HEVHETIA, le label slovaque qui fait de la résistance
Du 19 au 22 août se tenait à Kosice (deuxième ville de Slovaquie) un festival organisé par l’incroyable label Hevhetia.
L’existence de ce label slovaque, Hevhetia, est un réjouissant paradoxe, en ces temps de morosité tous azimuts dans le secteur de la musique créative. Créé il y a dix-neuf ans, il affiche un catalogue de plus de 280 références. Il produit 30 disques par an, avec une volonté d’exigence qui fait aujourd’hui de ce label un refuge pour le jazz le plus audacieux et le plus créatif. Label né en Slovaquie, Hevhetia accueille des musiciens en provenance d’Europe centrale, mais a noué récemment des alliances avec des musiciens norvégiens, israéliens, …ou français : on citera par exemple les noms des chanteurs Loïs Le Van, Manu Domergue, ou encore le beau projet Nebula Machina porté par Leïla Soldevila, Jérôme Fouquet, Ugo Boscain.
Le fondateur de Hevhetia, Jan Sudzina, aime résumer son action par un citation de Mark Twain : « On ne savait pas que c’était impossible, alors on l’a fait ! ». Au premier abord, quand on le rencontre, on pense avoir affaire à un doux et souriant rêveur, dont les aspirations utopiques flottent quelque part entre Saturne et Mars. Ensuite, on s’aperçoit que ce rêveur est organisé, méthodique, capable de remuer ciel et terre pour dénicher les subventions, partenariats, alliances qui vont assurer la survie de son label. Le résultat est là : dans cet univers en rétraction continue que constitue actuellement le marché du disque, Hevhetia bouillonne de projets.
Le label aujourd’hui la fine fleur des musiciens tchèques, slovaques, hongrois, ou polonais. Qu’un tel label soit né en Slovaquie, à Kosice n’est pas anodin. Nous sommes à l’extrémité orientale de la Slovaquie, véritablement au cœur de l’Europe centrale. La Hongrie est là, tout près (à moins d’une trentaine de kilomètres), la Pologne n’est pas loin (80 kilomètres) et l’Ukraine non plus (environ 80 kilomètres également). C’est donc dans cette ville au patrimoine historique remarquable (j’y reviendrai) qu’Hevhetia organisait un festival pour présenter ses dernières pépites.
J’ai vu environ une dizaine de groupes pendant trois jours (les concerts, assez courts, ne dépassent pas une heure). J’en retiens beaucoup de choses. Pour commencer la découverte d’un trio original, The Flash, emmené par le bouillonnant saxophoniste polonais Slawek Pezda. Ce qui frappe d’abord en écoutant ce trio (Pezda est soutenu par Kuba Dworak à la basse, et Max Oszewski à la batterie) c’est son énergie. Le saxophoniste entre en scène comme un taureau dans l’arène, avec un goût manifeste pour le sarcasme : « On est content d’être invité dans ce festival de jazz . C’est juste dommage que notre musique ne soit pas du jazz! ». Mais en fait, si. C’est du free-jazz parfaitement construit. Ça part en vrille, mais pas n’importe comment. Souvent cela commence par des phrases répétitives, volontairement frustes, scandées, martelées, avant une improvisation-déraillement explorant les limites de l’instrument. Ensuite, mais pas toujours, ce moment un peu âpre débouche sur une transe festive, empruntant à la techno et à la musique traditionnelle. Une musique d’une tonitruante fraîcheur.
D’autres groupes étaient porteurs de cette même énergie brute. Hasard ou pas, c’étaient souvent des musiciens polonais. Par exemple le jeune guitariste polonais Jakub Mizeracki, qui croque dans la musique à pleines dents. C’est du jazz-rock, avec flamme et fougue. Ce jeune guitariste aux lunettes noires joue vite, mais ses phrases possèdent une grande clarté mélodique. Il se montre capable également de créer des atmosphères élaborées, comme dans le morceau Who Killed Laura Palmer.
Le festival d’Hevetia s’ouvre également à des jazz plus mélodiques. Par exemple celui du groupe Follow Dices, avec le violoniste polonais Mikolaj Kostka, délicat, lyrique, qui maîtrise toutes les nuances de son violon. On entend des échos de musique traditionnelle polonaise et d’ambiances contemplatives nordiques. Peut-on rêver d’un jazz plus européen ? Au piano Franciszek Raczowski fait des merveilles, avec swing et de finesse.
Le trio AMC autour du pianiste Peter Adamkovic, propose lui aussi une musique séduisante et gracieuse. Ce trio slovaque qui existe depuis 25 ans, affiche une liste d’invités prestigieux (Philippe Catherine, Randy Brecker…). Il produit une musique d’une ensorcelante fraîcheur qui doit beaucoup au jeu chantant du pianiste. On plonge là-dedans comme dans une piscine un jour de canicule.
