses. C’était un vrai combattant et son Kollektief était très populaire auprès du public français. »

Comme pour les clubs, cette activité de tourneur déboucha sur des enregistrements, surtout pour Archie Shepp, mais laissa aussi quelques regrets au producteur : « Pour des raisons économiques, je n’ai pas pu enregistrer Max Roach, Cecil Taylor, Ornette Coleman ni Elvin Jones. J’aurais pourtant beaucoup aimé réunir Elvin et Eddy Louiss que j’avais toujours rêvé d’enregistrer ensemble. Par contre, j’ai fait enregistrer certains de ces grands musi-ciens sur d’autres labels français plus argentés que moi, ce qui participait de mon rôle de manager. » Le virus des clubs ne l’ayant pas lâché, on lui confia le Totem pendant trois ans (l’Art Ensemble of Chicago, Woody Herman, Sun Ra, Thad Jones/Mel Lewis, John Lee Hooker, Sugar Blue y jouèrent mais il fut finalement ravagé par un incendie), puis la conception d’un immense ensemble à La Défense, le Jazz Unité, une sorte de “pays des merveilles” pour amateurs de jazz : magnifique salle de concert, studio d’enregistrement intégré, restaurant, bar-discothèque, boutique de disques et librairie, 
le lieu était sans doute unique au monde
mais… à La Défense qui était encore en
cours d’aménagement. Là encore, Terronès passa des nuits très courtes, dormant parfois sur les banquettes de la
 salle, mais les frais énormes générés
 par un tel endroit eurent raison d’un lieu
 peut-être trop éloigné du centre de Paris. Bizarrement, c’est dans cet ensemble que Radio Libertaire vint le voir en 1981 et lui confia une émission de jazz qu’il animera pendant 26 ans et qui l’amènera à adhérer à la Fédération Anarchiste.

TERRONÈS Logo MargeDISTRIBUTION & INDÉPENDANCE
Fort d’un catalogue de plus de cent-trente références répartis en deux labels (Futura et Marge) et quatre sous-labels (Blue Marge, Hôte Marge, Impro, Jazz Unité), Gérard Terronès a pris ses références de producteur auprès des plus grands : Charles Delaunay (son mentor), Alan Bates, mais aussi Eddy Barclay, Bernard Stollman (ESP), Bob Thiele (Impulse) et surtout Norman Granz (Verve), l’indépendant qui fut l’un des premiers à mélanger les musiciens noirs et les blancs. « En tant qu’indépendant engagé politiquement, je me suis toujours confronté au business qui ne travaille qu’avec les stars pour faire de l’argent. En gros je suis anti-marketing et je suis fidèle aux artistes car je considère que je suis à leur service, ce qui ne veut pas dire que je suis toujours d’accord avec eux. Mais autant j’ai fait jouer des milliers de musiciens de tous styles dans mes clubs et mes concerts, autant il est plus difficile d’atterrir sur mes labels. On ne débarque pas comme ça chez moi. Il y a l’aventure de la musique mais il y a aussi la nécessité de s’impliquer socialement car j’aime les musiciens créateurs mais aussi les contestataires. Je ne débauche pas les musiciens des autres labels français et au fil des décennies, mon activisme dans les clubs parisiens m’a souvent permis de découvrir des jeunes musiciens, d’assouvir ma passion musicale et de militer politiquement pour une meilleure diffusion du jazz en France sans passer par les instances officielles. Je suis très satisfait de pouvoir exister uniquement grâce au produit de mon activité et, quelque part, ma longévité professionnelle s’explique par mon désintérêt du profit. Ainsi, je n’ai jamais fait de concerts ou de disques par rapport à l’argent et, à ce propos, je répète à qui veut l’entendre que je ne suis toujours pas à vendre ! »

On l’aura compris, Gérard Terronès, l’homme qui laisse les subventions aux autres, fait de l’indépendance une valeur cardinale de son travail. En matière de distribution, s’il a eut recours à des tiers comme OMD, Socadisc ou FNAC Import Service, et s’il lui est arrivé, par nécessité, de céder de brefs contrats de licence (Musica ou EPM), il a toujours considéré que le principal problème était le prix trop cher auquel le disque arrivait chez l’amateur de jazz. L’Internet lui permet donc aujourd’hui de vendre en direct dans le monde entier à des prix modérés, et si on lui parle de l’avenir du disque, il répond d’abord qu’il a 72 ans ! « Ce qui m’inquiète, c’est plus un problème de musique que de support car je me sens aujourd’hui dans une impasse musicale. Soit on revient à des choses comme le bop sans l’authenticité de l’époque et c’est de la redite, soit on en vient à une musique de plus en plus élaborée, sophistiquée, jouée par des gens qui sortent tous d’un conservatoire, et j’ai peur qu’on se coupe des musiques populaires. Le jazz est quand même né aux Etats-Unis dans les bordels et je rêve qu’on puisse le rejouer dans la rue. Pour en revenir au support, je pense aujourd’hui, comme beaucoup, au téléchargement payant et, avec ma tête de con d’indépendant, je voudrais le faire directement sur mon site. Comme je fais depuis trois ans avec le CD, je tiens à me passer des plates-formes intermédiaires qui surtaxent les coûts. En 2010, j’avais déjà décidé de revenir à l’indépendance pure et dure de mes débuts ! »
Egalement amateur de blues et de flamenco (lorsqu’il était bien mal en point sur un lit d’hôpital, le guitariste Raymond Boni composa pour lui une Suite Andalouse), Gérard Terronès se dit qu’il devrait aussi aller à Chicago pour voir ce qui s’y passe, et du côté de Séville ou de Malaga (son père était originaire de la région d’Almeria) pour essayer de dénicher quelques groupes. Il faut dire que ce n’est pas l’énergie qui lui manque pour se lancer de nouveaux défis. Réédition en CD de ses anciens vinyles, nouveaux enregistrements, commercialisation internationale en direct par l’internet, l’homme du jazz vivant a repiqué au terrain en produisant régulièrement des concerts à La Java, un grand dancing parisien mythique du siècle dernier où se produisirent Piaf et Django. Et sa silhouette au chapeau hante à nouveau une salle de concerts … Plus que jamais, le “producteur durable” ne lâche rien. • Philippe Vincent

Article paru dans le n° 636 de Jazz Magazine / Jazzman, avril 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 |Tandis que nous venons d’apprendre la disparition du grand producteur Gérard Terronès, retour sur son parcours exemplaire d’amoureux-militant du jazz à travers cet article que Philippe Vincent avait signé pour Jazz Magazine en 2012.

