Guillaume de Chassy et son “Silences Trio” à Bourg-la-Reine
D’un trio à l’autre, tel était le titre de la soirée donnée par le Conservatoire de Bourg-la-Reine, en son bel auditorium où se produisirent successivement le Trio Galia sur le Trio n°2 opus 67 de Chostakovith et le Trio Silences de Guillaume de Chassy sur des musiques du même Chostakovitch, ainsi que de Prokofiev, Poulenc et Schubert.
Conservatoire, Bourg-la-Reine (92), le 29 novembre 2012.
Trio Galia : Anoulay Valentin (violon), Juliette Maeder (violoncelle), Christelle Holleville (piano)
Trio Silences : Guillaume de Chassy (piano), Arnault Cuisinier (contrebasse), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse)
Guillaume de Chassy entretient des relations soutenues avec la musique classique et tout particulièrement avec la musique de Prokofiev que l’on a déjà croisé à plusieurs reprises sous ses doigts. On sait par ailleurs qu’il porte le deuil de la pianiste classique Brigitte Engerer avec laquelle il avait entretenu un dialogue fécond en des concerts-croisés qui prenaient la forme de cadavre exquis où s’enchaînaient de manière impromptue partitions et improvisations. C’est pourquoi le voir à la même affiche qu’un programme Chostakovitch – à 20 minutes de la station Châtelet-les-Halles – ne pouvait qu’attiser mon appétit.
Le Trio Galia
Ce qui pose le problème de ma compétence critique : je découvrais le 2ème trio de Chostakovitch en toute candeur, candeur d’autant plus grande que ma connaissance globale de l’œuvre du compositeur russe se réduit à quelques lieux communs. J’en dirai encore moins sur l’interprétation par le trio Galia de cette œuvre qui laisse deviner une certaine bravoure chez tout artiste osant s’y attaquer. Belle découverte en tout cas de pages composées en 1944 et qui débutent dans un inquiétant canon entre un violoncelle joué tout en harmoniques et un violon en friction avec son interlocuteur, auquel vient se joindre le piano pour une fugue terrifiante tant pas le caractère désolé de l’andante initiale de ce premier mouvement que par la vivacité qui finit par se dégager de sa partie moderato. On trouve tout au long du trio des effets de contraste entre le sombre et le joyeux, le populaire et l’âpre (avec un prodigieux et long final tout en ostinato, où les cordes semblent se multiplier autour du piano et dont on ne sait démêler les sentiments auxquels il fait appel), qui relèvent de la danse macabre. À plusieurs moments, je pensais à Bill Carrothers qui ne devrait pas être indifférent aux fantômes de l’histoire qui traversent cette œuvre.
Le Trio Silences
Deuxième partie : le Trio Silences propose une façon de penser la musique aujourd’hui, de rêver son patrimoine, dès lors que l’on a tout essayé, que l’on a exploré les vertus de la dissonance et du bruit blanc au microscope, que l’on a fracassé les pianos et joué de la contrebasse avec des mouffles, joué des partitions de violon avec un archet collophané à la graisse d’oie et d’autres de piano sur le couvercle fermé. Une façon nouvelle de s’approprier la partition, comme texte au travail ou comme objet de lecture amoureuse. Car le Trio Silences travaille à livre ouvert, mais tantôt il interpètre à proprement parler une partition réaménagée pour trio piano-contrebasse-clarinette, tels les deux préludes de Chostakovitch n°1 et 4 qui viennent en résonance à la première partie du concert, tantôt il se contente d’une bribe, lorsqu’il choisit d’improviser sur une “standard” de Schubert, par exemple. C’est le deuxième cas de figure qui me touche le plus sûrement, parce que, même si les comparses du pianiste sont des techniciens et des interprètes exceptionnels, je ne retrouve pas dans leur lecture l’intensité que j’ai vécue pendant la première partie du concert, et mon appétit les attend plutôt là où ils reprennent l’initiative. Ils nous emmènent alors sur le territoire du trio Giuffre/Bley/Swallow avec un contrôle de la forme et du son qui est leur force, et une façon de voyager dans l’œuvre revisitée qui n’est pas sans rappeler l’idée des petimenti d’après Monterverdi et Dowland de Kris Defoort dans ses “Conversations/Conservations”. Une façon de la laisser voir en transparence, de l’effacer pour mieux la “jouer” puis de s’effacer derrière elle. Mais le projet du Trio Silences est moins ambitieux et plus “schubertien” par sa convivialité que celui de Defoort.
