Jazz live
Publié le 22 Sep 2024 • Par Sophie Chambon

Jazz à St Rémy We love Jobim et Entre las Flores

Vendredi 20 Septembre

PAUL LAY & GERALDINE LAURENT WE LOVE JOBIM

Les qualificatifs vont sans doute manquer pour désigner la tension musicale et émotionnelle à laquelle nous ont conduit (à des degrés divers) les groupes de la soirée de vendredi. A commencer par le duo Paul Lay & Géraldine Laurent dans ce programme où ils déclarent… We love Jobim!

Qu’est ce qui emporte la décision d’un programmateur quand on a affaire à un pianiste de la trempe de Paul Lay? Avec lui tous les choix sont possibles : du trio Blue in Green où il se mesure à Bill Evans au Bach’s Groove également en trio . En Full solo, il s’attaque à Beethoven mais ce “marvel” du piano comme le surnomme son confrère et producteur Laurent de Wilde(qui s’y connaît) n’ a peur de rien. Il aurait tout aussi bien pu avec le même trio revenir sur ces Alcazar Memories sudistes autour de mélodies de Vincent Scotto.

Mais si on veut le mesurer avec une saxophoniste de la classe de Géraldine Laurent, pourquoi ne pas tenter leur programme We love Jobim? Ces deux là se connaissent depuis 2007, le pianiste a participé à deux des groupes de la saxophoniste At Work en 2014 et le quartet Cooking sorti sur le label Gazebo en octobre 2019. Ils sont même doublement liés puisque Cooking fut reconnu comme le meilleur album de l’année et Paul Lay, le meilleur instrumentiste. Victoires méritées consacrant un groupe, une musicienne que je suis depuis longtemps. Ce qui plonge toujours quelque peu dans un rembobinage mémoriel…

La saxophoniste se distingue par le rythme qu’elle imprime à son discours, la façon d’articuler son propos. Intemporellement moderne, sa musique avance sans nostalgie aucune. On reste dans le jazz le plus vif. Il m’a toujours semblé évident le son de Géraldine, sa façon de phraser, son énergie radicale. Si elle est ancrée au départ dans la tradition du be bop avec son alto, d’autant plus qu’elle affectionne le jazz des années quarante à soixante qu’elle connaît très bien, elle est toujours en recherche, jouant « actuel » sur des bases classiques. Comme c’est une travailleuse acharnée, elle ne peut se lancer dans l’improvisation chère aux jazzmen que parce qu’elle s’appuie sur une technique parfaitement maîtrisée.

Ce répertoire nouveau, trop peu entendu depuis 2023, intègre donc des chansons devenues standards que le duo interprète avec une belle vigueur, en respectant l’esprit des thèmes si ce n’est la lettre… dans une intelligence de la déconstruction fascinante. Ils vont se nourrir de la substance Jobim, la malaxer et la tordre à loisir, s’approprier son langage et en faire tout autre chose, qu’il s’agisse de morceaux plus relevés ou de ces ballades où surgit souvent le feeling d’un musicien. Ils auraient pu se transformer en « cookers », qui dans l’argot du jazz, fait référence à un musicien brillant qui chauffe son auditoire. Mais ce soir ils laisseront les épices et le caliente au groupe suivant… Et se calqueront sur la spontanéité nonchalante et pourtant remuante du grand Jobim pour une musique à la fois libre et enracinée dans la tradition du jazz et de la bossa, qui touche car dans sa complexité heureuse, elle reste très immédiate. Avec ces deux formidables musiciens, le courant passe. Une musique généreuse au sein d’une création continue, effervescente, qui coule sans effort en dépit d’une structure rigoureuse.

