Jazz à Vienne : une escale en pays de hard bop.
La riche profusion du programme de Jazz à Vienne fait que les jours s’y suivent sans se ressembler. De passage pour un soir, le spectateur itinérant constatait qu’il avait la veille manqué Sting et que, repartant le lendemain, il serait privé de Jean-Jacques Milteau, Eric Bibb, et quelques autres. Arpentant dès l’après-midi les escarpements de cette ville à flanc de coteau, entre Jardins de Cybèle et Théâtre antique, l’impénitent festivalier entendit ainsi la répétition du Stanford Jazz Orchestra, une bribe du concert solo donné par le jeune prodige chinois du piano A Bu, trois thèmes du duo Romain Cuoq-Anthony Jambon (saxophone ténor-guitare), sans oublier les rituelles (et sympathiques) conférences de presse. Bref ce fut une espèce de marathon dont la gratification conclusive serait la soirée « Jazz Legends », autour de quelques grandes figures de ce que l’on appelait naguère le hard bop.
The Cookers pendant la balance, vers 18h sur la scène du Théâtre Antique
The Cookers featuring Chico Freeman : Donald Harrison (saxophone alto), Billy Harper (saxophone ténor), Eddie Henderson & David Weiss (trompettes), George Cables (piano), Cecil McBee (contrebasse), Billy Hart (batterie) ; invité Chico Freeman (saxophone ténor).
The Messengers Legacy featuring Benny Golson : Craig Handy (saxophone ténor), Brian Lynch (trompette), Robin Eubanks (trombone), Johnny O’Neal (piano), Essiet Okon Essiet (contrebasse), Ralph Peterson (batterie) ; invité Benny Golson (saxophone ténor).
Jazz à Vienne, Théâtre Antique, 9 juillet 2015
Lors de la conférence de presse le trompettiste David Weiss, animateur du groupe The Cookers, se défendit à juste raison de tout revivalisme. C’est maintenant que lui et ses partenaires jouent une musique qui certes se réfère à l’histoire, mais se compose et se joue aujourd’hui. J’eus l’occasion de lui dire en aparté, à l’issue du point de presse, que j’approuvais sa prise de position, en cela conforté par le souvenir que Now’s the Time, thème précurseur de ce que serait le hard bop, avait vu le jour en plein bebop, adoubé par le grand Charlie Parker en personne : maintenant, c’est toujours et déjà maintenant. Oublions donc la chronologie et la taxinomie stylistique pour nous concentrer sur la musique. Pendant ladite conférence de presse, le même David Weiss faisait remarquer que, pour faire une bonne équipe de basket ball, l’important n’est pas de recruter quelques stars mais de choisir les joueurs idoines et d’insuffler un esprit d’équipe. Cet esprit ne fait nullement défaut aux membres de Cookers, et le groupe fonctionne de manière permanente depuis quelques lurettes. Ses membres ont joué avec le gratin du hard bop et des styles qui ont suivi, sous étiquette Blue Note ou ailleurs, et il est clair qu »ils n’ont rien à prouver. Leur connivence est totale, qu’ils jouent des thèmes composés par leurs soins ou les empruntent à d’autres. La rituelle succession de solos n’est pas lassante, pour de multiples raisons : il y a là d’indiscutables moments de grâce (Eddie Henderson, Billy Harper, Donald Harrisson….), et chaque solo connaît ses relances par des tutti pertinents et enthousiastes . Et quand survient Chico Freeman, invité vers le fin du concert, d’abord sur une composition de Cecil McBee (Sleepin’ and Slidin ‘ , un blues tordu et déconstruit), puis sur un thème de Freddie Hubbard (The Core, extrait de l’album « The Night of the Cookers », 1965, Blue Note, d’où le groupe tire son nom), l’esprit des chases du bon vieux temps est à l’ordre du jour : Chico freeman et Billy Harper « se tirent la bourre » avec passion et sportivité, et le public, chroniqueur compris, est comblé.