M’y manque à moi, l’amateur de jazz, un rapport au silence. C’est qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un trio baptisé “Silences”. La référence au silence dans ce nom, me semble surtout relatif au bruit que fait le jazz avec ses tambours et trompettes, ainsi qu’au bavardage de ses solistes. Ici pas de batterie, pas de soliste non plus. Mais un orchestre de chambre qui interprète et improvise collectivement. Lorsque je dis qu’il me manque un rapport au silence, c’est celui que le jazz s’est inventé : Monk, Bill Evans, Miles, les trios de Giuffre. Je le devine ici, mais je ne fais que le deviner, je ne l’éprouve pas pleinement, comme si le trio ne “s’entendait” pas encore tout à fait. Lié à cette question du silence, se pose la question de l’élan. La force du jazz, c’est cet élan, ce mélange de puissance et de légèreté qui le rend pardonnable de tous les excès et de toutes les faiblesses au regard des rigueurs de la musique classique. Et j’ai le sentiment confus que la question du silence et liée à cette question de l’élan du geste improvisé, donc de la propulsion, de l’articulation, de la suspension et du vertige. Au fond, ce qui me manque, c’est le swing. Mais peut-être me trouvai-je ici dans la situation du monsieur qui sortant du concert d’un octuor de cuivres, déclarait : « Ça manque de cordes. »
Trois fois vingt
Au retour, je poursuivais ma lecture du Petit Dictionnaire incomplet des incompris d’Alain Gerber qui accompagnait déjà, la veille, mon retour du concert de Marc Buronfosse, tombant sur des pages (Jimmy Jones, Tiny Kahn, Connie Kay, Ellis Larkins) qui me firent oublier mon agacement de la veille et qui me prirent d
u temps (20’ de ligne B et 20’ autres de ligne A) pour en goûter, non seulement toute la saveur littéraire, mais en assimiler la justesse, des pages qui ouvrent les yeux sur des pénombres de l’histoire du jazz où je n’avais jusque-là jeté qu’un regard distrait. Entre la gare et mon domicile, usant mes semelles sur les trottoirs où scintillaient les premières gelées blanches de la saison, j’avais encore 20’ pour laisser flotter mon esprit entre ces étranges collisions qui m’avaient fait passer d’une conférence de presse à 18h sur le festival Jazz Up à Avoriaz à l’issue de laquelle Didier Locwood et Olivier Hutman improvisèrent sur ‘Round Midnight et All the Things You Are, au duo d’Ella Fitzgerald et Ellis Larkins, en passant par une œuvre “de guerre” de Chostakovich et la musique de chambre improvisée par le Trio Silences. Peut-être était-ce un peu trop pour un seul homme en un seul soir.
Franck Bergerot
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D’un trio à l’autre, tel était le titre de la soirée donnée par le Conservatoire de Bourg-la-Reine, en son bel auditorium où se produisirent successivement le Trio Galia sur le Trio n°2 opus 67 de Chostakovith et le Trio Silences de Guillaume de Chassy sur des musiques du même Chostakovitch, ainsi que de Prokofiev, Poulenc et Schubert.
Conservatoire, Bourg-la-Reine (92), le 29 novembre 2012.
Trio Galia : Anoulay Valentin (violon), Juliette Maeder (violoncelle), Christelle Holleville (piano)
Trio Silences : Guillaume de Chassy (piano), Arnault Cuisinier (contrebasse), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse)
Guillaume de Chassy entretient des relations soutenues avec la musique classique et tout particulièrement avec la musique de Prokofiev que l’on a déjà croisé à plusieurs reprises sous ses doigts. On sait par ailleurs qu’il porte le deuil de la pianiste classique Brigitte Engerer avec laquelle il avait entretenu un dialogue fécond en des concerts-croisés qui prenaient la forme de cadavre exquis où s’enchaînaient de manière impromptue partitions et improvisations. C’est pourquoi le voir à la même affiche qu’un programme Chostakovitch – à 20 minutes de la station Châtelet-les-Halles – ne pouvait qu’attiser mon appétit.