Attiré aussi bien par Jelly Roll Morton et Earl Hines que Mc Coy Tyner, Paul Lay peut jouer dans le style de tous ces pianistes qu’il a étudiés. Privilégiant une approche physique de l’instrument, peu enclin à des confidences mélancoliques, doté cependant d’un toucher aux couleurs variées, Paul Lay s’inscrit dans une tradition tout en restant moderne. Décontracté et disponible à ce qui advient dans l’instant, à ce qui surgit sous ses doigts, on le sent, on le voit chercher, répondre à Géraldine ou la relancer. Il intègre presque naturellement le rythme de la bossa, la basse assurée de la main gauche. Quant à elle qui semble ne jamais lâcher son embouchure, comme en respiration continue, elle déroule des volutes sinueuses qui se transforment en un ruban soyeux, moelleux.

Et JOBIM dans tout ça?

Antonio Carlos Jobim d’Isabelle Leymarie

Connait-on vraiment Antonio Carlos Jobim, pianiste, guitariste, flûtiste, chanteur, arrangeur et surtout compositeur, auteur de centaines de chansons dont plusieurs sont devenues des standards de jazz interprétés par Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald, Oscar Peterson, ou encore Frank Sinatra? Il est considéré comme le père de la bossa nova et a réussi l’accord parfait avec les paroles « le mot devient son, le poème devient musique». Quand on évoque le personnage élégant qu’était Jobim, sa vie, c’est une plongée au cœur de Rio dans les années cinquante, âge d’or politique d’un régime qui comptait «rattraper cinquante années en cinq ans». Cet acte créateur se fit en compagnie du chanteur Joao Gilberto, venu de Bahia et Vinicius de Moraes qui composa le fameux Chega de saudade. La bossa allait faire le lien avec la samba des rues où domine le «surdo» (gros tambour de samba) et le jazz moderne. Ce mouvement intellectuel se développa avec le succès d’Orfeu Negro en 1959 de Marcel Camus, Palme d’or à Cannes. Si « la Bossa Nova est la bande sonore d’un Brésil idéal», elle fut récupérée pendant les années soixante par le saxophoniste Stan Getz avec les enregistrements au succès planétaire de «So danço samba» avec Joao Gilberto et plus encore «The girl from Ipanema» avec Astrud Gilberto. Ainsi, nombre de ces chansons ont fourni des standards aux musiciens de jazz («Desafinado», «Samba do aviao» «Agua de beber», «Corcovado»).

Ce soir le duo va justement au delà des sempiternels Girl from Ipanema, Desafinado et autres One Note Samba, préférant choisir des thèmes moins connus de nous autres Européens. Les compositions de Jobim ont apporté un nouveau raffinement à la musique populaire brésilienne et ouvert la voie au jazz. Il est l’un des plus illustres compositeurs de musique populaire du xxe siècle, comparable à Gershwin en ce qu’il sut, comme lui, unir musique savante et populaire. Il introduisit des points plus techniques : l’usage d’une seule note mélodique (Samba de una nota So), les accords en quartes pour un aspect liturgique, les harmonies impressionnistes à la Debussy («Dindi»), l’influence de certaines compositions de Darius Milhaud sur les quartiers de Rio. La comparaison avec Gershwin au delà de sa pertinence ne peut qu’exalter le pianiste qui a repris à sa manière la Rhapsody in Blue et qui a lancé un projet pharaonique avec des arrangements pour orchestre symphonique ( Strasbourg).

Sans reculer devant Chega de Saudade, incontournable, Géraldine Laurent et Paul Lay sortent des sentiers battus pour explorer un catalogue foisonnant de plusieurs centaines de titres. Ils commencent par Piano na mangueira puis Valsa de porto das Caixas. Pas assez calée en Jobim, je ne sais ni prononcer les titres brésiliens ni reconnaître les thèmes…Mais cette inquiétude n’est pas vraiment fondée car on retrouve les effluves, les fragments de certaines mélodies, les harmoniques qui nous remettent sur la voie de cet univers étranger et pourtant familier. Duke Ellington ne disait-il pas que « quand on admire le travail de quelqu’un, on en absorbe une partie »? Si nos deux complices traduisent le maître à leur manière, loin des clichés d’une saudade alanguie, leur Jobim est bien vivant : il offre un terrain de jeu à ces deux improvisateurs qui n’aiment rien tant que la prise de risque et le lâcher-prise. Ça s’affole sur Surfboard, mais le coeur bat plus fort sur Inutil paysagem et sur le final Meditation, on se fixe en terre brésilienne. Difficile pourtant de vérifier en se repassant le CD car il n’ y aura pas d’album We love Jobim, ne nous restera donc qu’un souvenir ému. Le jazz c’est aussi la perte de ces instants uniques, fragiles dont on se souvient paradoxalement longtemps après. Surtout quand la musique et la danse traversent des musiciens formidables qui ont la capacité de jouer diversement car ils savent trouver le chemin de la musique dans chaque style.

