Jazz à Junas (2) : surprise au Temple, big bang aux Carrières
Les Carrières jouissent d’un décor naturel époustouflant. Sauvage et familier à la fois lorsque la musique s’impose, tous les musiciens en parlent comme d’une source d’inspiration voire de motivation en live. Le premier concert bénéficie d’une lumière naturelle déclinante au soleil couchant. En deuxième partie, lorsque le rideau de la nuit est tombée sur la scène, les couleurs vives ou pastels des spotlights animent de reliefs le grain des murs de pierre calcaire. Magique.
Khalil Chahine (g), Christophe Cravero (p, vln), Éric Seva (ts, ss), Kevin Reveyrand (elb), André Ceccarelli (dm)
Avishai Cohen (b, voc), Elchin Shirinov (p), Noam David (dm)
19 juillet
Les Carrières, Jazz à Junas, Junas (30250)
Il y a chez lui de la nostalgie, Khalil Chahine le confirme, dans cette musique jouée. Sans doute car elle raconte des histoires inscrites dans une vie. Des lieux (Café Groppi -titre éponyme de l’album, éditions Turkhoise/Socadisc- « souvenir du Caire de ma jeunesse, fin des années 50 »), des paysages intérieurs où extérieurs exposés déjà dans la sonorité doucereuse, chaude de la guitare. Dans le cadre souple du récit musical les mélodies s’inscrivent naturellement. Une impression persiste de chanson sans la nécessité de textes. Le piano surtout, le violon au besoin telle une ponctuation judicieuse, de Christophe Cravero toujours inspiré accentuent les colorations harmoniques. Éric Séva au ténor ou soprano, sonorité pleine, étudiée pour, apporte au tableau traits virulents où légers. Chaque thème donne la possibilité de développements pour les solistes.
Et puis on a le plaisir d’entendre -et ici de voir- le travail d’André Ceccarelli. Il pose mine de rien mine de baguette ou balais toutes les notes, les accentuations à la bonne place. Au bon moment. Perfection faite batteur M. Dédé, on ne le dira jamais assez.
Un son sur les cordes nappé d’un léger frisé, un phrasé en angles plus des gestes de contorsion autour de son instrument. Sur une scène Avishai Cohen donne toujours des signes extérieurs de reconnaissance. Et fournit aussi dans ses compositions une litanie de syncopes successives (Gesture #1) Ingrédients visiblement captés sans attendre par son nouveau pianiste originaire d’Azerbaidjan. Elchin Shirinov se livre dans un jeu très structuré, sans tentative de sorties hors champ d’actions collectives, utilisant beaucoup les tonalités du centre du clavier (Face me) Avec l’appui du batteur « Noam, à 16 ans, on jouait déjà ensemble… » le trio effectue un gros boulot rythmique (Elchinov) Contenu brillant, beaucoup de tempo, thèmes enchaînés presque sans respirer: les mesures défilent pour un jazz sur lequel pour profiter à fond, de la matière il ne faut pas détourner son attention. Un seul temps de latence sur lequel le contrebassiste consent à se lâcher « J’ai vécu longtemps à New York où l’on vous répète qu’il n’est de bons musiciens que dans cette ville…or moi j’ai déniché mon pianiste en Azerbaïdjan. J’en profite aussi d’ailleurs pour affirmer, en vous disant merci pour votre attention public de Junas, que pour moi il n’y a pas photo. Aujoutd’hui la France est LE pays du jazz avec le public le plus connaisseur, les meilleurs festivals… » Ah bon, formule pensée ou de circonstance ? Comme disait l’autre ce qui est dit est dit. Sinon, on l’a déjà dit, écrit, mieux vaut un Avishai qui joue plutôt que son hologramme qui chante…
Daniel Mille (acc), Éric Seva (bars)
Le Temple
Dajamchid Chemirani (zarb), Keyvan Chemirani (zarb, daf, santour), Bijan Chemirani (zarb, daf, saz) + Ballaké Sissoko (kora)
Ilhan Ersahin (ts), Alp Ersonnez (elb), Izet Kizil (perc), Turguz Alp Bekoglu (dm)
Les Carrières
Jazz à Junas, Junas (30250), 20 juillet
Surprise. Le concert prévu en solo se passe in fine en duo « En clôture d’un atelier je devais le faire seul. Mais j’ai préféré demander à Éric Séva de me rejoindre au Temple pour un exercice â deux. C’est plus efficient, plus rigolo… » Daniel Mille a aisément convaincu son copain saxophoniste.