Gérard Terronès, là où la révolution... Photo Jean-Baptiste Millot

Gérard Terronès, là où la révolution… Photo Jean-Baptiste Millot

 

Beaucoup connaissent la silhouette longiligne de Gérard Terronès, surmontée d’un chapeau andalou mais peu de gens, si ce n’est quelques jazzfans de sa génération, savent quel infatigable artisan du jazz il a
 été: patrong de clubs, manager de musiciens, organisateur de concerts et de festivals, 
disquaire, Gérard fut aussi l’un des
 premiers Français producteurs indépendants de l’époque moderne. Rien
 de ce riche parcours n’aurait été possible sans une passion pour le jazz
 qui commença très jeune, dans son
 Maroc natal, en écoutant Sidney
 Bechet, Louis Armstrong et Duke 
Ellington au début des années 1950. Vite membre du Hot Club de France et jeune abonné à la revue Jazz Hot, ce sera presque une aubaine pour lui d’être rapatrié en France en 1956 au moment de l’indépendance car son père, fonctionnaire, fut muté non loin de la capitale, à Melun. « Je ne voulais pas faire d’études et je suis entré à la Société Générale très jeune, ce qui m’a vite permis de m’acheter une voiture et d’aller tous les week-ends à Paris. Batteur débutant, j’étais fourré toutes les fins de semaines à Saint-Germain-des-Prés et c’est là que j’ai découvert le bebop avec Art Blakey et Miles Davis. J’ai connu le Blue Note, le Club St Germain, la Huchette, le Tabou, le Kentucky, le Caméléon, le Chat Qui pêche (où j’ai été barman plus tard) et tous les clubs de l’époque. Je n’ai pas fait d’études supérieures et je suis autodidacte alors que, par la suite, on m’a souvent pris pour un intello. Mais je sais lire et penser ! » Et puis il y a eu ce fichu service militaire en Algérie (vingt-huit mois) d’où il reviendra lui aussi révolté en 1962.

TERRONÈS Logo Jazz UnitéCLUBS & LABELS
Impossible de parler du producteur de disques sans évoquer ses autres activités, et particulièrement les clubs qu’il dirigea et qui l’ont conduit naturellement à la production. C’est ainsi qu’il crée son premier établissement en 1965 avec sa femme Odile, qui partagera longtemps avec lui les bons et les mauvais moments de son aventure jazzistique. « Quand on a monté le Blues Jazz Museum, on ne savait même pas servir un verre et ce sont des employés de La Tour d’Argent (on était dans l’Île Saint-Louis) qui, venant boire un verre tous les soirs, nous ont appris le boulot. Le samedi, on programmait du jazz New-Orleans (Gilbert Rust) et classique (Hal Singer), le vendredi les gitans (Joseph Reinhardt) et la semaine du jazz moderne et du free avec tous les musiciens français novateurs de cette époque. Mal Waldron fut le premier Américain à franchir la 
porte du club et, parmi
 les premiers orchestres,
 il y avait ceux de Charlie
 Paris, Henri Texier, Fran
çois Tusques, Michel 
Edelin ou Philippe Maté. 
C’était l’époque des dis-
ques ESP et, comme bien
d’autres, je suis passé en
 une dizaine d’années de Sidney Bechet à Albert Ayler. Depuis ce temps-là, je passe pour le premier non-musicien qui a développé le free jazz en France et en Europe. Bien sûr il y avait le bebop et mon idole était Bud Powell que je voyais souvent à la terrasse des cafés de Saint-Germain. C’est vrai que j’ai une grande nostalgie du Quartier Latin de cette époque. »
Mais c’est avec le Gill’s Club, qu’il tiendra pendant cinq ans, que Terronès produira ses premiers disques en créant le label Futura en 1969. « C’était devenu
l’atelier du free jazz à Paris. C’est là que 
j’ai rencontré Charles Mingus, Philly Joe
 Jones, Jaki Byard et bien d’autres. Chez 
moi se produisaient Marion Brown, 
Barre Phillips, Dizzy Reece, Hank
 Mobley, Sunny Murray ou Steve Lacy.
 Mal Waldron est devenu un pilier du
 club, tout comme Siegfried Kessler et
 Georges Arvanitas. Ils étaient les trois 
pianistes maison et Georges me conseil
lait souvent des solistes américains.
C’est comme ça que j’ai pu l’enregistrer avec Pepper Adams, Ben Webster et
 Dexter Gordon. Ainsi, le premier disque
que j’ai fait, en 1969, c’était Siegfried
 Kessler sur le piano droit du Gill’s, le 
second celui d’Arvanitas et le troisième
celui de Michel Portal. J’ai ensuite passé
 un accord avec le studio Europa Sonor
 pour avoir de meilleures conditions d’enregistrement et j’y ai fait, entre
 autres, Jacques Thollot, Ted Curson,
 Red Noise, Freddie Redd, Irakli et Joachim Kühn que j’ai accueilli à Paris
 quand il débarqua d’Allemagne de l’Est.
 La naissance de Futura a eu aussi un 
sens politique car la plupart des musiciens qui jouaient chez moi étaient complètement délaissés par l’industrie du disque et je trouvais ça inadmissible. » Le Gill’s Club fermé pour raisons de sécurité (ce fut le cas de beaucoup d’établissements de nuit à cette époque), Terronès s’occupa du magasin de disques Jazz and Pop Center qu’il avait repris quelque temps plus tôt à Laurent Goddet et où il fut l’un des premiers importateur de labels européens parmi lesquels ECM, créé un an après Futura.

