Hélène Labarrière / Toute une vie 2
2ème partie: Incidences et Machination : le grand départ
Après nous avoir raconté dans une première partie les années d’initiation comme accompagnatrice dans les clubs parisiens auprès des plus grands, Hélène aborde le moment de l’émancipation avec les créateurs de sa génération dans les années 1990.
À la fin des années 1980, je commençais à me débattre avec l’envie d’autre chose que les standards et les formules plutôt classiques que je fréquentais depuis mes premiers pas sur scène. Je ne savais pas trop comment m’y prendre, mais ça commençait à s’ouvrir, à bouger, petit à petit, notamment grâce à Daniel Humair qui m’a engagée auprès du guitariste Marc Ducret et des trombonistes Denis Leloup et Yves Robert, un quintette qui a beaucoup joué. Deux autres groupes allaient être décisifs : le quartette du saxophoniste Éric Barret avec Marc Ducret et le batteur Peter Gritz (“Eric Barret Quartet”, 1989 ; “L’Échappée belle”, 1992) ; et le quintette du guitariste Malo Vallois (“Dans les arbres”, 1990) avec les saxophonistes Richard Foy et Charles Schneider, et encore Peter Gritz avec lequel je me suis découvert une vraie complicité. Nous formions un rythmique basse-batterie très soudée. Il y eut aussi un groupe éphémère, sans leader, Force 7, avec le guitariste Francis Jacob, la pianiste Allie Delfau et le batteur Aaron Scott [qui avait été le batteur de Marc Ducret et du premier ONJ avant de rejoindre McCoy Tyner aux États-Unis]. Je commençais à m’affranchir des standards, de leurs conventions, et à me familiariser avec le fait d’aborder des partitions originales, plus “composées” et en même temps plus ouvertes à l’improvisation.
Au même moment, il y eut une autre expérience, une façon de jouer la carte de la parité de manière ludique et avec un vrai dessein artistique. Mathias Rüegg, fondateur et chef du Vienna Art Orchestra, monta un groupe de sept doubles pupitres, chaque instrument étant joué par une femme et un homme : Fe & Males qui tournera pendant deux-trois ans. Ç’a été l’occasion de rencontrer plein de musiciens avec qui j’ai beaucoup joué par la suite, notamment le saxophoniste Wolfgang Puschnig et la trompettiste Ingrid Jensen. Je me souviens notamment de la dernière tournée en 1991 que j’ai faite avec Bruno dans un couffin.
Vous mentionnez Bruno Ducret, votre fils et fils de Marc Ducret avec qui vous avez vécu. La rencontre avec Marc a-t-elle été déterminante dans l’évolution qui vous amène à concevoir le programme “Machination” ?
Évidemment, mais ce qui a été déterminant, ce n’est pas tant ce que Marc faisait, mais comment il le faisait. Le travail et l’exigence. L’exigence, c’est ce qui me manquait. Il y avait plein de flous dans ma pratique, de lacunes musicalement. Vivant avec un musicien d’une telle rigueur, observant comment il travaillait, la façon dont il s’investissait dans ce travail, ça m’a remise en question. Après, vous qui nous avez entendus très jeunes l’un et l’autre, avant même que nous ne nous connaissions, peut-être avez-vous reconnu ou ressenti à l’écoute de “Machination” des choses qui vous ont parus communes à nous deux. Mais l’influence qu’il a eue sur moi est plus de l’ordre psychologique que musical.
Ce que je ressens, c’est plus la simultanéité de deux éveils… Vous devançant très certainement de par cette discipline que vous évoquez, Marc Ducret prend un tournant chez JMT [label allemand aujourd’hui devenu Winter & Winter, qui révéla en Europe Steve Coleman et Tim Berne] et enregistre “News From The Front” prélude à sa collaboration avec Berne. Et au même moment, vous aussi prenez une direction nouvelle, en collaborant avec Noël Akchoté, guitariste très marqué par Ducret, et très au fait de cette scène new-yorkaise que Marc commence à fréquenter. On sent chez vous une exigence esthétique nouvelle. Et pour la première fois vous prenez la barre.
