Jazz live
Publié le 21 Août 2018

jazz à Gaume (3)

Retour sur le festival de Gaume, troisième et dernière journée, dimanche 12 août 2018.

 

 

La journée du dimanche commence dans une nature édénique. Nous sommes à Buzenol (site de Montauban). Près d’un cours d’eau, Manuel Hermia (que l’on connaît notamment pour son trio avec Sylvain Darrifourcq et Valentin Ceccaldi et pour sa participation à l’Orchestra della Luna) fait admirer ses talents de multi-instrumentiste. Il joue d’abord un solo à la flûte, dans le cadre d’une belle maison en pierres abandonnée. Puis il se déplace quelques mètres plus loin, auprès d’une drôle de sculpture en bois qui ressemble à un casse-tête géant. Il joue du soprano, tandis que Phan Guérin danse avec la sculpture. Mais celle-ci ne se laisse pas faire, le danseur manque de trébucher mais se rattrappe avec grâce (après la performance, il commentera, philosophe : « Bah…c’est une sculpture un peu cannibale, dès que je danse avec elle, il faut qu’elle me prélève un morceau de peau ou de sang… ».)

Puis Manuel Hermia cgange de lieu pour une troisième improvisation, située cette fois dans le cadre du centre d’art René Greisch, constitué de containers empilés comme des cubes de manière à pouvoir accueillir des expositions en pleine nature.  Il joue un solo avec des parties écrites et improvisées, et de belles couleurs indiennes. Superbe intermède.

Retour à Rossignol où jouent Nox.3 et Linda Olah.  Je connais déjà un peu ce groupe pour l’avoir entendu à ses tout débuts, avec Mathieu Naulleau et les frères Fox (le trio avait remporté en 2015 le prestigieux tremplin de jazz à Vienne). Puis le trio s’était adjoint la chanteuse d’origine suédoise Linda Olah, rebattant les cartes de sa musique. Le résultat : une musique organique, où Linda Olah a parfaitement pris sa place mais où Nox.3 a gardé l’essentiel de ce qu’il avait déjà trouvé, un usage judicieux de l’électronique au service du mystère et de la poésie. Le son monte vers l’auditeur comme une nuit épaisse et compacte, mais on devine des formes mouvantes dans le noir, et parfois une fulgurante trouée de lumière vient chasser l’obscurité. Dans les meilleurs moments, les quatre musiciens arrivent à produire une troublante dilatation du temps. Une part belle est laissée au piano de Matthieu Naulleau qui invente  une sorte de stride 2.0 porteur d’ambiances angoissées. Linda Olah a de délicates petites craquelures dans sa voix quand elle s’élance dans les aigus et cela lui donne beaucoup d’humanité.  En rappel, elle chante « Tu reviendras longtemps », sorte de complainte pour grands enfants brûlés. Magnifique.

 

Après Nox.3 et Linda Olah, un autre groupe de jeunes musiciens, mais qui  s’inscrit dans un cadre beaucoup plus classique, le groupe du pianiste Igor Gehenot accompagné d’un invité de choix, Alex Tassel au bugle (on peut les écouter sur l’album Delta, paru chez Igloo).  Igor Gehenot, donc, pianiste et compositeur impressionne par son envie de jouer, la force de ses attaques.

Bien sûr, ses doigts galopent sur le clavier, mais ce ne sont pas eux qui commandent, ils sont au service d’une véritable pensée musicale. Les compositions de ce jeune pianiste sont de qualité. La plus belle est selon moi Sleepless night, qui permet à Alex Tassel  de prendre un magnifique chorus sur le blues. Un mot sur ce musicien, un des rares soufflants à avoir fait du bugle son moyen d’expression exclusif au détriment de la trompette. Il parvient à trouver au bugle des dynamiques inhabituelles. Il sait lui donner du mordant et de l’intensité, bref le bugle devient autre chose avec lui que le véhicule privilégié des ballades moelleuses.

La dernière soirée du festival se profile. En ouverture, le trio de Gauthier Toux, que je n’avais pas entendu depuis quelques mois (exactement depuis le concert de sortie de son dernier disque, The colors you see, au Duc des Lombards). Depuis, le groupe a beaucoup joué, beaucoup tourné, cela s’entend, et même cela se voit : j’ai l’impression d’avoir devant moi trois athlètes aux muscles affutés,  aux réflexes aiguisés,  aussi vifs qu’endurants, capables de tenir une tournerie et de ne pas la lâcher avant qu’elle n’ait livré tout son suc hypnotique. Pour l’essentiel je retrouve les compositions et l’ambiance du dernier album de Gauthier Toux The colours you see,  avec cette manière originale  de passer de l’intimisme à l’énergie débridée. Dans ce « power trio », comme le qualifie Pascal Anquetil, le bassiste Kenneth Dahl Knudsen est toujours au cœur de la musique, le batteur Maxence Sibille joue toujours avec un bâton de dynamite entre les dents, et Gauthier Toux apporte les nuances introspectives de son jeu. C’est un trio de fortes personnalités, où personne ne se limite au statut d’accompagnateur. Et quand tout le monde pousse en même temps dans la même direction, la musique va très haut.

Après quoi, pour clôturer le festival, un duo non pas inédit, mais rare: celui de Jeff Mills, DJ virtuose et du saxophoniste Emile parisien. Le duo s’était formé en 2017 pour un événement a priori unique, mais les deux musiciens ont eu envie de prolonger la conversation à intervalles réguliers. Voilà qu’ils se retrouvent donc ce soir. Et l’on comprend très vite, au-delà des différences d’univers et de parcours, que l’on a affaire, tout simplement, à un dialogue équilibré entre deux improvisateurs qui parlent d’égal à égal. En effet, la maîtrise avec laquelle Jeff Mills manipule ses machines (il mixe avec des CD, non pas des vinyles) lui permet de réagir au quart de tour, avec la même célérité qu’un instrumentiste virtuose comme Parisien. Chacun joue dans son style et dans son registre, il y a de temps en temps quand on les écoute des sortes de courts circuits temporels, comme si Sidney Bechet avait débarqué dans une boîte de Detroit au début des années 90. Du moins quand Emile Parisien joue dans ce style-là. Mais il est parfois poussé dans ses retranchements les plus bruitistes par les textures abstraites que Jeff Mills lui propulse dans les gencives. Jeff Mills, cependant,  a plus d’un tour dans son sac. Il se révèle capable de proposer des choses purement rythmiques, et des textures élaborées, qui sont déjà des mélodies (une basse, une note de saxophone, un ostinato) et finalement tout se passe comme si Parisien jouait avec un trio où tantôt le bassiste, tantôt le batteur auraient eu la prééminence. Les thématiques coltraniennes, prétexte initial de leurs premières rencontres, sont visiblement derrière eux. Mais l’on voit passer de temps en temps des bribes de Giant steps et de my funny Valentine, comme des filaments de nuages capricieux. Rencontre étrange mais belle, qui conclut cette 34e édition du festival de Gaume.

 

JF Mondot