TERRONÈS Photo François GaillardMANAGEMENT & NUITS COURTES
Mais c’est le festival de Massy, en 1975, qui fut l’un des tournants les plus importants de sa carrière. Il voulut en faire une grande manifestation unitaire des indépendants du jazz mais c’est à bout de bras et avec la seule aide de quelques copains qu’il porta cet énorme projet. Sans financement extérieur et avec beaucoup de travail et d’énergie, ce fut un énorme succès : plusieurs milliers de personnes pour écouter une soixantaine de musiciens parmi lesquels beaucoup de Français (Martial Solal, Christian Escoudé, Jef Gilson, Raymond Boni) mais aussi de grosses pointures américaines comme Archie Shepp, Max Roach et Ornette Coleman avec un orchestre symphonique (“Skies of America”). « Quand je leur ai demandé pourquoi on les voyait rarement ici, ils m’ont simplement répondu qu’ils n’avaient pas de manager pour la France. Avant ça, j’avais fait quelques tournées avec Mal Waldron, Ted Curson, John Surman ou Jaki Byard que je proposais à droite et à gauche quand ils venaient au Gill’s Club mais là c’était une autre dimension et une nouvelle aventure à laquelle j’allais me consacrer. En mettant le doigt sur Archie Shepp et Max Roach, j’ai eu des retombées immédiates. M’appuyant sur des relais dans toute l’Europe, j’ai donc pu m’occuper, pendant plusieurs années, de Shepp, Roach, Roy Haynes, Cecil Taylor, Sam Rivers, David Murray et Elvin Jones. Il ne faut pas non plus oublier Willem Breuker qui était devenu un ami car on avait le même point de vue sur l’autonomie, l’autogestion et bien d’autres choses. C’était un vrai combattant et son Kollektief était très populaire auprès du public français. »

Comme pour les clubs, cette activité de tourneur déboucha sur des enregistrements, surtout pour Archie Shepp, mais laissa aussi quelques regrets au producteur : « Pour des raisons économiques, je n’ai pas pu enregistrer Max Roach, Cecil Taylor, Ornette Coleman ni Elvin Jones. J’aurais pourtant beaucoup aimé réunir Elvin et Eddy Louiss que j’avais toujours rêvé d’enregistrer ensemble. Par contre, j’ai fait enregistrer certains de ces grands musi-ciens sur d’autres labels français plus argentés que moi, ce qui participait de mon rôle de manager. » Le virus des clubs ne l’ayant pas lâché, on lui confia le Totem pendant trois ans (l’Art Ensemble of Chicago, Woody Herman, Sun Ra, Thad Jones/Mel Lewis, John Lee Hooker, Sugar Blue y jouèrent mais il fut finalement ravagé par un incendie), puis la conception d’un immense ensemble à La Défense, le Jazz Unité, une sorte de “pays des merveilles” pour amateurs de jazz : magnifique salle de concert, studio d’enregistrement intégré, restaurant, bar-discothèque, boutique de disques et librairie, 
le lieu était sans doute unique au monde
mais… à La Défense qui était encore en
cours d’aménagement. Là encore, Terronès passa des nuits très courtes, dormant parfois sur les banquettes de la
 salle, mais les frais énormes générés
 par un tel endroit eurent raison d’un lieu
 peut-être trop éloigné du centre de Paris. Bizarrement, c’est dans cet ensemble que Radio Libertaire vint le voir en 1981 et lui confia une émission de jazz qu’il animera pendant 26 ans et qui l’amènera à adhérer à la Fédération Anarchiste.

TERRONÈS Logo MargeDISTRIBUTION & INDÉPENDANCE
Fort d’un catalogue de plus de cent-trente références répartis en deux labels (Futura et Marge) et quatre sous-labels (Blue Marge, Hôte Marge, Impro, Jazz Unité), Gérard Terronès a pris ses références de producteur auprès des plus grands : Charles Delaunay (son mentor), Alan Bates, mais aussi Eddy Barclay, Bernard Stollman (ESP), Bob Thiele (Impulse) et surtout Norman Granz (Verve), l’indépendant qui fut l’un des premiers à mélanger les musiciens noirs et les blancs. « En tant qu’indépendant engagé politiquement, je me suis toujours confronté au business qui ne travaille qu’avec les stars pour faire de l’argent. En gros je suis anti-marketing et je suis fidèle aux artistes car je considère que je suis à leur service, ce qui ne veut pas dire que je suis toujours d’accord avec eux. Mais autant j’ai fait jouer des milliers de musiciens de tous styles dans mes clubs et mes concerts, autant il est plus difficile d’atterrir sur mes labels. On ne débarque pas comme ça chez moi. Il y a l’aventure de la musique mais il y a aussi la nécessité de s’impliquer socialement car j’aime les musiciens créateurs mais aussi les contestataires. Je ne débauche pas les musiciens des autres labels français et au fil des décennies, mon activisme dans les clubs parisiens m’a souvent permis de découvrir des jeunes musiciens, d’assouvir ma passion musicale et de militer politiquement pour une meilleure diffusion du jazz en France sans passer par les instances officielles. Je suis très satisfait de pouvoir exister uniquement grâce au produit de mon activité et, quelque part, ma longévité professionnelle s’explique par mon désintérêt du profit. Ainsi, je n’ai jamais fait de concerts ou de disques par rapport à l’argent et, à ce propos, je répète à qui veut l’entendre que je ne suis toujours pas à vendre ! »

