Helvètes Underground
Installée à Brooklyn depuis près de 25 ans la Suissesse Sylvie Courvoisier s’est imposée au fil du temps comme l’une des personnalités les plus talentueuses et originales d’une petite scène expérimentale gravitant dans l’orbite de John Zorn en ouvrant sans cesse de nouveaux territoires idiomatiques aux confins du (post)(free)jazz, du domaine contemporain et de la musique improvisée. Profitant de l’inauguration récente de la structure Plateforme 10 regroupant trois musées phares de la ville de Lausanne — le Musée Cantonal des Beaux-Arts (MCBA), le Musée de l’Élysée et le mudac — la pianiste et compositrice a imaginé une sorte de mini-festival se déclinant pour une part en journée, en une série de ballades musicales constituées chacune de trois performances d’une trentaine de minutes mettant en scène dans l’espace du musée une sélection d’artistes de toute obédience, et d’autre part en soirée à travers des concerts offrant une sorte d’instantané de son univers protéiforme, d’une grande cohérence poétique.
Parmi les artistes invités dans le cadre de ces ballades musicales à adapter leur geste et leur discours à la spécificité d’espaces architecturaux et acoustiques chaque fois différents, la guitariste Mary Halvorson, le saxophoniste et flûtiste Ned Rothenberg, le trompettiste Nate Wooley et le batteur et percussionniste Julian Sartorius ont offert en solo des prestations particulièrement inspirées. On se souviendra longtemps de Mary Halvorson révélant ce que le grand classique de Carla Bley “Ida Lupino” doit à la musique folk avant de l’engager par son style à la fois sophistiqué, lyrique et elliptique dans la plus abstraite et ludique des déconstructions ; de Nate Wooley mettant sa virtuosité et sa connaissance approfondie des grands stylistes qui l’ont précédé, au service d’une performance mêlant acoustique et électronique parfaitement originale et d’une grande force poétique et conceptuelle ; de Ned Rothenberg passant du saxophone au shakuhachi, pour développer en solo un univers intimiste faisant le lien entre la spiritualité zen, un certain lyrisme hérité du free jazz et la force motrice de la musique répétitive ; de Julian Sartorius enfin, percussionniste parmi les plus passionnants de la jeune scène européenne des musiques improvisées, créant in situ en dialogue avec une sculpture monumentale de locomotive un univers gestuel d’une grande force hallucinatoire, fondé sur la féérie des timbres, un rapport quasi conceptuel à l’objet sonore et un vrai sens de l’espace.
On retiendra également la prestation du pianiste Cory Smythe, brouillant les frontières entre écriture et improvisation, pour inventer en solo une musique fondée sur l’exploration des quart-de-tons, hautement raffinée et proprement fascinante par sa précision architectonique mise au service d’une féérie sonore de tous les instants. Et le duo composé de deux jeunes artistes emblématiques de la vitalité de la scène suisse expérimentale contemporaine — le saxophoniste et électro-acousticien Tapiwa Svosve travaillant principalement sur l’émission et les métamorphoses du son dans l’espace et Tina Reden, artiste pluridisciplinaire jouant sur toutes les dimensions de de la voix pour développer un discours autant poétique que politique aux confins de l’abstraction et du narratif.
En contrepoint de ces performances présentant un éventail fascinant de langages cherchant à rendre compte du contemporain, la pianiste nous a offert à L’Octogone de Pully une série de concerts proposant une sorte d’état des lieux de son propre travail en cours en mettant en lumière l’extrême étendue de ses territoires.
Que ce soit en duo avec la guitariste Mary Halvorson pour une musique aux mélodies serpentines et labyrinthique empruntant ses humeurs et son caractère au post-rock, au jazz et à la musique contemporaine de manière totalement originale et véritablement innovante ; à la tête de son nouveau trio avec Drew Gress à la contrebasse et Nasheet Waits à la batterie pour une relecture de cette formule orchestrale on ne peut plus traditionnelle à la fois extrêmement précise dans ses processus compositionnels et totalement libre et pulsionnelle dans son expression ; en duo avec son complice Cory Smythe pour un hommage aussi rigoureux qu’inventif au séminal “Sacre du Printemps” d’Igor Stravinsky ; au sein du groupe “Lockdown” avec Ned Rothenberg et Julian Sartorius pour une musique organique d’une grande intensité dramatique, passant de l’élégie à d’austères méditations métaphysiques avec une fluidité gestuelle de tous les instants ; ou enfin aux commandes de son tout nouveau projet “Chimeara” regroupant autour de son piano une formation hybride composée de Christian Fennesz, Nate Wooley, Julien Annoni, Drew Gress et Nasheet Waits — Sylvie Courvoisier a impressionné et séduit tout au long de ces prestations par l’extrême cohérence et la maturité de son langage remettant constamment en jeu, en travail et en dialogue tout un faisceau de traditions magistralement actualisées et réactivées. Aux confins du post-jazz, de la musique de chambre improvisée, du domaine contemporain et de l’expérimentation électronique la musique de la pianiste et compositrice s’affirme plus que jamais comme l’une des plus précieuses et inventives de notre époque.
Stéphane Ollivier