Avant de raconter les derniers concerts (et spécialement celui de David Kollar) une petite disgression pour dire la beauté de cette ville, Kosice, où se déroule le festival. Quelle ville magnifique ! Le centre historique est d’une étonnante richesse. La rue Hlavna est le centre deu quartier historique. Sur 200 mètres, on peut admirer un alignement impressionnant de palais et de constructions prestigieuses allant du Baroque à l’Art nouveau.
Les rues sont étonnamment larges pour un Français habitué aux rues tortueuses des centres historiques médiévaux. Mais on retrouve les points de repère habituels des grandes villes européennes, une Eglise au dôme doré et aux tuiles vernissées (la cathédrale St Etienne), des cafés qui s’étalent avec une molle insouciance, et où l’on peut déguster des Schnitzel ou des loksa (spécialité locale roborative de pomme de terre fourrée) arrosés d’excellentes Pills. (Pour trinquer, dire avec conviction « Nazdravie ! » qui signifie « santé »).
Pour entrer dans l’histoire d’une ville, un bon moyen est de se laisser guider par les plaques commémoratives dédiées aux grandes personnalités. J’en trouve une qui rend hommage à un certain Kazinczy Ferenc (1759-1831), homme de lettres, traducteur, rénovateur de la langue hongroise. On trouve d’autres noms (par exemple l’écrivain Sandor Marai, né ici) qui soulignent que la ville a longtemps fait partie de la sphère culturelle hongroise. La ville est l’héritage d’un très riche melting-pot, comme le souligne Jiri (tchèque) venu assister au festival pour la première fois : « Au XIXe siècle, c’est une ville où l’on parlait slovaque, hongrois , mais aussi allemand, ruthène, yiddish…Autant je ne perçois pas aujourd’hui de nostalgie particulière pour la Tchécoslovaquie comme entité unique, autant j’en perçois une pour cette période où le multilinguisme était chose admise, où les différences culturelles étaient perçues comme des richesses non comme des barrières ».
Revenons à la musique. Avec un Big Band inventif, Dust in the Groove, au croisement du jazz et de la musique contemporaine, qui a invité l’extraordinaire cornettiste norvégien Didrik Ingvaldsen. Ce dernier a développé un mode de jeu très personnel (il complète ou module ses phrases à l’aide de machines qu’il manipule avec la main gauche). Le big bang (arrangements Radim Hanousek) est excellent dans sa manière de trouver des alliances de timbres inattendues, dans son utilisation des voix, ou dans sa manière de confronter des petites cellules bruitistes à des unissons de cuivres. Par exemple dans ce dialogue entre le craquement de l’accordéon et des unissons de trompette et saxophone soprano. Il y a des surprises et de l’inattendu dans chaque morceau. Ce sont de petits mikado bruitistes, intelligents, subtils, stimulants.
Et l’on arrive au grand concert de clôture, celui du guitariste David Kollar, 36 ans, compositeur, arrangeur, qui est aujourd’hui une des figures importantes du jazz en Slovaquie et alentours. Autant que guitariste, il est explorateur de sons, qu’ils soient acoustiques ou produits par des machines. Cela le rend capable de fabriquer des textures très riches, très variées. Les trompettistes Arve Henriksen et Erik Truffaz apprécient ces écrins sonores qu’il leur confectionne sur mesure. On peut les entendre tous les deux sur un disque récent de David Kollar, Sculpting in Time, qui permet de comparer leurs différences de style : Henriksen s’investit beaucoup dans le travail du son, Truffaz est plus mélodiste. C’est Arve Henriksen qui figure sur le dernier opus de David Kollar, Unexpected isolation, réalisé pendant le confinement, et sur le thème du confinement. La tonalité est sombre, mais envoûtante. La sonorité de Henriksen est extraordinairement dense. Ses notes ont un poids énorme. Il est bouleversant dans Without saying Goodbye ou In Abstentia.
Mais ce soir, David Kollar est seul, Henriksen n’a pu venir défendre ce disque. David Kollar élabore (en direct ou non) les textures qui vont lui servir de point de départ. A partir de là, David Kollar construit à la guitare des phrases simples, épurées, qui ont un effet très puissant. Tout se passe comme si, à force de fréquenter ces maîtres du dépouillement que sont Truffaz et Henriksen, il avait intégré pour lui-même cette manière de faire respirer les phrases et de ne jamais jouer la note de trop. Voilà un musicien en pleine effervescence créatrice dont on se réjouit de suivre les prochains projets. J’ai presque épuisé mes carnets : je termine ce compte-rendu en mentionnant deux chanteurs, un Français (Manu Domergue, que je n’avais pas encore entendu à Paris, je plaide coupable) et un Polonais, Grzegor Karnas. J’ai pris le concert en cours de route, arrivant quand Manu Domergue interprétait une bouleversante chanson (« Je pardonne à l’infini ») avant un duo improvisé d’une grande intensité, et d’une grande complémentarité avec Grzegor Karnas. Deux musiciens habités et inspirés. On souhaite longue vie au label Hevhetia. Nazdravie !
JF Mondot
(Ce compte-rendu est dédié à mon excellent confrère Pascal Anquetil, qui m’a précédé en ces terres proches et lointaines)