Lonely Benny : Benny Golson se concentre en coulisses, avant d’aller rejoindre sur scène le Messengers Legacy, qui vient de commencer son concert
Avec The Messengers Legacy, on est assurément en présence d’un All stars, composé d’anciens partenaires, à différentes époques, des Jazz Messengers d’Art Blakey, y compris le batteur Ralph Peterson, que Blakey avait choisi pour le seconder en 1983. Après une succession de solos dont un, stratosphérique et un peu ostentatoire, de Brian Lynch, le groupe fait une pause pour écouter le pianiste, seul à son instrument, chanter un vieux thème de Eubie Blake, I’ll give a dollar for ad dime : moment de poésie mélancolique qui culmine quand Johnny O’Neal détourne le texte de la sorte : « I’ll give a dollar for a dime to ear the Legendary Messengers one more time ». Juste après entre en scène le Maître-étalon, compositeur-en-chef de quelques unes des plus belles pages des Jazz Messengers : Benny Golson. Passage obligé par Blues March, Moanin’ , and C°, mais l’essentiel n’est pas là ; dans cette ambiance survoltée, très Messengers, les solos de Benny Golson sont aériens, détendus, empreints d’une grâce lesterienne. Comme une indéfectible idée du bonheur.
Chico Freeman Quartet : Chico Freeman (saxophones ténor & soprano), Antonio Farao (piano), Heiri Känzig (contrebasse), Billy Hart (batterie).
Jazz à Vienne, Club de Minuit, nuit du 9 au 10 juillet 2015
À peine le Messengers Legacy a-t-il quitté la scène que le chroniqueur file vers le Club de Minuit, traditionnellement installé dans le Théâtre de Vienne, pour être assuré de se glisser dans un public qui se presse nombreux à ce concert gratuit. Il était temps : l’ultime strapontin offre l’hospitalité au séant du jazzophile impénitent. Chico Freeman est ici avec un nouveau quartette, qui vient de publier en Autriche un CD, « Spoken into Existenc
e », sous le label Jive Music (http://jivemusic.at/index.php/our-products/2015-2014-2013-2012/spoken-into-existence).
Le concert commence avec Elvin, un thème que Chico Freeman avait composé, et enregistré, dans un disque en hommage à Elvin Jones, avec en invité Joe Lovano (« Elvin » Jive Music, 2012). Le batteur régulier, Michael Baker, retenu aux USA, est remplacé au pied levé par Billy Hart, qui jouait 3 heures plus tôt sur la grande scène avec The Cookers. D’entrée de jeu, le groupe monte en pression, et passe ensuite au répertoire de son nouveau CD. Chico Freeman s’engage dans la plus grande expressivité, la rythmique dialogue à chaque mesure, et Antonio Farao s’engouffre sur les traces de McCoy Tyner, parfois jusqu’au vertige. Chico Freeman passe au soprano pour Dance of Light for Luani, et la magie opère aussi sur tempo lent et expression retenue. Suit un blues avec retour au jeu le plus exacerbé, avant d’aborder une belle composition du pianiste, Black Inside. Bonheur parfait.
Le quartette de Chico Freeman jouera le 30 août en Clôture du festival de Clermont en Genevois, organisé par le Jazz Club d’Annecy.
Sitôt après le plumitif itinérant file au Jazzmix, dans le Magic Mirror installé près du Rhône. Là, comme chaque soir, un public de jeunes gens où votre serviteur fait figure d’ancêtre s’emballe pour des musiques alternatives, à grand renfort d’infra-basses et de rythmes hypnotiques. Il y a ceux qui restent dehors, servis par une généreuse et peu fidèle sono, tout en sirotant leur bière ; et puis les mordus, près de la scène, qui se gavent de décibels en assistant à l’éclosion d’un art inclassable, avec Le Cabaret Contemporain. Au prétexte d’une évocation de Moondog deux chanteuses (Isabel Sörling & Linda Olah) s’embarquent dans une joute syncopée proprement hallucinante de précision et d’audace. C’est comme une escapade vers « Tout un monde lointain, absent, presque défunt », sans Baudelaire ni Dutilleux, mais avec le drôle de piano mat et rythmique de Fabrizio Rat Ferrero, les contrebasses percussives de Ronan Courty & Simon Drappier, et la batterie toute en toms et basses (et même infra-basses) de Julien Loutelier. Les chanteuses jouent finement sur un dialogue tout en répétitions, mais comme dans la grande musique répétitive, l’important n’est pas la répétition mais la différence, l’écart, l’infime variation…. Jouissif et fascinant !
