Hervé Sellin “at home” chez Debussy
Hier, 15 septembre 2018, à Saint-Germain-en-Laye, dans la “maison de Claude Debussy”, aujourd’hui transformée en musée, le pianiste Hervé Sellin rejouait le programme de son disque “Claude Debussy – Jazz Impressions” et y recevait le jeune Noé Huchard.
Hervé Sellin et le buste de Claude Debussy © Jean-Baptiste Millot
Je me souviens d’une visite de la maison de Georges Sand à Nohant conduite par un étrange guide à l’accent exotique en ce profond Berry et néanmoins d’une sévérité janséniste, qui commentait chaque pièce ou objet par la négative. Du genre, alors que l’émoi s’emparait de nous en découvrant le piano : « Ce piano n’a pas appartenu à Frédéric Chopin. » C’est ce qu’il aurait pu dire alors que je tâchais hier de m’imprégner de l’esprit du petit salon tapissé de fleurs roses où l’on nous avait introduit pour un concert de piano dans la “Maison de Claude Debussy”. « Ce piano n’a pas appartenu à Claude Debussy qui n’a jamais pénétré dans ce salon. » Comme j’aurais dû le savoir, ce 38 rue au Pain à Saint-Germain-en-Laye n’est en effet que la “Maison natale du compositeur” (le M majuscule de Maison, précisant que c’est bien ainsi qu’elle s’appelle aujourd’hui) et qu’il n’y a vécu que sa petite enfance, sans connaître le niveau où nous nous trouvions, ses parents résidant à l’étage inférieur (aujourd’hui partie centrale et âme du musée), au-dessus du magasin de faïence qu’ils tenaient et que les mauvaises affaires les obligèrent rapidement à fermer pour s’installer à Paris.
Toujours est-il que l’émotion était grande de retrouver Hervé Sellin dans cette maison (où il fit faire par Jean Baptiste Millot les photos de son album “Claude Debussy – Impressions”, Choc décerné par Frédéric Goaty Jazz Magazine) et d’y réentendre son hommage, sous le portrait du compositeur peint par Jacques-Emile Blanche et sur un petit Steinway pas du tout d’époque mais sonnant admirablement dans ce petit espace réservé à une quarantaine d’auditeurs. Il faut dire qu’Hervé Sellin s’y entend pour faire honneur aux pianos qu’il touche et donner toute sa profondeur à l’œuvre qu’il visite par cette combinaison de nuances qu’obtiennent les mains sur le clavier et les pieds sur les pédales, discipline acquise lors de ses études auprès d’Aldo Ciccolini et Pierre Sancan.
Commençant pas Le Petit Berger issu de la suite Children Corner’s et Clair de lune tiré de la Suite Bergamasque, il nous renvoie à ce dont il nous parlait dans l’interview qu’il accordait il y a un an à Jazz Magazine: la réalisation de cette nécessité de rassembler enfin les pièces d’une vie musicale morcelée, passée dans les caves auprès des plus grands jazzmen américains (Chet Baker, Art Farmer, Dizzy Gillespie… Johnny Griffin qui lui accorda toute sa confiance quinze années durant) après des études répondant à de toute autres exigences artistiques. Et c’est ce à quoi il parvient admirablement, sur un terrain où “faire swinguer” le classique relève souvent de l’anecdote, avec quant à lui une science harmonique et rythmique jamais ostentatoire, répondant à des choix constamment et purement musicaux, et toujours au service de la mélodie originale qu’il valorise, même s’il y introduit ses propres références. Alors qu’il fait un écart par Frédéric Chopin pour détourner la fameuse Valse en ut dièse mineur (qu’il enregistra dès l’année 2000), trompé par le contexte, j’attribue à Chick Corea une citation de Monk (comme il me le précisera à l’issue du concert) qui sert de transition vers un patent Lush Life conclusif. Puis il nous régalera encore de ses flâneries sur le Prélude à l’après-midi d’un faune et sur La Plus que lente, avant de conclure par un fort à propos In a Mist de Bix Beirderbecke.