Le Trio Galia
Ce qui pose le problème de ma compétence critique : je découvrais le 2ème trio de Chostakovitch en toute candeur, candeur d’autant plus grande que ma connaissance globale de l’œuvre du compositeur russe se réduit à quelques lieux communs. J’en dirai encore moins sur l’interprétation par le trio Galia de cette œuvre qui laisse deviner une certaine bravoure chez tout artiste osant s’y attaquer. Belle découverte en tout cas de pages composées en 1944 et qui débutent dans un inquiétant canon entre un violoncelle joué tout en harmoniques et un violon en friction avec son interlocuteur, auquel vient se joindre le piano pour une fugue terrifiante tant pas le caractère désolé de l’andante initiale de ce premier mouvement que par la vivacité qui finit par se dégager de sa partie moderato. On trouve tout au long du trio des effets de contraste entre le sombre et le joyeux, le populaire et l’âpre (avec un prodigieux et long final tout en ostinato, où les cordes semblent se multiplier autour du piano et dont on ne sait démêler les sentiments auxquels il fait appel), qui relèvent de la danse macabre. À plusieurs moments, je pensais à Bill Carrothers qui ne devrait pas être indifférent aux fantômes de l’histoire qui traversent cette œuvre.
Le Trio Silences
Deuxième partie : le Trio Silences propose une façon de penser la musique aujourd’hui, de rêver son patrimoine, dès lors que l’on a tout essayé, que l’on a exploré les vertus de la dissonance et du bruit blanc au microscope, que l’on a fracassé les pianos et joué de la contrebasse avec des mouffles, joué des partitions de violon avec un archet collophané à la graisse d’oie et d’autres de piano sur le couvercle fermé. Une façon nouvelle de s’approprier la partition, comme texte au travail ou comme objet de lecture amoureuse. Car le Trio Silences travaille à livre ouvert, mais tantôt il interpètre à proprement parler une partition réaménagée pour trio piano-contrebasse-clarinette, tels les deux préludes de Chostakovitch n°1 et 4 qui viennent en résonance à la première partie du concert, tantôt il se contente d’une bribe, lorsqu’il choisit d’improviser sur une “standard” de Schubert, par exemple. C’est le deuxième cas de figure qui me touche le plus sûrement, parce que, même si les comparses du pianiste sont des techniciens et des interprètes exceptionnels, je ne retrouve pas dans leur lecture l’intensité que j’ai vécue pendant la première partie du concert, et mon appétit les attend plutôt là où ils reprennent l’initiative. Ils nous emmènent alors sur le territoire du trio Giuffre/Bley/Swallow avec un contrôle de la forme et du son qui est leur force, et une façon de voyager dans l’œuvre revisitée qui n’est pas sans rappeler l’idée des petimenti d’après Monterverdi et Dowland de Kris Defoort dans ses “Conversations/Conservations”. Une façon de la laisser voir en transparence, de l’effacer pour mieux la “jouer” puis de s’effacer derrière elle. Mais le projet du Trio Silences est moins ambitieux et plus “schubertien” par sa convivialité que celui de Defoort.
