Interview exclusive : Elina Duni et Rob Luft
La chanteuse et compositrice se produisait en quartette avec le guitariste Rob Luft. Nous les avons rencontré après leur concert à Bergame. par Yazid Kouloughli
Depuis quelques années, la chanteuse d’origine albanaise Elina Duni s’épanouit sur le label ECM, et a trouvé en le guitariste anglais Rob Luft le compagnon de route idéal. Son approche unique combine virtuosité et subtilité, dans sa façon d’improviser comme de jouer des accords, endossant un rôle de metteur en son, de soliste voire de seconde voix de ce quartette avec le bassiste Kiril Tufekcievski et le batteur Viktor Filipovski, dont la sonorité oscille librement entre celle d’un combo jazz, d’un orchestre à corde, d’une section rythmique classique ou d’une bande originale contemplative selon les propositions du guitariste. La complicité du groupe, en pleine lumière à l’Auditorium di Piazza Della Libertà, souligne l’originalité de cette chanteuse qui occupe une place à part dans le paysage européen.
Comment avez-vous commencé à travailler avec Manfred Fichier, le patron du label ECM ?
Elina Duni : J’avais un quartette avec des musiciens suisses (Colin Vallon au piano, Et Fabrice Moret à la basse et Norbert Pfammatter à la batterie) et quand Manfred a demandé à Colin, qui était déjà signé chez ECM, dans quels autres projets il était impliqué, il lui a parlé de notre formation. Il a aimé et m’a écrit pour me proposer de travailler ensemble. C’était le rêve : je me suis réveillée un matin avec un email de Manfred Eicher qui me propose de produire mon prochain disque ! J’en suis maintenant à mon cinquième album chez ECM.
Le “son ECM” est en soi assez unique mais votre musique est particulièrement cinématique. Y a t-il pour autant une vraie influence de la musique de film dans ce que vous faites ?
Rob Luft : Sans doute mais chez ECM les disques ont beaucoup de reverb, et on l’entend même dans le casque quand on est en studio. Jouer des choses très virtuoses ne s’y prête pas bien, et ce son change notre façon de jouer. Vous l’avez entendu pendant le concert, le résultat est très différent de celui du disque !
Elina Duni : Il n’y a pas que ça : pour ce qui concerne le dernier album [“A Time To Remember”, 2024], on a voulu chaque chanson comme un film ou une bande originale. Un disque ce n’est pas comme un concert, il est figé dans le temps et représente un moment précis, et Manfred Eicher a vraiment un sens de la dramaturgie qui se prête à ce format.
Rob Luft : John Surman avec qui j’ai collaboré sur son dernier disque chez ECM, m’a confié que dans le temps, Manfred Eicher n’hésitait pas à leur dire que leurs albums étaient aussi les siens. C’est un vrai producteur, ce qui est rare dans le jazz…
“Je me suis toujours battue contre cette omniprésence de l’anglais dans les paroles”
Est-ce que chanter dans plusieurs langues vous permet d’exprimer des choses différentes ou vous fait jouer différemment ?
Elina Duni : Oui, quand je chante en français c’est comme si j’étais quelqu’un d’autre qu’en albanais ou en arabe. Ce sont des histoires et des émotions différentes. Et puis je me suis toujours un peu battue contre cette omniprésence de l’anglais, même si j’adore chanter dans cette langue aussi. Le public n’a pas toujours besoin de tout comprendre et c’est bien qu’il s’habitue aussi à d’autres sons.
Rob Luft : En Albanie il y a un type de luth, le çifteli, avec seulement deux cordes et quand on fait un morceau en albanais j’essaye de me rapprocher de ce son, tandis que les morceaux en français m’inspirent des choses un peu manouches.
En plus de vos morceaux originaux vous chantez aussi des standards. Est-ce un d’œil au passé ou quelque chose qui appartient au présent pour vous ?
Elina Duni : Au présent, absolument, ce sont des morceaux qui touchent encore beaucoup les gens. On a choisi des standards un peu spéciaux come I’ll Be Seeing You ou First Song…
Rob Luft : Ce qu’on n’aime pas c’est quand quelqu’un, même virtuose, joue des standards mais sans cœur, comme souvent dans certaines jam sessions, pour montrer ce qu’il sait faire. Je pense qu’il faut changer la manière de les jouer, ne pas refaire comme dans les années 1930 ou 1940.
Elina Duni : On aime raconter l’histoire du morceau et il faut donc qu’elle nous touche. On a étudié la tradition, mais on est des musiciens de jazz européen et on a beaucoup d’autres influences à faire valoir, c’est peut-être ça qui nous distingue dans notre façon d’interpréter les standards.