Xavier Prévost
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La riche profusion du programme de Jazz à Vienne fait que les jours s’y suivent sans se ressembler. De passage pour un soir, le spectateur itinérant constatait qu’il avait la veille manqué Sting et que, repartant le lendemain, il serait privé de Jean-Jacques Milteau, Eric Bibb, et quelques autres. Arpentant dès l’après-midi les escarpements de cette ville à flanc de coteau, entre Jardins de Cybèle et Théâtre antique, l’impénitent festivalier entendit ainsi la répétition du Stanford Jazz Orchestra, une bribe du concert solo donné par le jeune prodige chinois du piano A Bu, trois thèmes du duo Romain Cuoq-Anthony Jambon (saxophone ténor-guitare), sans oublier les rituelles (et sympathiques) conférences de presse. Bref ce fut une espèce de marathon dont la gratification conclusive serait la soirée « Jazz Legends », autour de quelques grandes figures de ce que l’on appelait naguère le hard bop.
The Cookers pendant la balance, vers 18h sur la scène du Théâtre Antique
The Cookers featuring Chico Freeman : Donald Harrison (saxophone alto), Billy Harper (saxophone ténor), Eddie Henderson & David Weiss (trompettes), George Cables (piano), Cecil McBee (contrebasse), Billy Hart (batterie) ; invité Chico Freeman (saxophone ténor).
The Messengers Legacy featuring Benny Golson : Craig Handy (saxophone ténor), Brian Lynch (trompette), Robin Eubanks (trombone), Johnny O’Neal (piano), Essiet Okon Essiet (contrebasse), Ralph Peterson (batterie) ; invité Benny Golson (saxophone ténor).
Jazz à Vienne, Théâtre Antique, 9 juillet 2015
Lors de la conférence de presse le trompettiste David Weiss, animateur du groupe The Cookers, se défendit à juste raison de tout revivalisme. C’est maintenant que lui et ses partenaires jouent une musique qui certes se réfère à l’histoire, mais se compose et se joue aujourd’hui. J’eus l’occasion de lui dire en aparté, à l’issue du point de presse, que j’approuvais sa prise de position, en cela conforté par le souvenir que Now’s the Time, thème précurseur de ce que serait le hard bop, avait vu le jour en plein bebop, adoubé par le grand Charlie Parker en personne : maintenant, c’est toujours et déjà maintenant. Oublions donc la chronologie et la taxinomie stylistique pour nous concentrer sur la musique. Pendant ladite conférence de presse, le même David Weiss faisait remarquer que, pour faire une bonne équipe de basket ball, l’important n’est pas de recruter quelques stars mais de choisir les joueurs idoines et d’insuffler un esprit d’équipe. Cet esprit ne fait nullement défaut aux membres de Cookers, et le groupe fonctionne de manière permanente depuis quelques lurettes. Ses membres ont joué avec le gratin du hard bop et des styles qui ont suivi, sous étiquette Blue Note ou ailleurs, et il est clair qu »ils n’ont rien à prouver. Leur connivence est totale, qu’ils jouent des thèmes composés par leurs soins ou les empruntent à d’autres. La rituelle succession de solos n’est pas lassante, pour de multiples raisons : il y a là d’indiscutables moments de grâce (Eddie Henderson, Billy Harper, Donald Harrisson….), et chaque solo connaît ses relances par des tutti pertinents et enthousiastes . Et quand survient Chico Freeman, invité vers le fin du concert, d’abord sur une composition de Cecil McBee (Sleepin’ and Slidin ‘ , un blues tordu et déconstruit), puis sur un thème de Freddie Hubbard (The Core, extrait de l’album « The Night of the Cookers », 1965, Blue Note, d’où le groupe tire son nom), l’esprit des chases du bon vieux temps est à l’ordre du jour : Chico freeman et Billy Harper « se tirent la bourre » avec passion et sportivité, et le public, chroniqueur compris, est comblé.