M’y manque à moi, l’amateur de jazz, un rapport au silence. C’est qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un trio baptisé “Silences”. La référence au silence dans ce nom, me semble surtout relatif au bruit que fait le jazz avec ses tambours et trompettes, ainsi qu’au bavardage de ses solistes. Ici pas de batterie, pas de soliste non plus. Mais un orchestre de chambre qui interprète et improvise collectivement. Lorsque je dis qu’il me manque un rapport au silence, c’est celui que le jazz s’est inventé : Monk, Bill Evans, Miles, les trios de Giuffre. Je le devine ici, mais je ne fais que le deviner, je ne l’éprouve pas pleinement, comme si le trio ne “s’entendait” pas encore tout à fait. Lié à cette question du silence, se pose la question de l’élan. La force du jazz, c’est cet élan, ce mélange de puissance et de légèreté qui le rend pardonnable de tous les excès et de toutes les faiblesses au regard des rigueurs de la musique classique. Et j’ai le sentiment confus que la question du silence et liée à cette question de l’élan du geste improvisé, donc de la propulsion, de l’articulation, de la suspension et du vertige. Au fond, ce qui me manque, c’est le swing. Mais peut-être me trouvai-je ici dans la situation du monsieur qui sortant du concert d’un octuor de cuivres, déclarait : « Ça manque de cordes. »
Trois fois vingt
Au retour, je poursuivais ma lecture du Petit Dictionnaire incomplet des incompris d’Alain Gerber qui accompagnait déjà, la veille, mon retour du concert de Marc Buronfosse, tombant sur des pages (Jimmy Jones, Tiny Kahn, Connie Kay, Ellis Larkins) qui me firent oublier mon agacement de la veille et qui me prirent d
u temps (20’ de ligne B et 20’ autres de ligne A) pour en goûter, non seulement toute la saveur littéraire, mais en assimiler la justesse, des pages qui ouvrent les yeux sur des pénombres de l’histoire du jazz où je n’avais jusque-là jeté qu’un regard distrait. Entre la gare et mon domicile, usant mes semelles sur les trottoirs où scintillaient les premières gelées blanches de la saison, j’avais encore 20’ pour laisser flotter mon esprit entre ces étranges collisions qui m’avaient fait passer d’une conférence de presse à 18h sur le festival Jazz Up à Avoriaz à l’issue de laquelle Didier Locwood et Olivier Hutman improvisèrent sur ‘Round Midnight et All the Things You Are, au duo d’Ella Fitzgerald et Ellis Larkins, en passant par une œuvre “de guerre” de Chostakovich et la musique de chambre improvisée par le Trio Silences. Peut-être était-ce un peu trop pour un seul homme en un seul soir.
Franck Bergerot
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D’un trio à l’autre, tel était le titre de la soirée donnée par le Conservatoire de Bourg-la-Reine, en son bel auditorium où se produisirent successivement le Trio Galia sur le Trio n°2 opus 67 de Chostakovith et le Trio Silences de Guillaume de Chassy sur des musiques du même Chostakovitch, ainsi que de Prokofiev, Poulenc et Schubert.
Conservatoire, Bourg-la-Reine (92), le 29 novembre 2012.
Trio Galia : Anoulay Valentin (violon), Juliette Maeder (violoncelle), Christelle Holleville (piano)
Trio Silences : Guillaume de Chassy (piano), Arnault Cuisinier (contrebasse), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse)
Guillaume de Chassy entretient des relations soutenues avec la musique classique et tout particulièrement avec la musique de Prokofiev que l’on a déjà croisé à plusieurs reprises sous ses doigts. On sait par ailleurs qu’il porte le deuil de la pianiste classique Brigitte Engerer avec laquelle il avait entretenu un dialogue fécond en des concerts-croisés qui prenaient la forme de cadavre exquis où s’enchaînaient de manière impromptue partitions et improvisations. C’est pourquoi le voir à la même affiche qu’un programme Chostakovitch – à 20 minutes de la station Châtelet-les-Halles – ne pouvait qu’attiser mon appétit.
Le Trio Galia
Ce qui pose le problème de ma compétence critique : je découvrais le 2ème trio de Chostakovitch en toute candeur, candeur d’autant plus grande que ma connaissance globale de l’œuvre du compositeur russe se réduit à quelques lieux communs. J’en dirai encore moins sur l’interprétation par le trio Galia de cette œuvre qui laisse deviner une certaine bravoure chez tout artiste osant s’y attaquer. Belle découverte en tout cas de pages composées en 1944 et qui débutent dans un inquiétant canon entre un violoncelle joué tout en harmoniques et un violon en friction avec son interlocuteur, auquel vient se joindre le piano pour une fugue terrifiante tant pas le caractère désolé de l’andante initiale de ce premier mouvement que par la vivacité qui finit par se dégager de sa partie moderato. On trouve tout au long du trio des effets de contraste entre le sombre et le joyeux, le populaire et l’âpre (avec un prodigieux et long final tout en ostinato, où les cordes semblent se multiplier autour du piano et dont on ne sait démêler les sentiments auxquels il fait appel), qui relèvent de la danse macabre. À plusieurs moments, je pensais à Bill Carrothers qui ne devrait pas être indifférent aux fantômes de l’histoire qui traversent cette œuvre.
