Jazz à Juan. La musique dans tous ses états
Quelques considérations liminaires, qui excèdent le seul cas de Jazz à Juan. A considérer les programmes des festivals les plus importants de France, un habitant de Sirius fraîchement débarqué chez nous pourrait en conclure que le nombre des musiciens pratiquant cette musique que l’on appelle « jazz » se réduit à une dizaine de membres – en comptant large. En effet, les mêmes noms reviennent, sempiternellement et partout. Inutile de les citer. Le phénomène n’est pas nouveau, mais s’accentue chaque année. Manque d’imagination des organisateurs ? Grégarisme ? Frilosité ? Tout cela, sans doute. Surtout, cette recherche des « valeurs sûres » traduit une angoisse : celle de ne pas remplir une salle. Ou seulement à moitié. Conséquence, on ouvre à tout va. Singulièrement sur les vocalistes dont, paraît-il, le public est friand. D’où l’impression générale de déjà vu, de déjà entendu. Les facteurs économiques ont désormais pris le pas sur tous les autres. Qui donc sera assez téméraire pour inverser la tendance ? La question reste entière, et risque de le rester…
Chick Corea Akoustic Band
Chick Corea (p), John Patitucci (b), Dave Weckl (dm).
David Sanborn Acoustic Band
David Sanborn (as), Wycliffe Gordon (tb), Andy Ezrin (p, claviers), Ben Williams (b), Billy Kilson (dm).
Tous, ou presque, sont des habitués de la Pinède Gould. Chick Corea s’y est souvent produit, notamment avec Miles. D’autres aussi, dans différents contextes, notamment John Patitucci entendu ici en compagnie de Wayne Shorter. D’entrée, désignant son piano, Corea se souvient : « j’étais assis à cet endroit même avec Miles en 1971 ! ». Le ton est donné. Du reste, l’ombre de Miles va planer sur la soirée tout entière. D’autant que, dans le public, John McLaughlin ne perd pas une note du concert. Lequel, entamé avec Morning Sprite et Japanese Waltz, va se poursuivre avec le standard ellingtonien In A Sentimental Mood, distancié à souhait, dans lequel Patitucci prend à l’archet un brillant solo. Suivront un morceau de Scarlatti, un autre standard, You And The Night And The Music d’Arthur Schwartz, immortalisé en son temps par Chet Baker. D’autres pièces témoignant, s’il en était besoin, que l’inspiration de Corea n’a pas de frontières. Pas plus que son style. Son retour à l’acoustique permet de mesurer, une fois de plus, outre son talent d’improvisateur, la fluidité de son jeu et une technique dont il use toujours à bon escient, sans la moindre ostentation. Ses partenaires depuis la sortie, en 1989, du fameux « Akoustik Band » sont à l’unisson. La vélocité de Patitucci, la versatilité de Weckl, prompt à s’adapter à tous les climats, concourent à la réussite d’une prestation bigarrée qui aura comblé, et au-delà, toutes les attentes.
David Sanborn se produit ici pour la sixième fois. Il professe, lui aussi, une profonde admiration pour Miles – même s’il reconnaît devoir beaucoup à Marcus Miller (« Avec Marcus, il y a eu un déclic. Nos deux histoires sont éternellement liées. Notre carrière a explosé à la même époque »). Le saxophoniste new-yorkais, souvent présenté comme le champion du smooth jazz, puise en réalité à toutes les sources, aussi bien le jazz que le rhythm and blues, la fusion que la pop music. Le Smile de Chaplin voisine avec des interprétations où son Acoustic Band déploie toutes ses qualités, à commencer par une cohésion qui doit beaucoup à Ben Williams, à la fois plaque tournante et régulateur d’une rythmique qui seconde efficacement des solistes tels que le leader et le tromboniste Wycliffe Gordon. Ce dernier, qui a fait ses classes avec Wynton Marsalis, impressionne par sa puissance et son phrasé délié (Spanish Girl). Sans doute n’était-il pas aisé pour ce quintette de succéder au trio de Corea. Le public de la Pinède est pourtant tombé sou le charme et lui a réservé un accueil chaleureux.
Biréli Lagrène (g), Charlier & Sourisse Multiquarium Big Band « Remember Jaco Pastorius »
BiréliLagrène (elb fretless), Benoît Sourisse (p, org), Pierre Perchaud (g), André Charlier (dm), Nicolas Charlier (perc), Claude Egéa, Pierre Drevet, Erik Poirier, Yves Le Carboulec (tp), Stéphane Chausse (as, cl), Lucas Saint-Cricq (as, ts), Stéphane Guillaume (ts, ss, fl, cl), Fred Borey (ts), Fred Couderc (bs, bcl), Denis Leloup, Damien Veherve, Philippe Georges, Didier Havet (tb).
Marcus Miller « Laid Black Tour » & Special Guest Selah Sue ». Marcus Miller (elb, bcl) et, sous réserve : Russel Gunn (tp), Alex Han (ts), Brett Williams (claviers), Alex Bailey (dm).