Lonely Benny : Benny Golson se concentre en coulisses, avant d’aller rejoindre sur scène le Messengers Legacy, qui vient de commencer son concert
Avec The Messengers Legacy, on est assurément en présence d’un All stars, composé d’anciens partenaires, à différentes époques, des Jazz Messengers d’Art Blakey, y compris le batteur Ralph Peterson, que Blakey avait choisi pour le seconder en 1983. Après une succession de solos dont un, stratosphérique et un peu ostentatoire, de Brian Lynch, le groupe fait une pause pour écouter le pianiste, seul à son instrument, chanter un vieux thème de Eubie Blake, I’ll give a dollar for ad dime : moment de poésie mélancolique qui culmine quand Johnny O’Neal détourne le texte de la sorte : « I’ll give a dollar for a dime to ear the Legendary Messengers one more time ». Juste après entre en scène le Maître-étalon, compositeur-en-chef de quelques unes des plus belles pages des Jazz Messengers : Benny Golson. Passage obligé par Blues March, Moanin’ , and C°, mais l’essentiel n’est pas là ; dans cette ambiance survoltée, très Messengers, les solos de Benny Golson sont aériens, détendus, empreints d’une grâce lesterienne. Comme une indéfectible idée du bonheur.
Chico Freeman Quartet : Chico Freeman (saxophones ténor & soprano), Antonio Farao (piano), Heiri Känzig (contrebasse), Billy Hart (batterie).
Jazz à Vienne, Club de Minuit, nuit du 9 au 10 juillet 2015
À peine le Messengers Legacy a-t-il quitté la scène que le chroniqueur file vers le Club de Minuit, traditionnellement installé dans le Théâtre de Vienne, pour être assuré de se glisser dans un public qui se presse nombreux à ce concert gratuit. Il était temps : l’ultime strapontin offre l’hospitalité au séant du jazzophile impénitent. Chico Freeman est ici avec un nouveau quartette, qui vient de publier en Autriche un CD, « Spoken into Existenc
e », sous le label Jive Music (http://jivemusic.at/index.php/our-products/2015-2014-2013-2012/spoken-into-existence).
Le concert commence avec Elvin, un thème que Chico Freeman avait composé, et enregistré, dans un disque en hommage à Elvin Jones, avec en invité Joe Lovano (« Elvin » Jive Music, 2012). Le batteur régulier, Michael Baker, retenu aux USA, est remplacé au pied levé par Billy Hart, qui jouait 3 heures plus tôt sur la grande scène avec The Cookers. D’entrée de jeu, le groupe monte en pression, et passe ensuite au répertoire de son nouveau CD. Chico Freeman s’engage dans la plus grande expressivité, la rythmique dialogue à chaque mesure, et Antonio Farao s’engouffre sur les traces de McCoy Tyner, parfois jusqu’au vertige. Chico Freeman passe au soprano pour Dance of Light for Luani, et la magie opère aussi sur tempo lent et expression retenue. Suit un blues avec retour au jeu le plus exacerbé, avant d’aborder une belle composition du pianiste, Black Inside. Bonheur parfait.
Le quartette de Chico Freeman jouera le 30 août en Clôture du festival de Clermont en Genevois, organisé par le Jazz Club d’Annecy.
Sitôt après le plumitif itinérant file au Jazzmix, dans le Magic Mirror installé près du Rhône. Là, comme chaque soir, un public de jeunes gens où votre serviteur fait figure d’ancêtre s’emballe pour des musiques alternatives, à grand renfort d’infra-basses et de rythmes hypnotiques. Il y a ceux qui restent dehors, servis par une généreuse et peu fidèle sono, tout en sirotant leur bière ; et puis les mordus, près de la scène, qui se gavent de décibels en assistant à l’éclosion d’un art inclassable, avec Le Cabaret Contemporain. Au prétexte d’une évocation de Moondog deux chanteuses (Isabel Sörling & Linda Olah) s’embarquent dans une joute syncopée proprement hallucinante de précision et d’audace. C’est comme une escapade vers « Tout un monde lointain, absent, presque défunt », sans Baudelaire ni Dutilleux, mais avec le drôle de piano mat et rythmique de Fabrizio Rat Ferrero, les contrebasses percussives de Ronan Courty & Simon Drappier, et la batterie toute en toms et basses (et même infra-basses) de Julien Loutelier. Les chanteuses jouent finement sur un dialogue tout en répétitions, mais comme dans la grande musique répétitive, l’important n’est pas la répétition mais la différence, l’écart, l’infime variation…. Jouissif et fascinant !