On l’aura compris, Gérard Terronès, l’homme qui laisse les subventions aux autres, fait de l’indépendance une valeur cardinale de son travail. En matière de distribution, s’il a eut recours à des tiers comme OMD, Socadisc ou FNAC Import Service, et s’il lui est arrivé, par nécessité, de céder de brefs contrats de licence (Musica ou EPM), il a toujours considéré que le principal problème était le prix trop cher auquel le disque arrivait chez l’amateur de jazz. L’Internet lui permet donc aujourd’hui de vendre en direct dans le monde entier à des prix modérés, et si on lui parle de l’avenir du disque, il répond d’abord qu’il a 72 ans ! « Ce qui m’inquiète, c’est plus un problème de musique que de support car je me sens aujourd’hui dans une impasse musicale. Soit on revient à des choses comme le bop sans l’authenticité de l’époque et c’est de la redite, soit on en vient à une musique de plus en plus élaborée, sophistiquée, jouée par des gens qui sortent tous d’un conservatoire, et j’ai peur qu’on se coupe des musiques populaires. Le jazz est quand même né aux Etats-Unis dans les bordels et je rêve qu’on puisse le rejouer dans la rue. Pour en revenir au support, je pense aujourd’hui, comme beaucoup, au téléchargement payant et, avec ma tête de con d’indépendant, je voudrais le faire directement sur mon site. Comme je fais depuis trois ans avec le CD, je tiens à me passer des plates-formes intermédiaires qui surtaxent les coûts. En 2010, j’avais déjà décidé de revenir à l’indépendance pure et dure de mes débuts ! »
Egalement amateur de blues et de flamenco (lorsqu’il était bien mal en point sur un lit d’hôpital, le guitariste Raymond Boni composa pour lui une Suite Andalouse), Gérard Terronès se dit qu’il devrait aussi aller à Chicago pour voir ce qui s’y passe, et du côté de Séville ou de Malaga (son père était originaire de la région d’Almeria) pour essayer de dénicher quelques groupes. Il faut dire que ce n’est pas l’énergie qui lui manque pour se lancer de nouveaux défis. Réédition en CD de ses anciens vinyles, nouveaux enregistrements, commercialisation internationale en direct par l’internet, l’homme du jazz vivant a repiqué au terrain en produisant régulièrement des concerts à La Java, un grand dancing parisien mythique du siècle dernier où se produisirent Piaf et Django. Et sa silhouette au chapeau hante à nouveau une salle de concerts … Plus que jamais, le “producteur durable” ne lâche rien. • Philippe Vincent

Article paru dans le n° 636 de Jazz Magazine / Jazzman, avril 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 |Tandis que nous venons d’apprendre la disparition du grand producteur Gérard Terronès, retour sur son parcours exemplaire d’amoureux-militant du jazz à travers cet article que Philippe Vincent avait signé pour Jazz Magazine en 2012.

Gérard Terronès, là où la révolution... Photo Jean-Baptiste Millot

Gérard Terronès, là où la révolution… Photo Jean-Baptiste Millot

 

Beaucoup connaissent la silhouette longiligne de Gérard Terronès, surmontée d’un chapeau andalou mais peu de gens, si ce n’est quelques jazzfans de sa génération, savent quel infatigable artisan du jazz il a
 été: patrong de clubs, manager de musiciens, organisateur de concerts et de festivals, 
disquaire, Gérard fut aussi l’un des
 premiers Français producteurs indépendants de l’époque moderne. Rien
 de ce riche parcours n’aurait été possible sans une passion pour le jazz
 qui commença très jeune, dans son
 Maroc natal, en écoutant Sidney
 Bechet, Louis Armstrong et Duke 
Ellington au début des années 1950. Vite membre du Hot Club de France et jeune abonné à la revue Jazz Hot, ce sera presque une aubaine pour lui d’être rapatrié en France en 1956 au moment de l’indépendance car son père, fonctionnaire, fut muté non loin de la capitale, à Melun. « Je ne voulais pas faire d’études et je suis entré à la Société Générale très jeune, ce qui m’a vite permis de m’acheter une voiture et d’aller tous les week-ends à Paris. Batteur débutant, j’étais fourré toutes les fins de semaines à Saint-Germain-des-Prés et c’est là que j’ai découvert le bebop avec Art Blakey et Miles Davis. J’ai connu le Blue Note, le Club St Germain, la Huchette, le Tabou, le Kentucky, le Caméléon, le Chat Qui pêche (où j’ai été barman plus tard) et tous les clubs de l’époque. Je n’ai pas fait d’études supérieures et je suis autodidacte alors que, par la suite, on m’a souvent pris pour un intello. Mais je sais lire et penser ! » Et puis il y a eu ce fichu service militaire en Algérie (vingt-huit mois) d’où il reviendra lui aussi révolté en 1962.

