Jacques Loussier, quelque chose des sixties
C’est un peu des années 1960 qui s’en va avec la mort de Jacques Loussier, annoncée il y a deux jours. Et si les puristes firent la fine bouche à ses “Play Bach” – jazzfans et jazzmen le sont toujours un peu –, il reste celui par lequel le jazz fit son entrée dans de nombreux foyers français.
Dans les années 1960, il n’était pas rare de trouver dans la discothèque du Français “moderne et cultivé” les albums “Play Bach” rangés parmi les Quatre Saisons de Vivaldi, “Kind of Blue” de Miles Davis et “Sounds & Silence” de Simon & Garfunkel. Je me souviens moi-même, pour la première fois mis en présence de discothèques comportant une section jazz, souvent la discothèque paternelle des copains à qui je rendais visite, avoir été interpelé par cette même peinture abstraite évoquant un clavier, créditée sur quelques rares éditions au nom de Belania (et parfois inversée selon les tirages). Elle était déclinée sur les trois premiers volumes de ce “Play Bach” qui connut un tel succès qu’il y eut encore deux autres volumes mais sous de nouvelles pochettes. Et ce titre “Play Bach” sonnait bien à mes oreilles pré-adolescentes et encore étrangères à toute compréhension de l’anglais mais déjà accoutumées à ce mot “play back” qui désignait l’habitude prise par les artistes de variétés de faire semblant de chanter sur la musique de leurs disques que l’on diffusait dans les émissions de télé. Et puis l’idée que l’on put jouer Bach avec contrebasse et batterie, et la révélation encore très vague que jazz et musique baroque puisse avoir des choses à se dire… tout cela était assez réconfortant en ces années de grand remue-méninges. Mais dans ces mêmes discothèques, d’autre pochettes, d’autres visages, d’autres noms, d’autres musiques me firent rapidement passer à autre chose : Thelonious Monk, John Coltrane, Charles Mingus…
Né en 1934, élève de la classe d’Yves Nat au Conservatoire de Paris, Jacques Loussier se laisse dévoyer pour un emploi de pianiste de brasserie. Il y débute une carrière qui va décoller brusquement en 1959, lorsque son nom apparaît chez les disquaires avec son premier “Play Bach”. L’idée de jouer les classiques en jazz n’est alors pas nouvelle, de la facétieuse reprise du Concerto en ré mineur par Stéphane Grappelli, Eddie South et Django Reinhardt aux improvisations récréatives du quintette de Lennie Tristano sur la Fugue en Ré mineur, mais l’entreprise de Jacques Loussier semble très sérieuse, ne serait-ce que pas son systématisme : ne jouer que Johann Sebastian Bach, et en jouer les partitions à la lettre avant toute note improvisée, le tout soutenu par l’une des meilleures rythmiques qui se puisse se trouver en France : le contrebassiste Pierre Michelot et le batteur Christian Garros. Jacques Loussier faisait tomber une frontière encore très étanche entre jazz et classique, et le grand public, souvent intimidé par l’un et l’autre, fut au rendez-vous de cette première “fusion” : 3000 concerts, 7 millions d’albums vendus. Après d’autres nombreux succès dans le domaine du cinéma et de la télévision (souvenez-vous Thierry La Fronde, Lagardère…), il reviendra dans les années 1980, avec le contrebassiste Vincent Charbonnier et le batteur André Arpino, à cette formule gagnante du “Play Bach”, dont les premiers albums avaient suscité dès 1962, entre autres entreprises plus ou moins brillantes, les onomatopées sur Bach des Swingle Singers, avant que le rock progressive ne s’empare du répertoire classiques sous forme de reprises ou de citations. On vit plus tard Loussier s’essayer avec un moindre succès à des compositeurs classiques qui se prêtaient moins à l’exercice, mais la formule originale elle-même s’était quelque peu usée.
Il faut dire que le jazz et la musique de Bach, outre la pratique commune de la basse continue, sont singulièrement voisines, les traces d’ADN qui les apparentent étant d’ailleurs plus à chercher du côté de Lennie Tristano, Paul Desmond et Keith Jarrett que du côté de “Play Bach”, les grandes partitions pour clavier du Cantor restant parmi les pages de pratique quotidienne de nombreux jazzmen contemporain. Bien évidemment, artistes classiques et jazzmen firent la fine bouche et à la sortie du premier disque de Jacques Loussier. Philippe Adler, alors de passage dans l’équipe de Jazz Magazine, interrogea quelques personnalités diverses pour notre numéro 53. Gilles de Freitas, réalisateur de l’émission de variétés Musicora se montra enchanté. André Hodeir refusa d’écouter le disque. Stéphane Grappelli se montra indulgent pour la démarche tout comme Antoine Franck, critique musical à Combat, qui se dit intéressé avec réserves. Martial Solal déclara qu’il aimerait mieux voir un pianiste de jazz apprendre à jouer Bach que d’entendre jouer du jazz par un pianiste classique. Selon une habitude qu’il développera comme rédacteur en chef de Jazz Hot dans les années 1980, de s’inventer de jeunes et accortes lectrices pour féminiser ses pages et son lectorat à sa manière plus ou moins égrillarde, Philippe Adler interrogea aussi Mademoiselle Marie-France B., 18 ans, étudiante en piano à l’Ecole Normale, qui déclara : « Formidable, j’en ai fait mon disque de chevet. » Marie-France B. est peut-être d’ailleurs la même qui deux décennies plus tard déclara à Keith Jarrett, désespéré par ce malentendu : « J’adore votre “Köln Concert”. Je l’écoute toujours en passant l’aspirateur. » D’où l’on pourrait entre autres conclure, toutes proportions gardées et pour toutes sortes de raisons, que le succès de “Play Bach” est aux années 1960 ce que le “Köln Concert” sera à la décennie 1975-85. Franck Bergerot