Xavier Prévost
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La riche profusion du programme de Jazz à Vienne fait que les jours s’y suivent sans se ressembler. De passage pour un soir, le spectateur itinérant constatait qu’il avait la veille manqué Sting et que, repartant le lendemain, il serait privé de Jean-Jacques Milteau, Eric Bibb, et quelques autres. Arpentant dès l’après-midi les escarpements de cette ville à flanc de coteau, entre Jardins de Cybèle et Théâtre antique, l’impénitent festivalier entendit ainsi la répétition du Stanford Jazz Orchestra, une bribe du concert solo donné par le jeune prodige chinois du piano A Bu, trois thèmes du duo Romain Cuoq-Anthony Jambon (saxophone ténor-guitare), sans oublier les rituelles (et sympathiques) conférences de presse. Bref ce fut une espèce de marathon dont la gratification conclusive serait la soirée « Jazz Legends », autour de quelques grandes figures de ce que l’on appelait naguère le hard bop.
The Cookers pendant la balance, vers 18h sur la scène du Théâtre Antique
The Cookers featuring Chico Freeman : Donald Harrison (saxophone alto), Billy Harper (saxophone ténor), Eddie Henderson & David Weiss (trompettes), George Cables (piano), Cecil McBee (contrebasse), Billy Hart (batterie) ; invité Chico Freeman (saxophone ténor).
The Messengers Legacy featuring Benny Golson : Craig Handy (saxophone ténor), Brian Lynch (trompette), Robin Eubanks (trombone), Johnny O’Neal (piano), Essiet Okon Essiet (contrebasse), Ralph Peterson (batterie) ; invité Benny Golson (saxophone ténor).
Jazz à Vienne, Théâtre Antique, 9 juillet 2015
Lors de la conférence de presse le trompettiste David Weiss, animateur du groupe The Cookers, se défendit à juste raison de tout revivalisme. C’est maintenant que lui et ses partenaires jouent une musique qui certes se réfère à l’histoire, mais se compose et se joue aujourd’hui. J’eus l’occasion de lui dire en aparté, à l’issue du point de presse, que j’approuvais sa prise de position, en cela conforté par le souvenir que Now’s the Time, thème précurseur de ce que serait le hard bop, avait vu le jour en plein bebop, adoubé par le grand Charlie Parker en personne : maintenant, c’est toujours et déjà maintenant. Oublions donc la chronologie et la taxinomie stylistique pour nous concentrer sur la musique. Pendant ladite conférence de presse, le même David Weiss faisait remarquer que, pour faire une bonne équipe de basket ball, l’important n’est pas de recruter quelques stars mais de choisir les joueurs idoines et d’insuffler un esprit d’équipe. Cet esprit ne fait nullement défaut aux membres de Cookers, et le groupe fonctionne de manière permanente depuis quelques lurettes. Ses membres ont joué avec le gratin du hard bop et des styles qui ont suivi, sous étiquette Blue Note ou ailleurs, et il est clair qu »ils n’ont rien à prouver. Leur connivence est totale, qu’ils jouent des thèmes composés par leurs soins ou les empruntent à d’autres. La rituelle succession de solos n’est pas lassante, pour de multiples raisons : il y a là d’indiscutables moments de grâce (Eddie Henderson, Billy Harper, Donald Harrisson….), et chaque solo connaît ses relances par des tutti pertinents et enthousiastes . Et quand survient Chico Freeman, invité vers le fin du concert, d’abord sur une composition de Cecil McBee (Sleepin’ and Slidin ‘ , un blues tordu et déconstruit), puis sur un thème de Freddie Hubbard (The Core, extrait de l’album « The Night of the Cookers », 1965, Blue Note, d’où le groupe tire son nom), l’esprit des chases du bon vieux temps est à l’ordre du jour : Chico freeman et Billy Harper « se tirent la bourre » avec passion et sportivité, et le public, chroniqueur compris, est comblé.
