Herbie Hancock : funk times three
Inutile de présenter Herbie Hancock aux lecteurs de ce magazine. Actif sur tous les fronts, il pose ses valises et claviers en France au printemps 2023. Quelques jours avant ces dates, le pianiste et Ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO a eu fort à faire avec l’International Jazz Day qu’il anime et préside, présentant et prenant part musicalement à l’événement, et conversant avec Bill Clinton. Lors de trois concerts d’affilée à Paris, il déploie une synthèse de son parcours avec sa bonne humeur habituelle.
4e Piano Jazz Sessions, Fondation Louis Vuitton, Paris, 11, 12, 13 mai
Herbie Hancock (p, cla, voc), James Genus (elb), Trevor Lawrence (dm), Lionel Loueke (elg, voc), Elena Pinderhugues (fl, voc).
Overture est décrite comme un « étrange medley » constitué de plusieurs compositions dont certaines seront développées ultérieurement. Parmi celles qui ne le seront pas, on repère des inserts de Textures et Maiden Voyage. Cette pièce débute ses concerts depuis quelques années, après une période où le phénoménal et ultra-gymnique Actual Proof lui permettait de se dégourdir les doigts. Ce morceau est désormais placé en troisième position dans le déroulé. La setlist demeure inchangée d’une soirée sur l’autre, et s’avère similaire, à peu de choses près, aux versions promues sur scène par le pianiste depuis 2018, avec le même noyau dur de musiciens, auxquels s’ajoutent parfois des soufflants et multi-instrumentistes tels que Terence Blanchard, Terrace Martin et donc, Elena Pinderhugues. On peut se demander pourquoi le répertoire évolue aussi peu, quand l’artiste dispose d’un riche patrimoine artistique dans lequel puiser. Autre mystère : quelle est la part des réaménagements définis, et des improvisations ? C’est pour essayer de percer cette énigme qu’il fallait assister aux trois soirées consécutives, sans que cela suffise cependant à lever le voile.
On retrouve une paire de compositions inédites au disque, dont l’une semble porter la signature du guitariste. La flûte n’est pas un instrument que l’on associe spontanément à Hancock. Elle se fait entendre de loin en loin dans la discographie, à commencer par l’album « The Prisoner » (Blue Note, 1969) dans lequel Hubert Laws occupe une place décisive. Les deux acolytes s’étaient côtoyés en sidemen l’année précédente sur un album Atlantic de Roy Ayers. On retrouve Laws aux côtés d’Hancock pour l’édition 2021 de l’International Jazz Day. Le leader pivote à l’envi sur son tabouret, alternant piano et claviers électriques. Sur le premier, il affiche une mine grave et concentrée. Sur les autres, il sourit à pleines dents, tire de ses appareils des sons merveilleux ou aventureux, déstabilisant parfois ses camarades de jeu. Pinderhugues prend en charge l’énoncé des thèmes, Hancock la seconde et la relance tandis que le groupe tient la maison avec la solidité requise. Cinq minutes après le début, cela joue déjà fort et vite. La sonorisation n’est pas optimale, avec des médiums trop présents. Le pianiste flotte au-dessus des rythmes, s’en écarte régulièrement. Maître de ces horloges qu’il a contribué à construire, personne n’ira lui dire qu’il est en retard ou en avance. D’autant moins qu’il se montre d’une précision implacable lorsqu’il marque de ponctuations parfaitement situées des structures complexes où l’auditeur est en droit de se perdre. Si le répertoire est sans surprise, ces compos « éternelles » sont reconfigurées, distendues, bousculées. Chaque musicien bénéficie de sa place au soleil, pour des durées conséquentes. Hancock s’efface alors volontiers, tout en restant attentif au discours de ses camarades. Des solos absolus, au contenu renouvelé d’une soirée sur l’autre, font office de transitions ou de pauses entre les pièces au programme. Et sont autant de morceaux de bravoure. On se délecte des énièmes itérations d’Actual proof, tranche inégalée de fusion funk et jazz.
Aucun album ne recèle à ce jour de trace de cette période et formation, malgré une quasi-quinzaine d’années d’existence et de copieuses tournées. Dans les années 1970, Hancock aurait produit les albums de chacun de ces fidèles disciples, ou les aurait saupoudrés de ses claviers effervescents.
Footprints est abordé dans une version funky arrangée (et enregistrée) par Terence Blanchard. Sur cette mouture dansante, le piano du maître rappelle tout de même la dimension rêveuse de l’originale, à laquelle il avait contribué (« Adam’s Apple » en 1966). La récente disparition du grand Wayne Shorter et sa proximité amicale et artistique avec Hancock justifie évidemment la présence de cette composition.