TERRONÈS Logo Jazz UnitéCLUBS & LABELS
Impossible de parler du producteur de disques sans évoquer ses autres activités, et particulièrement les clubs qu’il dirigea et qui l’ont conduit naturellement à la production. C’est ainsi qu’il crée son premier établissement en 1965 avec sa femme Odile, qui partagera longtemps avec lui les bons et les mauvais moments de son aventure jazzistique. « Quand on a monté le Blues Jazz Museum, on ne savait même pas servir un verre et ce sont des employés de La Tour d’Argent (on était dans l’Île Saint-Louis) qui, venant boire un verre tous les soirs, nous ont appris le boulot. Le samedi, on programmait du jazz New-Orleans (Gilbert Rust) et classique (Hal Singer), le vendredi les gitans (Joseph Reinhardt) et la semaine du jazz moderne et du free avec tous les musiciens français novateurs de cette époque. Mal Waldron fut le premier Américain à franchir la 
porte du club et, parmi
 les premiers orchestres,
 il y avait ceux de Charlie
 Paris, Henri Texier, Fran
çois Tusques, Michel 
Edelin ou Philippe Maté. 
C’était l’époque des dis-
ques ESP et, comme bien
d’autres, je suis passé en
 une dizaine d’années de Sidney Bechet à Albert Ayler. Depuis ce temps-là, je passe pour le premier non-musicien qui a développé le free jazz en France et en Europe. Bien sûr il y avait le bebop et mon idole était Bud Powell que je voyais souvent à la terrasse des cafés de Saint-Germain. C’est vrai que j’ai une grande nostalgie du Quartier Latin de cette époque. »
Mais c’est avec le Gill’s Club, qu’il tiendra pendant cinq ans, que Terronès produira ses premiers disques en créant le label Futura en 1969. « C’était devenu
l’atelier du free jazz à Paris. C’est là que 
j’ai rencontré Charles Mingus, Philly Joe
 Jones, Jaki Byard et bien d’autres. Chez 
moi se produisaient Marion Brown, 
Barre Phillips, Dizzy Reece, Hank
 Mobley, Sunny Murray ou Steve Lacy.
 Mal Waldron est devenu un pilier du
 club, tout comme Siegfried Kessler et
 Georges Arvanitas. Ils étaient les trois 
pianistes maison et Georges me conseil
lait souvent des solistes américains.
C’est comme ça que j’ai pu l’enregistrer avec Pepper Adams, Ben Webster et
 Dexter Gordon. Ainsi, le premier disque
que j’ai fait, en 1969, c’était Siegfried
 Kessler sur le piano droit du Gill’s, le 
second celui d’Arvanitas et le troisième
celui de Michel Portal. J’ai ensuite passé
 un accord avec le studio Europa Sonor
 pour avoir de meilleures conditions d’enregistrement et j’y ai fait, entre
 autres, Jacques Thollot, Ted Curson,
 Red Noise, Freddie Redd, Irakli et Joachim Kühn que j’ai accueilli à Paris
 quand il débarqua d’Allemagne de l’Est.
 La naissance de Futura a eu aussi un 
sens politique car la plupart des musiciens qui jouaient chez moi étaient complètement délaissés par l’industrie du disque et je trouvais ça inadmissible. » Le Gill’s Club fermé pour raisons de sécurité (ce fut le cas de beaucoup d’établissements de nuit à cette époque), Terronès s’occupa du magasin de disques Jazz and Pop Center qu’il avait repris quelque temps plus tôt à Laurent Goddet et où il fut l’un des premiers importateur de labels européens parmi lesquels ECM, créé un an après Futura.

TERRONÈS Photo François GaillardMANAGEMENT & NUITS COURTES
Mais c’est le festival de Massy, en 1975, qui fut l’un des tournants les plus importants de sa carrière. Il voulut en faire une grande manifestation unitaire des indépendants du jazz mais c’est à bout de bras et avec la seule aide de quelques copains qu’il porta cet énorme projet. Sans financement extérieur et avec beaucoup de travail et d’énergie, ce fut un énorme succès : plusieurs milliers de personnes pour écouter une soixantaine de musiciens parmi lesquels beaucoup de Français (Martial Solal, Christian Escoudé, Jef Gilson, Raymond Boni) mais aussi de grosses pointures américaines comme Archie Shepp, Max Roach et Ornette Coleman avec un orchestre symphonique (“Skies of America”). « Quand je leur ai demandé pourquoi on les voyait rarement ici, ils m’ont simplement répondu qu’ils n’avaient pas de manager pour la France. Avant ça, j’avais fait quelques tournées avec Mal Waldron, Ted Curson, John Surman ou Jaki Byard que je proposais à droite et à gauche quand ils venaient au Gill’s Club mais là c’était une autre dimension et une nouvelle aventure à laquelle j’allais me consacrer. En mettant le doigt sur Archie Shepp et Max Roach, j’ai eu des retombées immédiates. M’appuyant sur des relais dans toute l’Europe, j’ai donc pu m’occuper, pendant plusieurs années, de Shepp, Roach, Roy Haynes, Cecil Taylor, Sam Rivers, David Murray et Elvin Jones. Il ne faut pas non plus oublier Willem Breuker qui était devenu un ami car on avait le même point de vue sur l’autonomie, l’autogestion et bien d’autres choses. C’était un vrai combattant et son Kollektief était très populaire auprès du public français. »

Comme pour les clubs, cette activité de tourneur déboucha sur des enregistrements, surtout pour Archie Shepp, mais laissa aussi quelques regrets au producteur : « Pour des raisons économiques, je n’ai pas pu enregistrer Max Roach, Cecil Taylor, Ornette Coleman ni Elvin Jones. J’aurais pourtant beaucoup aimé réunir Elvin et Eddy Louiss que j’avais toujours rêvé d’enregistrer ensemble. Par contre, j’ai fait enregistrer certains de ces grands musi-ciens sur d’autres labels français plus argentés que moi, ce qui participait de mon rôle de manager. » Le virus des clubs ne l’ayant pas lâché, on lui confia le Totem pendant trois ans (l’Art Ensemble of Chicago, Woody Herman, Sun Ra, Thad Jones/Mel Lewis, John Lee Hooker, Sugar Blue y jouèrent mais il fut finalement ravagé par un incendie), puis la conception d’un immense ensemble à La Défense, le Jazz Unité, une sorte de “pays des merveilles” pour amateurs de jazz : magnifique salle de concert, studio d’enregistrement intégré, restaurant, bar-discothèque, boutique de disques et librairie, 
le lieu était sans doute unique au monde
mais… à La Défense qui était encore en
cours d’aménagement. Là encore, Terronès passa des nuits très courtes, dormant parfois sur les banquettes de la
 salle, mais les frais énormes générés
 par un tel endroit eurent raison d’un lieu
 peut-être trop éloigné du centre de Paris. Bizarrement, c’est dans cet ensemble que Radio Libertaire vint le voir en 1981 et lui confia une émission de jazz qu’il animera pendant 26 ans et qui l’amènera à adhérer à la Fédération Anarchiste.

