Jazz à Vitoria: Bacalao, le bon mot de Chucho
Vitoria Gasteiz est la capitale politique du Pays Basque outre Pyrénées, siège du gouvernement de la Communauté Autonome d’Euskadi qui vient de nommer son nouveau président. La ville ne possède pas les atouts touristiques de San Sebastian Donostia. Ni le,potentiel du nombre d’habitants donc d’audience de Bilbao la plus grande cité basque forte du demi million d’habitants de son agglomération. La ville organisait pourtant cette année son 47e festival de jazz, musique vivant en une semaine de juillet dans plusieurs lieux, salles où plein air. Pour Iñigo Zarate, président de l’association organisatrice et par lá même,directeur de Jazz à Vitoria, le problème des moyens vient notamment du fait que les édiles de sa ville ne considèrent pas que le festival représente un de ses atouts majeurs. En comparaison à leurs yeux l’édition annuelle d’un Iron Man au début de ce même mois de l’été apporte davantage à l’économie locale comme à l’image de la ville. Quant au festival lui même, le boss qui a repris il y a quelques années les rênes de l’événement jazz dans la province d’Alava, se pose comme d’autres la question de l’élargissement sinon du renouvellement du public. Avec deux idées fortes: impliquer les musiciens basques et espagnols en exposant leur travail, leurs créations dans la grande salle du Polideportivo de Mendizorrotza -3000 personnes de jauge maximum- Et chercher des idées pour assurer l’attraction d’une nouvelle génération « Cette année nous avons consacré par exemple notre dernière soirée à une accroche rap. Mais en donnant aux chanteurs ou DJ un cahier des charges obligé: insérer dans leur groupe des instrumentistes pratiquant le jazz. Façon pro-active de commencer à semer des graines de musique vivante dans le public ainsi attiré…»
19 juillet
Eddie Mejia (g), Bill Mc Henry (ts), Masa Kamaguchi (b), Ramon Pratt (dm)
´Teatro Principal Antzokia
Un son de guitare très clair, net. Le guitariste d’origine mexicaine installé à Barcelone inscrit son propos musical dans un ensemble mélodique soigné. Les lignes viennent, enchaînées toujours facilement identifiables. Au point que les parties solos ressortent d’une façon un peu académique. Bien fait, bien dit mais on sent que la musique glisse faute de relief. In fine le souffle du ténor (lui, américain ayant choisi d’exercer son métier également dans la capitale,catalane ) insiste en intensité. Bill Mc Henry tire son sax vers le,haut d’une sonorité teintée plus acide. Il donne ainsi au contenu un plus de présence. Çaa décolle enfin…légèrement, n’exagérons rien. Comme notait justement un confrère « Ce jazz est parfait pour vivre dans un club ». Dans la dimension d’un théâtre à l’italienne il manque de souffle…
Polideportivo Mendizorrotza
Sumrrá: Manuel Gutierrez (p), Xacobe Martínez Antelo (b), Lar Legido (dm) & Niño del Elche (voc)
Comment peut s’articuler le chant hors sol flamenco de Niño del Elche avec le jazz expressionniste en diable du trio galicien actif depuis près de vingt cinq ans et lauréat du Grand Prix Jazz d’Espagne 2022 ? Autrement dit: de quelle façon pourraient se célébrer les épousailles sauvages entre un élan d’improvisation collective et un jaillissement vocal individuel autant qu’à priori incontrôlable ? Pareille jonction artistique représente une sorte de pari. Le chanteur iconoclaste s’en sort avec ses armes propres, au delà du compréhensible question mots par le cri, les onomatopées, les vocalises, les déformations sonores du visage, la gestuelle du possédé (autant de dérapages, d’échappées libres artistiques proprement personnelles qui lui ont valu l’acrimonie et le rejet du mundillo flamenco traditionaliste)…ce qui rejoint le jeu de scène et de gadgets fort « lubatiens » d’un batteur bateleur, lui tout aussi extraverti.