Le Trio Silences
Deuxième partie : le Trio Silences propose une façon de penser la musique aujourd’hui, de rêver son patrimoine, dès lors que l’on a tout essayé, que l’on a exploré les vertus de la dissonance et du bruit blanc au microscope, que l’on a fracassé les pianos et joué de la contrebasse avec des mouffles, joué des partitions de violon avec un archet collophané à la graisse d’oie et d’autres de piano sur le couvercle fermé. Une façon nouvelle de s’approprier la partition, comme texte au travail ou comme objet de lecture amoureuse. Car le Trio Silences travaille à livre ouvert, mais tantôt il interpètre à proprement parler une partition réaménagée pour trio piano-contrebasse-clarinette, tels les deux préludes de Chostakovitch n°1 et 4 qui viennent en résonance à la première partie du concert, tantôt il se contente d’une bribe, lorsqu’il choisit d’improviser sur une “standard” de Schubert, par exemple. C’est le deuxième cas de figure qui me touche le plus sûrement, parce que, même si les comparses du pianiste sont des techniciens et des interprètes exceptionnels, je ne retrouve pas dans leur lecture l’intensité que j’ai vécue pendant la première partie du concert, et mon appétit les attend plutôt là où ils reprennent l’initiative. Ils nous emmènent alors sur le territoire du trio Giuffre/Bley/Swallow avec un contrôle de la forme et du son qui est leur force, et une façon de voyager dans l’œuvre revisitée qui n’est pas sans rappeler l’idée des petimenti d’après Monterverdi et Dowland de Kris Defoort dans ses “Conversations/Conservations”. Une façon de la laisser voir en transparence, de l’effacer pour mieux la “jouer” puis de s’effacer derrière elle. Mais le projet du Trio Silences est moins ambitieux et plus “schubertien” par sa convivialité que celui de Defoort.
M’y manque à moi, l’amateur de jazz, un rapport au silence. C’est qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un trio baptisé “Silences”. La référence au silence dans ce nom, me semble surtout relatif au bruit que fait le jazz avec ses tambours et trompettes, ainsi qu’au bavardage de ses solistes. Ici pas de batterie, pas de soliste non plus. Mais un orchestre de chambre qui interprète et improvise collectivement. Lorsque je dis qu’il me manque un rapport au silence, c’est celui que le jazz s’est inventé : Monk, Bill Evans, Miles, les trios de Giuffre. Je le devine ici, mais je ne fais que le deviner, je ne l’éprouve pas pleinement, comme si le trio ne “s’entendait” pas encore tout à fait. Lié à cette question du silence, se pose la question de l’élan. La force du jazz, c’est cet élan, ce mélange de puissance et de légèreté qui le rend pardonnable de tous les excès et de toutes les faiblesses au regard des rigueurs de la musique classique. Et j’ai le sentiment confus que la question du silence et liée à cette question de l’élan du geste improvisé, donc de la propulsion, de l’articulation, de la suspension et du vertige. Au fond, ce qui me manque, c’est le swing. Mais peut-être me trouvai-je ici dans la situation du monsieur qui sortant du concert d’un octuor de cuivres, déclarait : « Ça manque de cordes. »
Trois fois vingt
Au retour, je poursuivais ma lecture du Petit Dictionnaire incomplet des incompris d’Alain Gerber qui accompagnait déjà, la veille, mon retour du concert de Marc Buronfosse, tombant sur des pages (Jimmy Jones, Tiny Kahn, Connie Kay, Ellis Larkins) qui me firent oublier mon agacement de la veille et qui me prirent d
u temps (20’ de ligne B et 20’ autres de ligne A) pour en goûter, non seulement toute la saveur littéraire, mais en assimiler la justesse, des pages qui ouvrent les yeux sur des pénombres de l’histoire du jazz où je n’avais jusque-là jeté qu’un regard distrait. Entre la gare et mon domicile, usant mes semelles sur les trottoirs où scintillaient les premières gelées blanches de la saison, j’avais encore 20’ pour laisser flotter mon esprit entre ces étranges collisions qui m’avaient fait passer d’une conférence de presse à 18h sur le festival Jazz Up à Avoriaz à l’issue de laquelle Didier Locwood et Olivier Hutman improvisèrent sur ‘Round Midnight et All the Things You Are, au duo d’Ella Fitzgerald et Ellis Larkins, en passant par une œuvre “de guerre” de Chostakovich et la musique de chambre improvisée par le Trio Silences. Peut-être était-ce un peu trop pour un seul homme en un seul soir.