Il cède alors la place à un tout jeune homme (19 ans), que j’avais déjà signalé il y a trois ans, au piano électrique en première partie d’un concert du quartette de Géraldine Laurent à la Générale de Montreuil : Noé Huchard (fils du batteur Stéphane du même nom), aujourd’hui en deuxième année d’étude au CNSM avec Hervé Sellin, après avoir étudié notamment avec un ancien élève de ce dernier, Paul Lay. Il ouvre son mini récital par un très sobre choral de sa composition qui, répété à la main gauche, laissera soudain la droite jaillir dans les aigus pour quelques phrases merveilleusement angulaires, puis d’autres plus linéaire comme s’il avait tout donné. Puis il emprunte à Claude Debussy La Sérénade interrompue de son Prélude n°9 débouchant sur un boogie medium lent se transformant en blues low down du plus bel effet… qu’une fanfare de rue passant sous les fenêtres nous autorise à rebaptiser Le Blues interrompu. Le maître et l’élève s’installeront ensuite côte à côte au clavier pour revisiter le Ballet de la Petite Suite à quatre mains, La Fille aux cheveux de lin et en rappel un nouvel extrait de Children Corner, parodie des recueils d’exercice pour piano, clin d’œil de Sellin à son ami Martial Solal en souvenir de son Ah non ! qui moquait le fameux Le Piano Virtuose en 60 exercices de Charles-Louis Hanon.
Car Martial Solal est là, au premier rang, venu presque en voisin, comme moi… les concerts de jazz ne sont pas si fréquents dans ces banlieues. Il congratulera le jeune Noé, le félicitant, mais sans indulgence. Il serait inélégant de rapporter ses critiques ou, pire, de me les attribuer – même si j’adhèrerais volontiers à l’une ou l’autre à portée de celles de mes compétences qui me portent aussi à ne pas partager une remontrance concernant ce blues que je trouvais plus haut du plus bel effet –, car la somme d’information qu’il délivre en quelques mots permettront au jeune homme, vu ses moyens et l’intensité du travail avec son professeur, d’en avoir assimilé déjà une grande partie la prochaine fois qu’il se présentera sur une grande scène. Je pourrais décider d’effacer les propos du maître de ma mémoire, ce que je ne ferai pas, gommant juste à leur regard dans mes registres le nom de celui auquel il s’adressait à un moment de son développement musical, pour ne garder que l’information que j’en tire moi-même sur l’exercice du piano et de l’improvisation, mais aussi sur Martial Solal lui-même… sa sévérité sans détour (qu’il s’autorise avec d’autant plus d’aisance qu’il se l’applique à lui-même), mais aussi les préoccupations qui font l’essence de sa musique.
De ma place, pendant que jouais Sellin, j’observais Solal assis face au piano côté queue, ne voyant que le visage du concertiste et ses pieds sur les pédales. Je l’observais concentré comme un champion de tennis visionnant le match d’un rival, ou comme on observe une partie d’échecs, avec cette acuité du lecteur qui peut suspendre sa lecture pour embrasser toute la page d’un livre, panorama que son métier et son exigence lui permet d’avoir sur l’œuvre en train de se jouer, ou tout du moins sur un passage, tandis que nos oreilles de néophytes sont captivées par le curseur qui court de note à note sans que nous puissions mettre en pause pour assimiler ce que nous venons d’entendre et mieux appréhender ce qui va venir. Sauf à perdre carrément l’écoute, comme me voit le faire lorsque je me laisse distraire par le spectacle de la salle et de mes voisins. Je pourrais comme Colette qui, partageant la rubrique musicale du quotidien Gil Blas avec Debussy, prit le parti avoué de se réserver le compte rendu de ce qui se voit, se raconte et la partie mondaine de la vie musicale pour laisser au compositeur le vrai travail critique. Ecouter la musique ou se contenter de la voir faire ? Au sortir du concert, l’inflexible Solal nous faisait cet aveu : qu’il avait apprécié particulièrement ce concert pour son positionnement face au piano et le son qui en résultait, mais aussi pour la vision du jeu de pédales… et pour le spectacle des expressions du musicien dont les sentiments s’affichaient sur son visage
Et me perdant dans le dédale des petites rues du quartier, suivant une sorte de colimaçon autour de la Maison natale de Claude Debussy, comme pour éviter l’arrachement trop brutal à ce moment privilégié que m’aurait valu un départ en ligne droite, j’imaginais le double spectacle de ce visage, détaché du corps invisible de l’artiste, flottant sur l’écran triangulaire dessiné entre le couvercle, sa barre d’appui et le meuble du piano, et plus bas, tout aussi loin des mains dissimulées, l’activité des pieds du pianiste sur les pédales, adressant à l’observateur Martial des informations complémentaires sur la musique en train de se jouer. Et la dépouillant des sous-entendus grivois que des esprits pervers lui prêtent, je me remémorais la chanson de Charles Trenet L’Abbé à l’harmonium et me chantais à moi-même : « Mon Dieu, comme il pédalait, qu’il pédalait bien Sellin. » • Franck Bergerot
. • Franck Bergerot