JEANNE MICHARD LATIN QUINTET

ENTRE LAS FLORES

Changement radical de décor, de climat même si on reste dans le continent sud-américain et les musiques latines.

La jeune saxophoniste entendue ici même il y a deux ans quand elle remplaçait Céline Bonacina au baryton dans le Lady All Stars spécifiquement féminin de Rhoda Scott, s’est formée dans les clubs, les Jam sessions ( le collectif de Paris Jazz Sessions) tout en travaillant dans Orchid un orchestre paritaire qu’elle aime aussi citer.

Après un premier album Songes transatlantiques qui l’a fait connaître en 2021, elle fut nommée Révélation des Victoires de la Musique en 2023 et depuis, continue sur sa lancée avec un autre album de voyages Entre las Flores. Julien Lourau fut une aide précieuse lors de l’enregistrement en studio, sur le choix des prises et le mix. Peut être suis-je influencée mais il m’a semblé reconnaître comme en filigrane la mémoire de The Rise (2002 sur label Bleu ).

Avec ce quintet Jeanne Michard ose faire une musique plus proche d’elle, moins calquée sur des formes et arrangements traditionnels. Elle a cherché comment utiliser les rythmiques cubaines, à se rapprocher de formes plus instinctives. Le résultat est plus frais au niveau des sons, des mélodies, des thèmes, dans une cohabitation du jazz, de l’impro, des percussions ( congas ou tumbas, guiro, maracas…) et rythmiques afro-cubaines. Son jeu au ténor est puissant, sous emprise rollinsienne, le son velouté et pourtant rauque mais elle se tient toujours comme en retrait, en accompagnement de ses guest stars qui soutiennent, colorent, épicent la musique; on a alors sur scène un septet vibrant et remuant en la personne de Paloma Pradal, chanteuse et danseuse flamenca ( remarquée sur Jaleo de Louis Winsberg ) ce soir toute de blanc vêtue et en baskets et du violoniste percussionniste Nelson Palacios qui renforce les percussions et voix de Pedro Barrios.

Cet engagement complet de Jeanne Michard dans ces musiques rythmées lui vient d’un voyage de six mois en Amérique latine où elle s’est frottée aux musiques et instruments de nombreux pays, achetant même un charango, cet instrument à six cordes doubles, caractéristique de la culture andine. Un coup de foudre authentique, un tropisme puissant qu’elle tente de revivre sur scène avec ses amis dans la chaleur, la jubilation des musiques latines, guajiras, salsas où la danse et le chant sont intimement liés. Des tourneries qui s’enroulent autour de quelques mots, expressions répétées à loisir jusqu’à épuisement. ( Asi se formo et Tumbao de la Guajiro). La saxophoniste prône le rassemblement, sensible à l’attraction du collectif dans une chanson au titre très explicite Main dans la main. Elle reprend aussi des compos de son premier album comme cette Berceuse qu’elle dédie aux insomniaques avec cette couleur des tambours bata si particulière pour mieux appréhender la nuit. Elle confesse encore sa découverte émerveillée d’Alfredo Rodriguez dans un album Cuba Linda dans Tumba pa’ Alfredo lui aussi calé sur la mélodie des tambours.

Le public est ravi, il en redemande, se remue sur Acuerdate de tus suenos. Un spectacle réussi qui rassemble dans la bonne humeur : visiblement, l’objectif est atteint!

Sophie Chambon