En effet, nous ne partions pas exactement dans la même direction, mais pour lui comme pour moi il fallait que ça bouge. En ce qui me concerne, je tournais en rond. Je ne me sentais pas bien dans ce que je faisais, j’étais pétrie de doutes… Je n’y arrivais plus. À l’époque, j’habitais à Montreuil depuis un moment et on a monté un collectif de musiciens montreuillois : Incidences. J’y ai rencontré le vibraphoniste Franck Tortiller, les saxophonistes François Corneloup, Jean-Marc Padovani, le clarinettiste Sylvain Kassap, le contrebassiste Yves Torchinsky, les batteurs Manuel Denizet et Gérard Siracusa. Et je me suis trouvée confrontée à des personnalités très différentes. J’improvisais de plus en plus… C’est dans ce cadre que l’on décida, Sylvain Kassap et moi, de monter un programme en commun. Contrairement à moi, Sylvain avait l’habitude des créations, mais la question c’était : moi, qui viens de chez Badini et lui qui vient de chez François Tusques, qu’avons-nous en commun ? C’était Robert Wyatt que nous adorions tous les deux ! Et on a décidé de lui rendre hommage, chacun à sa façon. Le résultat a tellement plu à Franck Tortiller qu’il m’a proposé de faire une création pour la prochaine édition de son festival bourguignon, Jazz à Couches.
C’est ainsi qu’est né “Machination”, qui a été ensuite enregistré en public au Centre culturel suisse en décembre 1994, puis repris à Banlieues bleues. Nous avions la chanteuse Corin Curchellas qui venait d’arriver à Paris avec Steve Argüelles et que m’avaient présentée Marc et Noël. À la trompette, je renouais avec Ingrid Jensen que j’avais connue chez Mathias Ruëgg dans Fe & Males. Et à la batterie, je retrouvais Peter Gritz avec qui je m’entendais si bien. J’ai écrit des petits trucs avec cette idée d’avoir une grande suite improvisée, mais complètement fléchée. Et ça a tout changé. Ça m’a obligé à me prendre en main et permis de voir se renouveler le regard des autres musiciens sur moi. On a commencé à m’appeler pour d’autres raisons que par le passé et, petit à petit, j’ai quitté complètement le milieu des clubs où je ne suis jamais retournée.
Quelle suite a donné “Machination” ?
Machination a duré deux-trois ans, ensuite en tant que leader, il y a du flottement. Mais c’est un moment où j’ai fait beaucoup d’autres choses. Je participais au groupe du guitariste David Chevallier avec le percussionniste François Verly et Yves Robert (“Noisy Business”, 1998), puis entre 1998 et 2003, Yves a eu son groupe (“Été”, 1999), avec David Chevallier, le saxophoniste-clarinettiste Laurent Dehors et le batteur Cyril Atef. Yves est un tromboniste et improvisateur génial, mais surtout un concepteur, avec cette notion de programme à laquelle je suis très attachée. En même temps, je multipliais les expériences en compagnie de Sylvain Kassap : en quartette avec le trompettiste Jean-François Canape et le batteur Christophe Marguet (“Strophes, 1999) ou avec le violoncelliste Didier Petit et le batteur Edward Perraud (“Boîtes”, 2003), en duo (“Piccolo”, 2001) ou avec l’ensemble de musique contemporaine Ars Nova, avec Claude Barthélémy, dans les domaines de la danse, du théâtre, des choses tous azimuts. J’y ai acquis une plus grande conscience artistique, mais aussi sociale et politique, d’où j’ai déduit que c’est aux frontières que me sentais chez moi.
Parmi ces frontières, vous avez franchi celles de la Bretagne.
Au début des années 1990, le guitariste breton Jacques Pellen, créateur du programme à géométrie variable “Celtic Procession”, m’avait invitée à remplacer Riccardo Del Fra au sein d’un trio avec Peter Gritz, le temps d’une petite tournée bretonne, ainsi qu’au Sunset pour un concert en quartette avec Kenny Wheeler. Puis en 2000, à l’occasion des Tombées de la nuit à Rennes, c’est le violoniste et ingénieur du son Jacky Molard qui m’a proposé de me joindre au Bal Tribal qu’il avait imaginé avec ses frères Patrick (sonneur de cornemuse) et Dominique (percussionniste) pour une création en formation élargie. Avec cette musique bretonne que je ne connaissais absolument pas, un autre monde s’est ouvert à moi. J’habite en Bretagne depuis 2007. Alors que je jouais de plus en plus de musiques très improvisées, des trucs très barrés qui m’éloignaient des notions de “groove”, la musique bretonne me ramenait à l’idée de faire tourner quelque chose rythmiquement pour faire danser. Cet élément “groove” que j’aimais jouer autrefois, qui avait disparu de mes pratiques, je l’ai réintroduit dans mes groupes grâce à ces nouvelles rencontres.