Come running to me permet de mettre à profit le vocoder dont notre homme fit grand usage sur l’album « Sunlight », qu’il ne porte pas dans son cœur mais qui a séduit nombre d’auditeurs et musiciens longtemps après sa parution. On enchaîne sur un titre joué et chanté par Loueke avec ses effets désormais familiers, mais inimitables, à la guitare et la voix, le chant se faisant rythmique en même temps que mélodique, dans quelque dialecte aux sonorités gutturales. Puis c’est Secret Sauce, pièce à la morphologie changeante et qui ne convainc pas entièrement. Le programme mentionne à sa suite Phoelix, inconnu au bataillon. Phoelix est le nom d’un producteur et vocaliste de musique afro-américaine, parfois apparu sur scène aux côtés d’Hancock ces dernières années. S’agit-il d’un hommage à cet individu, reprenant l’habitude de Miles Davis de nommer certaines compositions d’après des collaborateurs appréciés ? Un jour, n’en doutons pas, tout s’éclairera. Donné qu’il suit Secret Sauce et précède Cantaloupe Island, on en déduit qu’il s’agit de la chanson animée par Elena Pinderhugues (née en 1995 et entendue chez Christian Scott). Le premier jour, le batteur propose un découpage drum’n’bass qui tranche avec la tonalité douce-amère de la composition. Il reviendra dans les clous les soirs suivants.
C’est le moment de se saisir du clavitar, clavier portatif à bandoulière, à la sonorité et à la justesse discutables, mais qui permet au musicien technophile d’assurer le spectacle. Dans ses commentaires et présentations détendues, ses éclats de rire fréquents, et certaines interventions aux claviers électriques, le natif de Chicago montre qu’il ne se prend pas au sérieux. Que le plaisir de jouer et de partager passe avant toute autre considération. La musique comme langage universel, outil de connaissance de l’autre, et facteur de paix. Herbie puise dans son répertoire populaire, en donne des versions vertigineuses, portées par des musiciens virtuoses et dotés de fortes personnalités. Le public exulte.
Retour aux classiques, célèbres pour leurs thèmes accrocheurs, avec Cantaloupe Island dans une déclinaison mutante et Chameleon lancé sans céder au rituel du rappel qui veut que les musiciens quittent la scène avant de revenir sous les acclamations. On perçoit une dimension de passage de flambeau, de transmission des connaissances et ficelles du métier à des musiciens plus jeunes que Dr Jazz & Mr Funk se plaît à mettre en avant et parfois au défi.
Se sont entremêlés plus indistinctement que jamais grooves massifs, formes exigeantes et expérimentations plus ou moins inspirées, mais une partie du mystère se lève : les musiciens improvisent beaucoup, Hancock le premier, sans perdre le fil d’architectures rigoureuses. Le groupe connaît chaque recoin des compositions et arrangements, et le pianiste semble avoir une longueur d’avance sur tout le monde, se jouer de tous les chausse-trapes et accueillir les éventuelles imperfections. La deuxième soirée était la plus satisfaisante, la formation y étant la plus homogène, l’émulation la plus fructueuse. Cela fait dix ans qu’Herbie n’a rien publié sous son nom, se contentant d’apparitions en instrumentiste invité : récemment au piano et vocoder sur l’album inaugural de Domi & JD Beck (sur Blue Note), lesquels assureront sa première partie au festival de Montréal début juillet.
Le weekend aura aussi été l’occasion de parcourir les deux expositions consacrées à Jean-Michel Basquiat se tenant au même moment dans la capitale. L’une à la Philharmonie de Paris, explorant avec minutie et une foultitude de documents les relations entre Basquiat et la musique*, l’autre à la Fondation Louis Vuitton, centrée sur les peintures à quatre mains avec Andy Warhol ainsi qu’avec d’autres peintres. Deux expositions pour découvrir ou revisiter un pan important de la scène artistique new yorkaise des années 80. Nos musiciens n’y ont pas été insensibles, le pianiste y faisant référence lors du concert inaugural et le batteur Trevor Lawrence arborant une casquette portant la griffe de Basquiat, la couronne devenue un symbole récurrent dans son œuvre, voire une signature. DC
Photos © Fondation Louis Vuitton / Ludovic Carème
* rendez-vous en pages 10 à 13 du numéro de mai pour le compte-rendu de l’exposition « Basquiat Soundtracks » par Fred Goaty & Doc Sillon, avec la playlist « New York was No(w) ».