Tout se joue par épisode, la syntaxe jazz «normalisée» pour l’occasion – séquence blues pour évoquer Rosa Parks- du trio précède ou succède (à) des tourbillons, des typhons de notes et de paroles du cantaor reconverti. Ainsi le chant du titre plein de sens premier «Amar» vient-il se loger le plus naturellement possible dans l’écrin d’un exercice pur swing porté par l’élan d’une bonne grosse dose de basse. Puis dans un récit là très flamenco ( Niño del Elche a côtoyé Enrique Morente chanteur flamenco iconique) dans ses tremblements de gorge (garganta, donne mieux en espagnol) Niño del Elche prend possession de la musique produite. La batterie du batteur soectacle à lui tout seul, percu façon fou du roi, l’aide bien en ce sens, venant clouer le sens du mot, les puissants échos du cri ( Libertas ) En toutes circonstances le piano de Xacobe Martinez Antelo màitre de forge bat le fer de ce drôle de jazz polymorphe tant il est chaud. Il définit, il incruste l’esprit des lignes musicales écrites ou soumises aux vertiges de l’improvisation. Dans ce décor pour lui singulier, qui sait un tantinet baroque Niño del Elche s’il se démarque, même s’il s’échappe des harmonies ex cathedra, yne se trouve jamais hors sujet pour autant. Ses capacités propres, l’éventail de ses techniques vocales le replacent in fine toujours au centre du jeu. Ses mots, ses phrases engagées gorgées de sens, d’images, d’une poésie réaliste en même temps content les contradictions de la vie.
Dans cette veine de musique créée in vivo, boostée par les « esprits »de l’improvisation le Ñiño, à VitoriaGasteiz, aura fait mieux que laisser couler sa substance. Il a imposé son pouls flamenco hybridé. Et plus par affinité. L’oeuvre d’ une figura donc, comme l’on dit dans ce genre musical né des gitans. Sumrrá pour sûr lui aura ouvert une nouvelle porte.
Michel Camilo (p) Tomatito (g)
On ne peut parler de surprise, d’émotion nouvelle tant leur collaboration depuis toutes ses années est émaillée de trace de scènes, de disques, de duos …Reste que dans la mesure où ils ont choisi de se rejoindre sur scène à nouveau c’est bien pour jouer, pour s’écouter, se challenger pourquoi pas dans le plaisir face au public. Avec de nouvelles pièces mises dans le jukebox de leur répertoire, puisant pour l’occasion du côté de Pat Metheny, Miles Davis, Chucho Valdes ou Éric Satie.
Des titres de référence en introduction face à face sur l’immense scène du Palais des Sports histoire de marquer leur territoire artistique. Le Libertango de Piazzola en forme de pas de danse puis Alfonsina y el Mar, balade nostalgique immortalisée notamment dans les voix de Violette Parra ou Omara Portuondo notamment. Tomatito visage de marbre sous son abondante chevelure sombre y révèle une sensibilité du bout des doigts sur les cordes aiguës en mode de célébration de l’air soyeux de cette chanson douce. Camilo lui n’a rien perdu de sa volubilité, ce toucher élastique caractéristique, son entrain à entrer dans les surprises comme à s’accaparer des caprices de l’improvisation. Et pour revisiter le Nardis de Miles Davis il y ajoute sa patte, cette façon intuitive d’entrer par le piano, via accords répétés ou déroulés vertigineux sur tout le clavier, d’entrer en mode percussion à vif. Autre moment partagé par le duo, autre catalogue de couleurs sonores: «Remembrance», pièce écrite initialement par Michel Camilo pour piano et orchestre laisse couler cool beaucoup de feeling mis en commun, beaucoup d’attentions mutuelles qui marquent les moments d’échange. Une singularité enfin: decouvrir en introduction du thème «Antonia», seul avec sa guitare, la façon mesurée, didactique qui sait, respectueuse en tous cas de Tomatito à investîr le monde très différent d’un de ses confrères guitariste, sacralisé lui dans les arcanes du jazz, Pat Metheny. Ceci dit, s’il faut en croire une interview parue dans le Correo, un journal de Vitoria, Tomatito veut maintenant enregistrer un disque de jazz..À NewYork de préférence…
En bouquet final les deux compères jetaient sur le parterre d’une audience ravie les fleurs pourpres d’un melging pot en opposition de phase question volume sonore : la mélancolie soft de l’adagio du concerto Aranjuez enchainé iilico avec le tonitruant «Spain» de Chick Corea. Un morceau de choix apte à régaler Camilo, autre maestro du piano és-physique sous le sourire enfin libéré de Tomatito. Public de Mendizorrotza qui avait fait le lleno – le plein– debout, évidemment ! Avidement.