Pour rendre hommage à Jaco Pastorius que d’aucuns n’hésitent pas à proclamer le plus grand bassiste de tous les temps, il ne fallait pas moins qu’un orchestre de haute tenue. C’est le cas du Multiquarium Big Band. Dans ses rangs, quelques-uns des solistes les plus brillants de l’Hexagone, dont plusieurs – Stéphane Guillaume, Pierre Drevet, entre autres – manifestent aussi des qualités d’arrangeurs. Quant à Biréli Lagrène, il s’est mis, pour la circonstance, à la guitare basse sans frettes, comme celle dont usait le plus souvent son modèle, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il « assure », tant sur le plan rythmique qu’en solo. En témoignent, entre autres, The Chicken de Pee Wee Ellis, dont Pastorius donna une version mémorable. Ou encore Continuum, composition de Pastorius sur laquelle Biréli s’exprime longuement en solo. Sans oublier Palladium de Wayne Shorter, paru dans l’album « Heavy Weather » de Weather Report, en 1977. Ou encore Speak Like A Child, morceau éponyme de l’album que Herbie Hancock publia en 1968. Soit une promenade dans l’univers d’un bassiste légendaire, à la carrière fulgurante, jalonnée de tubes restés dans les mémoires. Et un hommage d’autant plus convaincant qu’il ne s’agit en rien d’une copie plus ou moins conforme, mais d’une création vivante, colorée, digne de celui qui en est l’inspirateur.
Marcus Miller, pour sa part, est venu promouvoir son dernier album « Laid Black », à la tête d’un quintette dont la composition semble relever, par son opacité, du secret défense. Impossible, en dépit de moult tentatives, d’en avoir la confirmation. Ce type de renseignement est, du reste, de plus en plus malaisé à obtenir et contraint le malheureux chroniqueur à se muer en émule d’Hercule Poirot. Quant à la playlist des concerts, mieux vaut n’y pas songer. Mais c’est encore une autre histoire. Pour s’en tenir à la musique, jamais elle n’a reflété avec autant de netteté la diversité d’inspiration d’un musicien hors du commun. Jazz, funk, soul, gospel, hip hop composent un mélange d’autant plus savoureux qu’il est servi par un groupe talentueux auquel Marcus imprime sa marque unique. Au menu, pour l’essentiel, des morceaux tirés de ce dernier album (Sublimity, Que Sera Sera…), pour lesquels le multi-instrumentiste a convoqué une invitée prestigieuse, la chanteuse belge Selah Sue. Voix expressive, sens de la scène. Inutile d’insister une fois encore sur les qualités du leader lui-même. Il est ce soir en veine de confidences et livre maints détails sur sa vie, celle de sa parentèle (dont son cousin Wynton Kelly), ses inspirateurs, sa conception de la musique. L’ombre de Miles plane toujours sur la Pinède.
Youn Sun Nah (voc), Franck Woeste (p, Fender Rhodes, org), Brad Christopher Jones (b), Tomek Miremowski (g), Dan Rieser (dm).
Angélique Kidjo & Ibrahim Maalouf avec l’Orchestre de Cannes Provence Alpes Côte d’Azur « Queen Of Sheba ». Ibrahim Maalouf (tp, dir), Angélique Kidjo (voc).
S’il fallait choisir une soirée pour symboliser l’universalité du jazz, ce serait celle-ci – bien que toutes les autres reflètent, d’une façon ou d’une autre, le grand brassage qui caractérise l’évolution de cette musique. Ainsi de Youn Sun Nah. Ceux qui ont suivi sa carrière depuis ses débuts ne peuvent qu’être frappés par un parcours marqué par la permanence et les transformations. Permanence d’un charme resté juvénile au fil des ans, d’un essor fulgurant et d’une notoriété internationale. D’une voix à la tessiture étendue, ductile au point que la chanteuse en joue avec une dextérité confondante, passant du grave à l’aigu, voire au suraigu, sans perdre une once de musicalité. Transformations, en revanche, dans le personnel qui l’entoure (en émerge un guitariste virtuose, Tomek Miremowski) et dans le choix d’un répertoire renouvelé. Éclectique, plus que jamais. Oscillant entre jazz, pop et folk avec une grâce incomparable. De Momento Magico du guitariste Ulf Wakenius, son ancien partenaire, à A Sailor’s Life, l’un des titres phares de son album « She Moves On », de Drifting de Jimi Hendrix à Alleluia de Leonard Cohen, modèle d’intensité et d’émotion, interprété en duo avec le guitariste, en passant par une chanson d’amour coréenne qui figure depuis toujours à son répertoire, Youn entraîne son auditoire dans un univers qui, en définitive, n’appartient qu’à elle. Un auditoire conquis, une fois encore, par son charisme et son talent.
La reine de Saba reste célèbre, entre autres, pour avoir éprouvé, à Jérusalem, la sagacité du roi Salomon en le soumettant à une série d’énigmes. Pour la célébrer, Ibrahim Maalouf et Angélique Kidjo ont fait appel à un grand orchestre classique. En outre, le texte des énigmes (assorti de leur solution !) a été distribué au public. Ainsi celui-ci, informé des tenants et aboutissants de ce projet grandiose, peut-il concentrer son attention sur la musique, exemple d’un cross over des plus ambitieux. L’auteur en est Maalouf, qui joue peu de trompette mais dirige avec autorité l’ensemble des exécutants. Angélique Kidjo intervient en divers dialectes, sa voix s’insère avec bonheur dans un écrin à sa mesure. Que penser du résultat ? Il a de quoi laisser perplexe. A l’image des devinettes proposées ce soir…
Jacques Aboucaya