Depuis l’année dernière, Jards Macalé sillonne le monde et refait sonner ses premiers sillons. Looping the loop, en quelque sorte. Ce soir au New Morning, on ne savait pas trop à quoi s’attendre. La musique du premier disque de Jards, qui porte humblement le nom de son auteur, est capricieuse. Le « maldito » inclassable, lui, fêtera dans quatre jours ses 81 ans, mais il est toujours animé du même caractère insolent, tout à fait en accord avec sa musique.
Le disque Jards Macalé (Farinha do Desprezo) parut en 1972 au Brésil, au milieu des « années de plomb », et quatre ans tout juste après la mise en place de l’acte institutionnel n°5, signant le virage du pays dans la dictature la plus totale (censure systématique, harcèlement des milieux artistiques, violence débridée et incarcérations sans jugements…). Jards Macalé revenait alors de Londres, où il avait épaulé son ami Caetano Veloso, alors en exil, sur la réalisation du célèbre Transa.
Ce n’était donc pas le moment le plus évident pour faire des vagues musicales, et encore moins politiques. Il fallait au moins s’appeler Chico Buarque pour détourner la censure avec autant d’audace que sur Construção (1971).
Le disque de Macalé, lui, ne présente apparemment pas de message politique, malgré son titre laissant imaginer un double sens (« Farinha do Desprezo », littéralement « la farine du mépris »), et sa musique bouillonnante, essentiellement caractérielle.
Pour l’anecdote, Jards afficha des idées plus définies l’année suivante, à l’occasion d’un projet théâtral intitulé The Beggars Banquet, sorte d’abord de spectacle philanthropique à destination de lui-même, qui prit ensuite la tournure d’un concert célébrant les droits de l’homme (que l’on peut entendre sur un bootleg intitulé « Human Rights at the Beggars’ Banquet »). Celui-ci se déroula sous la pression d’une irruption imminente de la milice, avec le souvenir pesant de l’arrestation des acteurs interprétant la pièce de Chico Buarque Roda Viva en juillet 1968 au théâtre de São Paulo, par le commando « Chasse aux Communistes ». Finalement, Jards Macalé s’en sortit sans encombres.
Le disque original faisait figurer un véritable power trio formé par Macalé, Tutty Moreno à la batterie (futur mari de Joyce Moreno) et Lanny Gordin à la guitare
La set list de ce concert au New Morning, annoncé comme un tribute à ce disque mythique, reprendra grosso modo l’ordre de l’album, débutant avec fracas sur Farinha do Desprezo. Profusion de rythmes décalés, accumulation de riffs anarchiques, une musique qui sonne en désaccord, et c’est peut-être là que se situe son non-conformisme. Macalé s’est toujours affirmé de la frange extrémiste du tropicalisme, tiquant dès l’introduction de ce mouvement « universel » à l’industrie musicale et au marché nord-américain. Son disque revendiquait cette identité marquée en préférant à la guitare électrique, récemment introduite par ses camarades tropicalistes, la violão traditionnelle, sur laquelle les solos bluesy de Lanny Gordin sonnaient…au second degré. Posture revendiquée sur le tube Let’s Play That : « Vá, bicho, desafinar o coro dos contentes » (« Va, bougre, désaccorde le choeur des heureux… »). Jards Macalé est volontairement desafinado, et il fut assez comique de le voir s’arrêter en plein Let’s Play That pour réaccorder sa guitare, avec la complicité du bassiste Paulo Emmery.
Parlons un peu de la bande qui l’accompagnait ce soir-là. Modernité oblige, le violão a été remplacé par la guitare électrique de Guilherme Held, qui s’en donne à coeur joie avec ses pédales d’effet, et contribue à dépeindre un tableau volontairement décousu. À la batterie, Thomas Harres se fait patron de l’offbeat, et révèle l’immense rigueur de ce décalage qui contribue à l’atmosphère si particulière de la musique de Macalé. Une musique en rupture avec elle-même. Un groupe qui se fait, sur scène, reflet d’une société hétérogène. À la basse, Paulo Emmery plane, il est imperturbable. Il est toujours agréable de voir un batteur s’émanciper de ses contraintes métronomiques, car cela révèle souvent le rôle essentiel du bassiste dans la maîtrise du temps. Lui est stoïque, et incarnera à merveille les lignes inoubliables de Let’s Play That, ou 78 Rotaçaoes.
La foule réunie ce soir semble conquise par le maître qui, malgré son grand âge et la tentation d’une retraite paisible dans la baie de Rio, présente une sincérité et une volonté indéniables. Les onomatopées de Vapor Barato font ainsi l’unanimité, et on discerne quelques irréductibles fans, qui doublent le chanteur à la syllabe près.
Irruption anachronique de deux standards de bossa nova au milieu du premier set, qui eux aussi font l’unanimité : les éternelles composition de Tom Jobim Corcovado et A Garota de Ipanema. Quelque peu anachronique en effet, car le jeune mouvement tropicaliste s’était d’abord érigé en rupture avec l’univers de la bossa nova qui, en ayant conquis le marché états-unien, s’était aussi entaché d’une réputation de musique blanche et bourgeoise. Bien vite, la grande famille de la musica popular brasileira s’était réconciliée (on se souvient des rivaux Caetano Veloso et Chico Buarque, qui marchèrent ensuite bras dessus, bras dessous dans de nombreuses manifestations). Jards était ainsi devenu un grand ami de João Gilberto, à propos duquel il nous conta une anecdote touchante : pendant le confinement, il retrouva un bout de papier où était inscrit « le numéro de téléphone secret » de Gilberto. Il l’appela, et tomba sur sa secrétaire. « O mito » (« le mythe ») était mort deux ans auparavant, ce qui ne l’empêcha pas de lui laisser un message. Jards Macalé lui dédia une composition touchante, O Abraço do João, sur le modèle de Abraço do Bonfa, qu’il interpréta en solo, devant un public attentif et ému.
Le concert continua sur des compositions absolument remarquables, toujours tirées du disque originel : Movimento dos Barcos, puis Meu Amor Me Agarra E Geme E Treme E Chora E Mata, mais aussi le mystérieux Hotel das Estrelas, prometteur mais laissé en suspens à la fin du disque, et qui ne fut pas tant développé ce soir (cette composition de Macalé fait une apparition plus généreuse sur « Legal » de Gal Costa, en 1970).
Une apparition inattendue de Jards Macalé, et un hommage éclatant à ce disque liminaire, car toujours marqué par un second degré indéfectible, et un état d’esprit qui ne manque pas de nous transporter quelques décennies en arrière, à une époque heureusement révolue où la manière dont on faisait sonner un accord pouvait signifier à la junte d’aller se faire…
Walden Gauthier (@jazztr0naut)