Franck Bergerot
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D’un trio à l’autre, tel était le titre de la soirée donnée par le Conservatoire de Bourg-la-Reine, en son bel auditorium où se produisirent successivement le Trio Galia sur le Trio n°2 opus 67 de Chostakovith et le Trio Silences de Guillaume de Chassy sur des musiques du même Chostakovitch, ainsi que de Prokofiev, Poulenc et Schubert.
Conservatoire, Bourg-la-Reine (92), le 29 novembre 2012.
Trio Galia : Anoulay Valentin (violon), Juliette Maeder (violoncelle), Christelle Holleville (piano)
Trio Silences : Guillaume de Chassy (piano), Arnault Cuisinier (contrebasse), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse)
Guillaume de Chassy entretient des relations soutenues avec la musique classique et tout particulièrement avec la musique de Prokofiev que l’on a déjà croisé à plusieurs reprises sous ses doigts. On sait par ailleurs qu’il porte le deuil de la pianiste classique Brigitte Engerer avec laquelle il avait entretenu un dialogue fécond en des concerts-croisés qui prenaient la forme de cadavre exquis où s’enchaînaient de manière impromptue partitions et improvisations. C’est pourquoi le voir à la même affiche qu’un programme Chostakovitch – à 20 minutes de la station Châtelet-les-Halles – ne pouvait qu’attiser mon appétit.
Le Trio Galia
Ce qui pose le problème de ma compétence critique : je découvrais le 2ème trio de Chostakovitch en toute candeur, candeur d’autant plus grande que ma connaissance globale de l’œuvre du compositeur russe se réduit à quelques lieux communs. J’en dirai encore moins sur l’interprétation par le trio Galia de cette œuvre qui laisse deviner une certaine bravoure chez tout artiste osant s’y attaquer. Belle découverte en tout cas de pages composées en 1944 et qui débutent dans un inquiétant canon entre un violoncelle joué tout en harmoniques et un violon en friction avec son interlocuteur, auquel vient se joindre le piano pour une fugue terrifiante tant pas le caractère désolé de l’andante initiale de ce premier mouvement que par la vivacité qui finit par se dégager de sa partie moderato. On trouve tout au long du trio des effets de contraste entre le sombre et le joyeux, le populaire et l’âpre (avec un prodigieux et long final tout en ostinato, où les cordes semblent se multiplier autour du piano et dont on ne sait démêler les sentiments auxquels il fait appel), qui relèvent de la danse macabre. À plusieurs moments, je pensais à Bill Carrothers qui ne devrait pas être indifférent aux fantômes de l’histoire qui traversent cette œuvre.