Lonely Benny : Benny Golson se concentre en coulisses, avant d’aller rejoindre sur scène le Messengers Legacy, qui vient de commencer son concert
Avec The Messengers Legacy, on est assurément en présence d’un All stars, composé d’anciens partenaires, à différentes époques, des Jazz Messengers d’Art Blakey, y compris le batteur Ralph Peterson, que Blakey avait choisi pour le seconder en 1983. Après une succession de solos dont un, stratosphérique et un peu ostentatoire, de Brian Lynch, le groupe fait une pause pour écouter le pianiste, seul à son instrument, chanter un vieux thème de Eubie Blake, I’ll give a dollar for ad dime : moment de poésie mélancolique qui culmine quand Johnny O’Neal détourne le texte de la sorte : « I’ll give a dollar for a dime to ear the Legendary Messengers one more time ». Juste après entre en scène le Maître-étalon, compositeur-en-chef de quelques unes des plus belles pages des Jazz Messengers : Benny Golson. Passage obligé par Blues March, Moanin’ , and C°, mais l’essentiel n’est pas là ; dans cette ambiance survoltée, très Messengers, les solos de Benny Golson sont aériens, détendus, empreints d’une grâce lesterienne. Comme une indéfectible idée du bonheur.
Chico Freeman Quartet : Chico Freeman (saxophones ténor & soprano), Antonio Farao (piano), Heiri Känzig (contrebasse), Billy Hart (batterie).
Jazz à Vienne, Club de Minuit, nuit du 9 au 10 juillet 2015
À peine le Messengers Legacy a-t-il quitté la scène que le chroniqueur file vers le Club de Minuit, traditionnellement installé dans le Théâtre de Vienne, pour être assuré de se glisser dans un public qui se presse nombreux à ce concert gratuit. Il était temps : l’ultime strapontin offre l’hospitalité au séant du jazzophile impénitent. Chico Freeman est ici avec un nouveau quartette, qui vient de publier en Autriche un CD, « Spoken into Existenc
e », sous le label Jive Music (http://jivemusic.at/index.php/our-products/2015-2014-2013-2012/spoken-into-existence).
Le concert commence avec Elvin, un thème que Chico Freeman avait composé, et enregistré, dans un disque en hommage à Elvin Jones, avec en invité Joe Lovano (« Elvin » Jive Music, 2012). Le batteur régulier, Michael Baker, retenu aux USA, est remplacé au pied levé par Billy Hart, qui jouait 3 heures plus tôt sur la grande scène avec The Cookers. D’entrée de jeu, le groupe monte en pression, et passe ensuite au répertoire de son nouveau CD. Chico Freeman s’engage dans la plus grande expressivité, la rythmique dialogue à chaque mesure, et Antonio Farao s’engouffre sur les traces de McCoy Tyner, parfois jusqu’au vertige. Chico Freeman passe au soprano pour Dance of Light for Luani, et la magie opère aussi sur tempo lent et expression retenue. Suit un blues avec retour au jeu le plus exacerbé, avant d’aborder une belle composition du pianiste, Black Inside. Bonheur parfait.
Le quartette de Chico Freeman jouera le 30 août en Clôture du festival de Clermont en Genevois, organisé par le Jazz Club d’Annecy.
Sitôt après le plumitif itinérant file au Jazzmix, dans le Magic Mirror installé près du Rhône. Là, comme chaque soir, un public de jeunes gens où votre serviteur fait figure d’ancêtre s’emballe pour des musiques alternatives, à grand renfort d’infra-basses et de rythmes hypnotiques. Il y a ceux qui restent dehors, servis par une généreuse et peu fidèle sono, tout en sirotant leur bière ; et puis les mordus, près de la scène, qui se gavent de décibels en assistant à l’éclosion d’un art inclassable, avec Le Cabaret Contemporain. Au prétexte d’une évocation de Moondog deux chanteuses (Isabel Sörling & Linda Olah) s’embarquent dans une joute syncopée proprement hallucinante de précision et d’audace. C’est comme une escapade vers « Tout un monde lointain, absent, presque défunt », sans Baudelaire ni Dutilleux, mais avec le drôle de piano mat et rythmique de Fabrizio Rat Ferrero, les contrebasses percussives de Ronan Courty & Simon Drappier, et la batterie toute en toms et basses (et même infra-basses) de Julien Loutelier. Les chanteuses jouent finement sur un dialogue tout en répétitions, mais comme dans la grande musique répétitive, l’important n’est pas la répétition mais la différence, l’écart, l’infime variation…. Jouissif et fascinant !