TERRONÈS Logo MargeDISTRIBUTION & INDÉPENDANCE
Fort d’un catalogue de plus de cent-trente références répartis en deux labels (Futura et Marge) et quatre sous-labels (Blue Marge, Hôte Marge, Impro, Jazz Unité), Gérard Terronès a pris ses références de producteur auprès des plus grands : Charles Delaunay (son mentor), Alan Bates, mais aussi Eddy Barclay, Bernard Stollman (ESP), Bob Thiele (Impulse) et surtout Norman Granz (Verve), l’indépendant qui fut l’un des premiers à mélanger les musiciens noirs et les blancs. « En tant qu’indépendant engagé politiquement, je me suis toujours confronté au business qui ne travaille qu’avec les stars pour faire de l’argent. En gros je suis anti-marketing et je suis fidèle aux artistes car je considère que je suis à leur service, ce qui ne veut pas dire que je suis toujours d’accord avec eux. Mais autant j’ai fait jouer des milliers de musiciens de tous styles dans mes clubs et mes concerts, autant il est plus difficile d’atterrir sur mes labels. On ne débarque pas comme ça chez moi. Il y a l’aventure de la musique mais il y a aussi la nécessité de s’impliquer socialement car j’aime les musiciens créateurs mais aussi les contestataires. Je ne débauche pas les musiciens des autres labels français et au fil des décennies, mon activisme dans les clubs parisiens m’a souvent permis de découvrir des jeunes musiciens, d’assouvir ma passion musicale et de militer politiquement pour une meilleure diffusion du jazz en France sans passer par les instances officielles. Je suis très satisfait de pouvoir exister uniquement grâce au produit de mon activité et, quelque part, ma longévité professionnelle s’explique par mon désintérêt du profit. Ainsi, je n’ai jamais fait de concerts ou de disques par rapport à l’argent et, à ce propos, je répète à qui veut l’entendre que je ne suis toujours pas à vendre ! »

On l’aura compris, Gérard Terronès, l’homme qui laisse les subventions aux autres, fait de l’indépendance une valeur cardinale de son travail. En matière de distribution, s’il a eut recours à des tiers comme OMD, Socadisc ou FNAC Import Service, et s’il lui est arrivé, par nécessité, de céder de brefs contrats de licence (Musica ou EPM), il a toujours considéré que le principal problème était le prix trop cher auquel le disque arrivait chez l’amateur de jazz. L’Internet lui permet donc aujourd’hui de vendre en direct dans le monde entier à des prix modérés, et si on lui parle de l’avenir du disque, il répond d’abord qu’il a 72 ans ! « Ce qui m’inquiète, c’est plus un problème de musique que de support car je me sens aujourd’hui dans une impasse musicale. Soit on revient à des choses comme le bop sans l’authenticité de l’époque et c’est de la redite, soit on en vient à une musique de plus en plus élaborée, sophistiquée, jouée par des gens qui sortent tous d’un conservatoire, et j’ai peur qu’on se coupe des musiques populaires. Le jazz est quand même né aux Etats-Unis dans les bordels et je rêve qu’on puisse le rejouer dans la rue. Pour en revenir au support, je pense aujourd’hui, comme beaucoup, au téléchargement payant et, avec ma tête de con d’indépendant, je voudrais le faire directement sur mon site. Comme je fais depuis trois ans avec le CD, je tiens à me passer des plates-formes intermédiaires qui surtaxent les coûts. En 2010, j’avais déjà décidé de revenir à l’indépendance pure et dure de mes débuts ! »
Egalement amateur de blues et de flamenco (lorsqu’il était bien mal en point sur un lit d’hôpital, le guitariste Raymond Boni composa pour lui une Suite Andalouse), Gérard Terronès se dit qu’il devrait aussi aller à Chicago pour voir ce qui s’y passe, et du côté de Séville ou de Malaga (son père était originaire de la région d’Almeria) pour essayer de dénicher quelques groupes. Il faut dire que ce n’est pas l’énergie qui lui manque pour se lancer de nouveaux défis. Réédition en CD de ses anciens vinyles, nouveaux enregistrements, commercialisation internationale en direct par l’internet, l’homme du jazz vivant a repiqué au terrain en produisant régulièrement des concerts à La Java, un grand dancing parisien mythique du siècle dernier où se produisirent Piaf et Django. Et sa silhouette au chapeau hante à nouveau une salle de concerts … Plus que jamais, le “producteur durable” ne lâche rien. • Philippe Vincent

Article paru dans le n° 636 de Jazz Magazine / Jazzman, avril 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 |Tandis que nous venons d’apprendre la disparition du grand producteur Gérard Terronès, retour sur son parcours exemplaire d’amoureux-militant du jazz à travers cet article que Philippe Vincent avait signé pour Jazz Magazine en 2012.

Gérard Terronès, là où la révolution... Photo Jean-Baptiste Millot

Gérard Terronès, là où la révolution… Photo Jean-Baptiste Millot

 

Beaucoup connaissent la silhouette longiligne de Gérard Terronès, surmontée d’un chapeau andalou mais peu de gens, si ce n’est quelques jazzfans de sa génération, savent quel infatigable artisan du jazz il a
 été: patrong de clubs, manager de musiciens, organisateur de concerts et de festivals, 
disquaire, Gérard fut aussi l’un des
 premiers Français producteurs indépendants de l’époque moderne. Rien
 de ce riche parcours n’aurait été possible sans une passion pour le jazz
 qui commença très jeune, dans son
 Maroc natal, en écoutant Sidney
 Bechet, Louis Armstrong et Duke 
Ellington au début des années 1950. Vite membre du Hot Club de France et jeune abonné à la revue Jazz Hot, ce sera presque une aubaine pour lui d’être rapatrié en France en 1956 au moment de l’indépendance car son père, fonctionnaire, fut muté non loin de la capitale, à Melun. « Je ne voulais pas faire d’études et je suis entré à la Société Générale très jeune, ce qui m’a vite permis de m’acheter une voiture et d’aller tous les week-ends à Paris. Batteur débutant, j’étais fourré toutes les fins de semaines à Saint-Germain-des-Prés et c’est là que j’ai découvert le bebop avec Art Blakey et Miles Davis. J’ai connu le Blue Note, le Club St Germain, la Huchette, le Tabou, le Kentucky, le Caméléon, le Chat Qui pêche (où j’ai été barman plus tard) et tous les clubs de l’époque. Je n’ai pas fait d’études supérieures et je suis autodidacte alors que, par la suite, on m’a souvent pris pour un intello. Mais je sais lire et penser ! » Et puis il y a eu ce fichu service militaire en Algérie (vingt-huit mois) d’où il reviendra lui aussi révolté en 1962.