Le Trio Silences
Deuxième partie : le Trio Silences propose une façon de penser la musique aujourd’hui, de rêver son patrimoine, dès lors que l’on a tout essayé, que l’on a exploré les vertus de la dissonance et du bruit blanc au microscope, que l’on a fracassé les pianos et joué de la contrebasse avec des mouffles, joué des partitions de violon avec un archet collophané à la graisse d’oie et d’autres de piano sur le couvercle fermé. Une façon nouvelle de s’approprier la partition, comme texte au travail ou comme objet de lecture amoureuse. Car le Trio Silences travaille à livre ouvert, mais tantôt il interpètre à proprement parler une partition réaménagée pour trio piano-contrebasse-clarinette, tels les deux préludes de Chostakovitch n°1 et 4 qui viennent en résonance à la première partie du concert, tantôt il se contente d’une bribe, lorsqu’il choisit d’improviser sur une “standard” de Schubert, par exemple. C’est le deuxième cas de figure qui me touche le plus sûrement, parce que, même si les comparses du pianiste sont des techniciens et des interprètes exceptionnels, je ne retrouve pas dans leur lecture l’intensité que j’ai vécue pendant la première partie du concert, et mon appétit les attend plutôt là où ils reprennent l’initiative. Ils nous emmènent alors sur le territoire du trio Giuffre/Bley/Swallow avec un contrôle de la forme et du son qui est leur force, et une façon de voyager dans l’œuvre revisitée qui n’est pas sans rappeler l’idée des petimenti d’après Monterverdi et Dowland de Kris Defoort dans ses “Conversations/Conservations”. Une façon de la laisser voir en transparence, de l’effacer pour mieux la “jouer” puis de s’effacer derrière elle. Mais le projet du Trio Silences est moins ambitieux et plus “schubertien” par sa convivialité que celui de Defoort.
M’y manque à moi, l’amateur de jazz, un rapport au silence. C’est qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un trio baptisé “Silences”. La référence au silence dans ce nom, me semble surtout relatif au bruit que fait le jazz avec ses tambours et trompettes, ainsi qu’au bavardage de ses solistes. Ici pas de batterie, pas de soliste non plus. Mais un orchestre de chambre qui interprète et improvise collectivement. Lorsque je dis qu’il me manque un rapport au silence, c’est celui que le jazz s’est inventé : Monk, Bill Evans, Miles, les trios de Giuffre. Je le devine ici, mais je ne fais que le deviner, je ne l’éprouve pas pleinement, comme si le trio ne “s’entendait” pas encore tout à fait. Lié à cette question du silence, se pose la question de l’élan. La force du jazz, c’est cet élan, ce mélange de puissance et de légèreté qui le rend pardonnable de tous les excès et de toutes les faiblesses au regard des rigueurs de la musique classique. Et j’ai le sentiment confus que la question du silence et liée à cette question de l’élan du geste improvisé, donc de la propulsion, de l’articulation, de la suspension et du vertige. Au fond, ce qui me manque, c’est le swing. Mais peut-être me trouvai-je ici dans la situation du monsieur qui sortant du concert d’un octuor de cuivres, déclarait : « Ça manque de cordes. »
Trois fois vingt
Au retour, je poursuivais ma lecture du Petit Dictionnaire incomplet des incompris d’Alain Gerber qui accompagnait déjà, la veille, mon retour du concert de Marc Buronfosse, tombant sur des pages (Jimmy Jones, Tiny Kahn, Connie Kay, Ellis Larkins) qui me firent oublier mon agacement de la veille et qui me prirent d
u temps (20’ de ligne B et 20’ autres de ligne A) pour en goûter, non seulement toute la saveur littéraire, mais en assimiler la justesse, des pages qui ouvrent les yeux sur des pénombres de l’histoire du jazz où je n’avais jusque-là jeté qu’un regard distrait. Entre la gare et mon domicile, usant mes semelles sur les trottoirs où scintillaient les premières gelées blanches de la saison, j’avais encore 20’ pour laisser flotter mon esprit entre ces étranges collisions qui m’avaient fait passer d’une conférence de presse à 18h sur le festival Jazz Up à Avoriaz à l’issue de laquelle Didier Locwood et Olivier Hutman improvisèrent sur ‘Round Midnight et All the Things You Are, au duo d’Ella Fitzgerald et Ellis Larkins, en passant par une œuvre “de guerre” de Chostakovich et la musique de chambre improvisée par le Trio Silences. Peut-être était-ce un peu trop pour un seul homme en un seul soir.
Franck Bergerot