Étonnant vraiment comme là sonorité des deux instruments emplit toute la salle, pierres brutes sous hautes voûtes. Et comme les notes de l’accordéon et du sax baryton mélees paraissent tout de suite familières à nos oreilles. Devant l’autel tout simple, quasi sous la tribune du prèche le grave du second épouse avec « grâce » les médiums sortis des soufflets du premier. Attention mutuelle, écoute réciproque, complicité, on le sent, habitent chacun des musiciens. La musique débitée en courts exposés de thèmes plongés vite dans l’improvisation, coule dans le courant de mélodies créées, toutes aptes à se loger illico, bien vivantes, dans la mémoire. Tiens, le jazz ainsi vécu en direct, sans dogme ni esprit de religion fusse dans un temple, c’est simple, ça marche. Ça fait du bien à la tête.
Chez eux, père et fils Chemirani il est toujours question de temps. Des temps en mode d’architecture comptés par les musiciens non pas à l’unité mais en nombre pluriel, à trois, à quatre, à sept…sans que l’auditeur n’en soit comptable, heureusement. L’allant des rythmes de la tradition perse donne une identification première à la musique du trio. Aussi bien que les notes apprises, pensées, diversifiées ensuite pour jaillir des peaux des zarbs (sorte de darboukas) et autres dafs (gros tambouriins) instruments traditionnels de percussion iraniens. Dans pareilles conversations en partie improvisée, dans toiutes les variations de rythme, l’information circule fluide entre les trois membres de la famille.
Lorsque la kora paraît, suite au brio d’une séquence solo de la part de Ballaké Sissoko, la jonction des musiciens se fait en douceur. Les virtuosités réciproques ne tournent pas à une vaine compétition. Plutôt à l’exposition de compétences propres. Par respect de la culture musicale de l’autre. Fruit d’un balancement pendulaire entre Afrique et paysages d’entre Tigre et Euphrate, les routes de musiques « de racines » au final se croisent, s’interpénetrent. À une condition: rester disponible au voyage.
Le directeur artistique du festival, Stéphane Pessina Dassonville avait prévenu dans son speech de présentation du concert de clôture du festval « Ça va pulser, ça va tonner, inutile de demander au sonoisateur de baisser ses potards de volume… » Effectivement lorsque le noir se fait sur scène avant que de distinguer le moindre profil humain, la sono crache façon machine gun, tapis de bombes de percussions lâchées plein pot, acoustiques plus électriques. Comme aurait pu le dire Nougaro ici, chez ce combo à la turque « même le pépé (batteur à barbiche blanche donc visiblement l’aîné de la bande) aime la castagne ! »
Suivent de longues séquences étalées sur un accord unique avec le sax ténor placé en proue. Là encore, dans le haut voltage sonore excluant tout moment de relâche sinon le plus petit silence, seuls les breaks, les syncopes balisent le paysage. Le sax ténor, unique trait harmonique à survivre dans le bombardement, rentre droit, de front dans la musique. Sonorité tendue, chaude, métallique pour Ilhan Ersahin. S’il fall1it vraiment un élément de comparaison on pencherait pour Gato Barbieri dans les crépitements free de son époque new-yorkaise. Le sax lui, porte parole désigné du groupe évoquera un instant Massive Attack.. Dernier pilier orchestral, la basse soumise aux filtres de mille pédales d’effets crâche d’un bout à l’autre du manche le venin de milliers de notes saturées. Pour caractériser la musique, par recoupement certes un peu schématique, caricatural (?) rappport aux fabricants de cymbales qualité supérieure dans ce pays du Bosphore, ça pourrait ferrailler du côté d’un, disons…heavy metal jazz.
Si vous les rencotrez sur la route des festivals, gâre aux tympans !
Robert Latxague