TERRONÈS Logo Jazz UnitéCLUBS & LABELS
Impossible de parler du producteur de disques sans évoquer ses autres activités, et particulièrement les clubs qu’il dirigea et qui l’ont conduit naturellement à la production. C’est ainsi qu’il crée son premier établissement en 1965 avec sa femme Odile, qui partagera longtemps avec lui les bons et les mauvais moments de son aventure jazzistique. « Quand on a monté le Blues Jazz Museum, on ne savait même pas servir un verre et ce sont des employés de La Tour d’Argent (on était dans l’Île Saint-Louis) qui, venant boire un verre tous les soirs, nous ont appris le boulot. Le samedi, on programmait du jazz New-Orleans (Gilbert Rust) et classique (Hal Singer), le vendredi les gitans (Joseph Reinhardt) et la semaine du jazz moderne et du free avec tous les musiciens français novateurs de cette époque. Mal Waldron fut le premier Américain à franchir la 
porte du club et, parmi
 les premiers orchestres,
 il y avait ceux de Charlie
 Paris, Henri Texier, Fran
çois Tusques, Michel 
Edelin ou Philippe Maté. 
C’était l’époque des dis-
ques ESP et, comme bien
d’autres, je suis passé en
 une dizaine d’années de Sidney Bechet à Albert Ayler. Depuis ce temps-là, je passe pour le premier non-musicien qui a développé le free jazz en France et en Europe. Bien sûr il y avait le bebop et mon idole était Bud Powell que je voyais souvent à la terrasse des cafés de Saint-Germain. C’est vrai que j’ai une grande nostalgie du Quartier Latin de cette époque. »
Mais c’est avec le Gill’s Club, qu’il tiendra pendant cinq ans, que Terronès produira ses premiers disques en créant le label Futura en 1969. « C’était devenu
l’atelier du free jazz à Paris. C’est là que 
j’ai rencontré Charles Mingus, Philly Joe
 Jones, Jaki Byard et bien d’autres. Chez 
moi se produisaient Marion Brown, 
Barre Phillips, Dizzy Reece, Hank
 Mobley, Sunny Murray ou Steve Lacy.
 Mal Waldron est devenu un pilier du
 club, tout comme Siegfried Kessler et
 Georges Arvanitas. Ils étaient les trois 
pianistes maison et Georges me conseil
lait souvent des solistes américains.
C’est comme ça que j’ai pu l’enregistrer avec Pepper Adams, Ben Webster et
 Dexter Gordon. Ainsi, le premier disque
que j’ai fait, en 1969, c’était Siegfried
 Kessler sur le piano droit du Gill’s, le 
second celui d’Arvanitas et le troisième
celui de Michel Portal. J’ai ensuite passé
 un accord avec le studio Europa Sonor
 pour avoir de meilleures conditions d’enregistrement et j’y ai fait, entre
 autres, Jacques Thollot, Ted Curson,
 Red Noise, Freddie Redd, Irakli et Joachim Kühn que j’ai accueilli à Paris
 quand il débarqua d’Allemagne de l’Est.
 La naissance de Futura a eu aussi un 
sens politique car la plupart des musiciens qui jouaient chez moi étaient complètement délaissés par l’industrie du disque et je trouvais ça inadmissible. » Le Gill’s Club fermé pour raisons de sécurité (ce fut le cas de beaucoup d’établissements de nuit à cette époque), Terronès s’occupa du magasin de disques Jazz and Pop Center qu’il avait repris quelque temps plus tôt à Laurent Goddet et où il fut l’un des premiers importateur de labels européens parmi lesquels ECM, créé un an après Futura.

TERRONÈS Photo François GaillardMANAGEMENT & NUITS COURTES
Mais c’est le festival de Massy, en 1975, qui fut l’un des tournants les plus importants de sa carrière. Il voulut en faire une grande manifestation unitaire des indépendants du jazz mais c’est à bout de bras et avec la seule aide de quelques copains qu’il porta cet énorme projet. Sans financement extérieur et avec beaucoup de travail et d’énergie, ce fut un énorme succès : plusieurs milliers de personnes pour écouter une soixantaine de musiciens parmi lesquels beaucoup de Français (Martial Solal, Christian Escoudé, Jef Gilson, Raymond Boni) mais aussi de grosses pointures américaines comme Archie Shepp, Max Roach et Ornette Coleman avec un orchestre symphonique (“Skies of America”). « Quand je leur ai demandé pourquoi on les voyait rarement ici, ils m’ont simplement répondu qu’ils n’avaient pas de manager pour la France. Avant ça, j’avais fait quelques tournées avec Mal Waldron, Ted Curson, John Surman ou Jaki Byard que je proposais à droite et à gauche quand ils venaient au Gill’s Club mais là c’était une autre dimension et une nouvelle aventure à laquelle j’allais me consacrer. En mettant le doigt sur Archie Shepp et Max Roach, j’ai eu des retombées immédiates. M’appuyant sur des relais dans toute l’Europe, j’ai donc pu m’occuper, pendant plusieurs années, de Shepp, Roach, Roy Haynes, Cecil Taylor, Sam Rivers, David Murray et Elvin Jones. Il ne faut pas non plus oublier Willem Breuker qui était devenu un ami car on avait le même point de vue sur l’autonomie, l’autogestion et bien d’autres choses. C’était un vrai combattant et son Kollektief était très populaire auprès du public français. »