Vous jouez au fest noz ?
Ça ne m’est arrivé qu’à la marge. Je vais au fest noz pour danser. Les projets bretons auxquels je participe, sont des créations : l’Acoustic Quartet de Jacky Molard avec le saxophoniste Yannick Jory et l’accordéoniste Janick Martin (quatre disques depuis 2007 jusqu’à “Mycelium”, 2018), le projet sur la “Grande Musique” écossaise de Patrick Molard avec Jacky, Yannick, le guitariste Éric Daniel et le batteur Simon Goubert (Ceol Mor, 2016), le groupe Triptyque fondé par les frères Molard, le flûtiste Sylvain Barou et le joueur de cistre Ronan Pellen pour rejouer la musique de Jacques Pellen après sa mort du coronavirus en 2020. Ces artistes constituent l’avant-garde de la musique bretonne. Ce n’est pas un concept, une volonté artificielle de mélange, c’est du vivant où chacun arrive avec ce qu’il sait faire. Et je me suis également impliquée dans l’octette des clarinettistes Christophe Rocher et Étienne Cabaret. Étienne a d’ailleurs ouvert le dernier festival de Malguénac, la veille de mon passage avec Puzzle, avec son Moger Orchestra, une autre fenêtre ouverte sur la scène bretonne.
Outre cette idée de rencontres interculturelles, la Bretagne a été pour vous l’occasion de fréquenter beaucoup de musiciens pour lesquels les frontières d’avec le reste de la France semblent fermées. Les musiques africaines, caraïbes ou brésiliennes bénéficient d’une relation très consumériste : c’est exotique, ensoleillé, festif, sexy… Les musiques traditionnelles du Nord de l’Europe, en dépit de l’intérêt que leur porte par exemple le label ECM, inspirent souvent indifférence, dédain ou ironie.
Et ces frontières se sont refermées sur moi aussi. Comme si j’étais devenue une musicienne “trad”. Ce que je n’ai jamais été et ne serai jamais, par essence. Je danse au fest-noz, comme je me lèverais pour danser si on me met un disque de Stevie Wonder. C’est assez mystérieux, car les musiciens bretons sont totalement tournés vers l’extérieur et les musiques venues d’ailleurs mais ils peinent à se faire entendre au-delà de leurs frontières. Même moi, certains confrères ou amis me l’ont dit ou m’ont fait sentir que je ne faisais plus partie de leur monde… jusqu’au jour où ils ont pris la peine d’écouter ces groupes.
Personnellement, ce que ça m’a apporté, c’est l’oralité. Même si, comme contrebassiste de jazz, j’ai beaucoup appris par moi-même, je suis beaucoup passée par l’écriture. J’apprenais un standard plus avec la partition qu’en le relevant. J’ai relevé des chorus à l’oreille, mais ma manière d’appréhender la musique passait par l’écrit. Et là, tout à coup, dans le quartette de Jacky où il n’y a jamais une partition, tout passait par l’oral sur des formes qui pourtant peuvent être très complexes. J’ai dû m’astreindre à un très gros travail de mémorisation…
Au-delà de la musique traditionnelle bretonne, il y a une scène musicale très riche et polymorphe, avec notamment un réseau de petits lieux atypiques.
En effet. Le plus atypique étant La Grande Boutique. À Langonnet, dans ce petit village perdu du Centre Bretagne qui donne à l’étranger l’impression d’un désert culturel, le producteur Bertrand Dupont a su créer un lieu de création et laboratoire de recherche sur les musiques traditionnelles sous tous leurs angles. À chaque concert, on y voit débarquer un public qui a souvent fait des dizaines de kilomètres pour être là. C’est là qu’a été produit la plus grande partie des disques auxquels j’ai participé ces dernières années, sur le label de Bertrand Dupont, Innacor. C’est même à la Grande Boutique que j’ai organisé mes retrouvailles avec Marc, notre fils Bruno avec la chanteuse Caroline Sentis et leur duo Connie & Blyde, ainsi que Jacky Molard et la violoniste alto Maëlle Desbrosses.