Xavier Prévost
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La riche profusion du programme de Jazz à Vienne fait que les jours s’y suivent sans se ressembler. De passage pour un soir, le spectateur itinérant constatait qu’il avait la veille manqué Sting et que, repartant le lendemain, il serait privé de Jean-Jacques Milteau, Eric Bibb, et quelques autres. Arpentant dès l’après-midi les escarpements de cette ville à flanc de coteau, entre Jardins de Cybèle et Théâtre antique, l’impénitent festivalier entendit ainsi la répétition du Stanford Jazz Orchestra, une bribe du concert solo donné par le jeune prodige chinois du piano A Bu, trois thèmes du duo Romain Cuoq-Anthony Jambon (saxophone ténor-guitare), sans oublier les rituelles (et sympathiques) conférences de presse. Bref ce fut une espèce de marathon dont la gratification conclusive serait la soirée « Jazz Legends », autour de quelques grandes figures de ce que l’on appelait naguère le hard bop.
The Cookers pendant la balance, vers 18h sur la scène du Théâtre Antique
The Cookers featuring Chico Freeman : Donald Harrison (saxophone alto), Billy Harper (saxophone ténor), Eddie Henderson & David Weiss (trompettes), George Cables (piano), Cecil McBee (contrebasse), Billy Hart (batterie) ; invité Chico Freeman (saxophone ténor).
The Messengers Legacy featuring Benny Golson : Craig Handy (saxophone ténor), Brian Lynch (trompette), Robin Eubanks (trombone), Johnny O’Neal (piano), Essiet Okon Essiet (contrebasse), Ralph Peterson (batterie) ; invité Benny Golson (saxophone ténor).
Jazz à Vienne, Théâtre Antique, 9 juillet 2015
Lors de la conférence de presse le trompettiste David Weiss, animateur du groupe The Cookers, se défendit à juste raison de tout revivalisme. C’est maintenant que lui et ses partenaires jouent une musique qui certes se réfère à l’histoire, mais se compose et se joue aujourd’hui. J’eus l’occasion de lui dire en aparté, à l’issue du point de presse, que j’approuvais sa prise de position, en cela conforté par le souvenir que Now’s the Time, thème précurseur de ce que serait le hard bop, avait vu le jour en plein bebop, adoubé par le grand Charlie Parker en personne : maintenant, c’est toujours et déjà maintenant. Oublions donc la chronologie et la taxinomie stylistique pour nous concentrer sur la musique. Pendant ladite conférence de presse, le même David Weiss faisait remarquer que, pour faire une bonne équipe de basket ball, l’important n’est pas de recruter quelques stars mais de choisir les joueurs idoines et d’insuffler un esprit d’équipe. Cet esprit ne fait nullement défaut aux membres de Cookers, et le groupe fonctionne de manière permanente depuis quelques lurettes. Ses membres ont joué avec le gratin du hard bop et des styles qui ont suivi, sous étiquette Blue Note ou ailleurs, et il est clair qu »ils n’ont rien à prouver. Leur connivence est totale, qu’ils jouent des thèmes composés par leurs soins ou les empruntent à d’autres. La rituelle succession de solos n’est pas lassante, pour de multiples raisons : il y a là d’indiscutables moments de grâce (Eddie Henderson, Billy Harper, Donald Harrisson….), et chaque solo connaît ses relances par des tutti pertinents et enthousiastes . Et quand survient Chico Freeman, invité vers le fin du concert, d’abord sur une composition de Cecil McBee (Sleepin’ and Slidin ‘ , un blues tordu et déconstruit), puis sur un thème de Freddie Hubbard (The Core, extrait de l’album « The Night of the Cookers », 1965, Blue Note, d’où le groupe tire son nom), l’esprit des chases du bon vieux temps est à l’ordre du jour : Chico freeman et Billy Harper « se tirent la bourre » avec passion et sportivité, et le public, chroniqueur compris, est comblé.