Comme pour les clubs, cette activité de tourneur déboucha sur des enregistrements, surtout pour Archie Shepp, mais laissa aussi quelques regrets au producteur : « Pour des raisons économiques, je n’ai pas pu enregistrer Max Roach, Cecil Taylor, Ornette Coleman ni Elvin Jones. J’aurais pourtant beaucoup aimé réunir Elvin et Eddy Louiss que j’avais toujours rêvé d’enregistrer ensemble. Par contre, j’ai fait enregistrer certains de ces grands musi-ciens sur d’autres labels français plus argentés que moi, ce qui participait de mon rôle de manager. » Le virus des clubs ne l’ayant pas lâché, on lui confia le Totem pendant trois ans (l’Art Ensemble of Chicago, Woody Herman, Sun Ra, Thad Jones/Mel Lewis, John Lee Hooker, Sugar Blue y jouèrent mais il fut finalement ravagé par un incendie), puis la conception d’un immense ensemble à La Défense, le Jazz Unité, une sorte de “pays des merveilles” pour amateurs de jazz : magnifique salle de concert, studio d’enregistrement intégré, restaurant, bar-discothèque, boutique de disques et librairie, 
le lieu était sans doute unique au monde
mais… à La Défense qui était encore en
cours d’aménagement. Là encore, Terronès passa des nuits très courtes, dormant parfois sur les banquettes de la
 salle, mais les frais énormes générés
 par un tel endroit eurent raison d’un lieu
 peut-être trop éloigné du centre de Paris. Bizarrement, c’est dans cet ensemble que Radio Libertaire vint le voir en 1981 et lui confia une émission de jazz qu’il animera pendant 26 ans et qui l’amènera à adhérer à la Fédération Anarchiste.

TERRONÈS Logo MargeDISTRIBUTION & INDÉPENDANCE
Fort d’un catalogue de plus de cent-trente références répartis en deux labels (Futura et Marge) et quatre sous-labels (Blue Marge, Hôte Marge, Impro, Jazz Unité), Gérard Terronès a pris ses références de producteur auprès des plus grands : Charles Delaunay (son mentor), Alan Bates, mais aussi Eddy Barclay, Bernard Stollman (ESP), Bob Thiele (Impulse) et surtout Norman Granz (Verve), l’indépendant qui fut l’un des premiers à mélanger les musiciens noirs et les blancs. « En tant qu’indépendant engagé politiquement, je me suis toujours confronté au business qui ne travaille qu’avec les stars pour faire de l’argent. En gros je suis anti-marketing et je suis fidèle aux artistes car je considère que je suis à leur service, ce qui ne veut pas dire que je suis toujours d’accord avec eux. Mais autant j’ai fait jouer des milliers de musiciens de tous styles dans mes clubs et mes concerts, autant il est plus difficile d’atterrir sur mes labels. On ne débarque pas comme ça chez moi. Il y a l’aventure de la musique mais il y a aussi la nécessité de s’impliquer socialement car j’aime les musiciens créateurs mais aussi les contestataires. Je ne débauche pas les musiciens des autres labels français et au fil des décennies, mon activisme dans les clubs parisiens m’a souvent permis de découvrir des jeunes musiciens, d’assouvir ma passion musicale et de militer politiquement pour une meilleure diffusion du jazz en France sans passer par les instances officielles. Je suis très satisfait de pouvoir exister uniquement grâce au produit de mon activité et, quelque part, ma longévité professionnelle s’explique par mon désintérêt du profit. Ainsi, je n’ai jamais fait de concerts ou de disques par rapport à l’argent et, à ce propos, je répète à qui veut l’entendre que je ne suis toujours pas à vendre ! »

On l’aura compris, Gérard Terronès, l’homme qui laisse les subventions aux autres, fait de l’indépendance une valeur cardinale de son travail. En matière de distribution, s’il a eut recours à des tiers comme OMD, Socadisc ou FNAC Import Service, et s’il lui est arrivé, par nécessité, de céder de brefs contrats de licence (Musica ou EPM), il a toujours considéré que le principal problème était le prix trop cher auquel le disque arrivait chez l’amateur de jazz. L’Internet lui permet donc aujourd’hui de vendre en direct dans le monde entier à des prix modérés, et si on lui parle de l’avenir du disque, il répond d’abord qu’il a 72 ans ! « Ce qui m’inquiète, c’est plus un problème de musique que de support car je me sens aujourd’hui dans une impasse musicale. Soit on revient à des choses comme le bop sans l’authenticité de l’époque et c’est de la redite, soit on en vient à une musique de plus en plus élaborée, sophistiquée, jouée par des gens qui sortent tous d’un conservatoire, et j’ai peur qu’on se coupe des musiques populaires. Le jazz est quand même né aux Etats-Unis dans les bordels et je rêve qu’on puisse le rejouer dans la rue. Pour en revenir au support, je pense aujourd’hui, comme beaucoup, au téléchargement payant et, avec ma tête de con d’indépendant, je voudrais le faire directement sur mon site. Comme je fais depuis trois ans avec le CD, je tiens à me passer des plates-formes intermédiaires qui surtaxent les coûts. En 2010, j’avais déjà décidé de revenir à l’indépendance pure et dure de mes débuts ! »
Egalement amateur de blues et de flamenco (lorsqu’il était bien mal en point sur un lit d’hôpital, le guitariste Raymond Boni composa pour lui une Suite Andalouse), Gérard Terronès se dit qu’il devrait aussi aller à Chicago pour voir ce qui s’y passe, et du côté de Séville ou de Malaga (son père était originaire de la région d’Almeria) pour essayer de dénicher quelques groupes. Il faut dire que ce n’est pas l’énergie qui lui manque pour se lancer de nouveaux défis. Réédition en CD de ses anciens vinyles, nouveaux enregistrements, commercialisation internationale en direct par l’internet, l’homme du jazz vivant a repiqué au terrain en produisant régulièrement des concerts à La Java, un grand dancing parisien mythique du siècle dernier où se produisirent Piaf et Django. Et sa silhouette au chapeau hante à nouveau une salle de concerts … Plus que jamais, le “producteur durable” ne lâche rien. • Philippe Vincent

Article paru dans le n° 636 de Jazz Magazine / Jazzman, avril 2012.