Mais il y a une grande diversité d’autres petits lieux, fédérés notamment par La Grande Boutique, désormais dirigée par Perrine Lagrue, et sa programmation itinérante en Centre Bretagne (Le Plancher) ou par Plages Magnétiques, cette “Scène nomade de musiques libres” qui migre selon les concerts d’une scène brestoise à l’autre (Le Vauban, le Mac Orlan, le Quartz, la Passerelle) et fait tourner en Bretagne certaines affiches de l’Atlantique Jazz Festival. Rien qu’à Spezet près d’ici, à peine 2000 habitants, il y a un bar qui programme des concerts de musiques irlandaises et bretonnes et de l’autre côté de la rue, un autre bar accueillant des concerts de heavy metal, parfois deux concerts dans le bourg le même jour avec des gens qui vont de l’un à l’autre. Et puis il y a le festival de Malguénac où je viens de présenter mon Puzzle Quintet, après y avoir joué avec le quartette de Jacky en 2018 et avec “Désordre” en 2013. C’est un festival à taille humaine, animé par une équipe passionnée, une affiche originale où la confirmation voisine avec la curiosité. J’y suis venue il y a quelques années avec ma tente, en bénévole, notamment l’année où Marc est venu jouer. Le servir à la table des artistes, ce fut un joli pied de nez à notre histoire.
Rappelez-nous ce qu’a été “Désordre”.
“Désordre” est le titre du second album (2011, après “Les Temps changent”, 2007) de mon quartette avec le saxophoniste baryton et soprano François Corneloup, le guitariste Hasse Poulsen et le batteur Christophe Marguet. C’est le premier groupe que j’ai monté lorsque je suis arrivé en Bretagne, et qui a duré presque dix ans. Comme du temps de “Machination”, j’écrivais toujours ce genre de petites choses qui permettent de jouer ensemble et d’articuler nos improvisations. Rien à voir avec la composition telle que la pratiquent Marc Ducret ou Dominique Pifarély. Moi, ce sont juste des provisions à mettre en commun, mais ç’a été une belle aventure, le développement d’un son de groupe, très soudé. Il en a découlé deux autres programmes : le duo avec Hasse Poulsen (“Busking”, 2015) et le trio de François Corneloup avec Simon Goubert (“Lumière”, 2010), deux groupes avec lesquels j’ai beaucoup joué.
En 2022, à La Grande Boutique et au Vauban de Brest, j’ai retrouvé François Corneloup pour la création enregistrée de One Another Orchestra, un sextette imaginé et produit par Jean Rochard pour son label Nato. Jean compte parmi les personnalités qui ont marqué ma sensibilité tant politique qu’artistique.
Qu’est-ce qui fait qu’un ou une bassiste peut s’entendre avec Simon Goubert ou avec Christophe Marguet ? Qu’est-ce qui les distingue ? Qu’est-ce que vous entendez chez l’un ou l’autre ?
J’avais joué avec Christophe Marguet vers 1996-98 dans le quartette Sylvain Kassap sur “Strophes”. Plus récemment, on s’est retrouvé sur “Pronto”, co-leadé par Christophe et le saxophoniste ténor Daniel Erdman, avec le pianiste Bruno Angelini, puis sous son nom sur “Echoes Of Time” avec Manu Codjia et Régis Huby. Je ressens la même chose avec Simon qu’avec Christophe. Quel que soit le contexte, on sait qu’on vient du même endroit. On vient du jazz, sans aucun doute. Il y a un truc dans le son : je me mets dans la cymbale de Simon, je me mets dans la cymbale de Christophe, ce n’est pas la même cymbale… c’est difficile à décrire, mais c’est ce même sentiment de venir de cet endroit qui s’appelle le jazz. Ce truc que j’ai découvert au Petit Op’ avec Sam Woodyard en jouant Satin Doll, et avec tous les batteurs que je fréquentais à l’époque : François Laudet, Richard Portier, Jean-Claude Jouy, Éric Dervieu, “Lolo” Bellonzi qui vient de nous quitter, Peter Gritz évidemment.
Hélène Labarrière et Peter Gritz, concert quintette de Malo Vallois à la Discothèque municipale de Montrouge, fin des années 1980 © Franck Bergerot
Avec Peter, dans des contextes certes plus ouverts comme avec Christophe et Simon. L’alliage basse-batterie, ça colle ou pas. J’ai connu des batteurs super mais avec qui je ne savais pas jouer, où me placer ; je ne savais pas où j’étais ; je ne comprenais rien. Ce truc de se mettre dedans. Avec d’autres, on commence à jouer et paf ! Aucune question ne se pose, l’amalgame est immédiat. À suivre