Lonely Benny : Benny Golson se concentre en coulisses, avant d’aller rejoindre sur scène le Messengers Legacy, qui vient de commencer son concert
Avec The Messengers Legacy, on est assurément en présence d’un All stars, composé d’anciens partenaires, à différentes époques, des Jazz Messengers d’Art Blakey, y compris le batteur Ralph Peterson, que Blakey avait choisi pour le seconder en 1983. Après une succession de solos dont un, stratosphérique et un peu ostentatoire, de Brian Lynch, le groupe fait une pause pour écouter le pianiste, seul à son instrument, chanter un vieux thème de Eubie Blake, I’ll give a dollar for ad dime : moment de poésie mélancolique qui culmine quand Johnny O’Neal détourne le texte de la sorte : « I’ll give a dollar for a dime to ear the Legendary Messengers one more time ». Juste après entre en scène le Maître-étalon, compositeur-en-chef de quelques unes des plus belles pages des Jazz Messengers : Benny Golson. Passage obligé par Blues March, Moanin’ , and C°, mais l’essentiel n’est pas là ; dans cette ambiance survoltée, très Messengers, les solos de Benny Golson sont aériens, détendus, empreints d’une grâce lesterienne. Comme une indéfectible idée du bonheur.
Chico Freeman Quartet : Chico Freeman (saxophones ténor & soprano), Antonio Farao (piano), Heiri Känzig (contrebasse), Billy Hart (batterie).
Jazz à Vienne, Club de Minuit, nuit du 9 au 10 juillet 2015
À peine le Messengers Legacy a-t-il quitté la scène que le chroniqueur file vers le Club de Minuit, traditionnellement installé dans le Théâtre de Vienne, pour être assuré de se glisser dans un public qui se presse nombreux à ce concert gratuit. Il était temps : l’ultime strapontin offre l’hospitalité au séant du jazzophile impénitent. Chico Freeman est ici avec un nouveau quartette, qui vient de publier en Autriche un CD, « Spoken into Existenc
e », sous le label Jive Music (http://jivemusic.at/index.php/our-products/2015-2014-2013-2012/spoken-into-existence).
Le concert commence avec Elvin, un thème que Chico Freeman avait composé, et enregistré, dans un disque en hommage à Elvin Jones, avec en invité Joe Lovano (« Elvin » Jive Music, 2012). Le batteur régulier, Michael Baker, retenu aux USA, est remplacé au pied levé par Billy Hart, qui jouait 3 heures plus tôt sur la grande scène avec The Cookers. D’entrée de jeu, le groupe monte en pression, et passe ensuite au répertoire de son nouveau CD. Chico Freeman s’engage dans la plus grande expressivité, la rythmique dialogue à chaque mesure, et Antonio Farao s’engouffre sur les traces de McCoy Tyner, parfois jusqu’au vertige. Chico Freeman passe au soprano pour Dance of Light for Luani, et la magie opère aussi sur tempo lent et expression retenue. Suit un blues avec retour au jeu le plus exacerbé, avant d’aborder une belle composition du pianiste, Black Inside. Bonheur parfait.
Le quartette de Chico Freeman jouera le 30 août en Clôture du festival de Clermont en Genevois, organisé par le Jazz Club d’Annecy.
Sitôt après le plumitif itinérant file au Jazzmix, dans le Magic Mirror installé près du Rhône. Là, comme chaque soir, un public de jeunes gens où votre serviteur fait figure d’ancêtre s’emballe pour des musiques alternatives, à grand renfort d’infra-basses et de rythmes hypnotiques. Il y a ceux qui restent dehors, servis par une généreuse et peu fidèle sono, tout en sirotant leur bière ; et puis les mordus, près de la scène, qui se gavent de décibels en assistant à l’éclosion d’un art inclassable, avec Le Cabaret Contemporain. Au prétexte d’une évocation de Moondog deux chanteuses (Isabel Sörling & Linda Olah) s’embarquent dans une joute syncopée proprement hallucinante de précision et d’audace. C’est comme une escapade vers « Tout un monde lointain, absent, presque défunt », sans Baudelaire ni Dutilleux, mais avec le drôle de piano mat et rythmique de Fabrizio Rat Ferrero, les contrebasses percussives de Ronan Courty & Simon Drappier, et la batterie toute en toms et basses (et même infra-basses) de Julien Loutelier. Les chanteuses jouent finement sur un dialogue tout en répétitions, mais comme dans la grande musique répétitive, l’important n’est pas la répétition mais la différence, l’écart, l’infime variation…. Jouissif et fascinant !
Xavier Prévost