20 juillet
Baptiste Trotignon (p), François Moutin (b), Gauthier Garrigues (dm)
Teatro Principal Antzokia
Un trio renové pour ce concert puisque François Moutin y participait par exemple pour la première fois. Qu’est donc allé chercher Baptiste Trotignon cans ce Brexit Music, album enregistré l’année passée ? « Des chansons qui m’ont marqué dans l’univers de la musique pop anglaise »
En chaque occasion de telles reinterprétentions on aura noté une grosse cohésion du trio, les impulsions du piano, aux bons endroits, aux carrefours convenus. Plus quelques échappées belles du pianiste inspirées sous le coup du bénéfice de l’impro. Sans compter l’influx d’un duo rythmique quasi fusionnel. Avec au final dans une cadence en accélération progressive et dans un climat teinté de l’épaisseur d’un blues, les bulles explosives de la basse de François Moutin, les frappes carrées de Gauthier Garrigues lui aussi nouveau dans l’exercice de ce trio. Et la façon espiègle à propos du «Message un a bottle» de Sting que mit Baptiste Trotignon à faire… sauter le bouchon strictement musical à l’heure du pintxo pote (apéro avec tapas au Pays Basque) roi dans le vieux Vitoria.
Ylian Canizarres (vln, voc, clav), Childo Tomas (elb, g), Ernestico Rodriguez Guzman (perc)
Polideportivo Mendizorrotza
Elle développe sa matière à partir de motifs très rythmiques imprimés au violon, rehaussés au besoin de coups d’archet secs. Ylian Canizares, musicienne cubaine s’appuie sur un terrain (terreau ?) musical très dense (Habanera) La voix surgit en rituel, avec ou sans filet de mots. Beaucoup d’Afrique résonne dans le roulement des tambours, les congas en version cubaine. La basse, énorme flux de graves, charrie des blocs de cette même terre – Childo Tomas vient du Mozambique. Suivent par une fenêtre ouverte des airs plus légers accrochant un filet de voix tendance aiguë. Ils flottent alors à même un substrat tendre d’accord de guitare (Contradicciones) Plus une gestuelle ou des gimmicks en guise, en prise d’appel à la danse. Cuba, son île, n’est jamais très loin de son sujet d’expression
Ylian Canizares n’est pas une virtuose de son instrument -elle utilise d’ailleurs désormais aussi un clavier électronique pour de cours intermèdes rythmiques. Elle sait parfaitement le faire sonner cependant afin de donner à son expression un relief maximal. Et puis bon, on l’avait découverte, suivie en complément d’objet sonore de groupes notamment menés par d’autres cubains, Chucho ou Omar Sosa par exemple. À la tête de ce trio brut de décollage elle s’avère être plus elle même. Elle s’affirme, plus construite, maîtresse de son sujet musical. Au final elle tend ainsi à ancrer son propos créatif accompagnée au départ par le seul tambour « Je voudrais dédier ce morceau, Yemaya, basé sur une mélodie ancestrale de chez nous, à Oxun, dans la mythologie afro cubaine des santerias, déesse de l’Amour et protectrice des femmes »
Chucho Valdes (p), Ramon Alvarez (voc), Eddie de Armas Jr, Oswaldo Fleites (tp), Luis Beltrán (as), Carlos Averhoff (ts), José A. Gola (elb), Julian Valdes, Roberto Jr Vizcaíno Torre (perc), Horacio «El Negro» Hernandez (dm)
Polideportivo Mendizorrotza
« Je ne pense pas pas cesser de jouer, non puisque la musique elle même ne s’est jamais arrêtée Et ne s’arrêtera jamais » nous confia-t-il dans le hall de l’hôtel, en provenance de Rome et avant un départ très tôt le matin suivant pour un concert à Alicante…À 82 ans il a choisi de refaire l’histoire de Irakere, 50 annés plus tard, avec par exemple au sax soprano Carlos Averhoff fils d’un des autres fondateurs de l’orchestre qui avait connaître au monde libre la musique afro- cubaine mijotée sous pression dans l’île sous le dur régime de Fidel. Quoi de plus pertinent pour lui, formé à l’apprentissage très académique donc classique dès son enfance par son père Bebo, lui même pianiste, que de retourner à la source du génie de Mozart. « Je l’ai tellement travaillé chez moi que j’ai intitulé cette composition Mozart de Cuba» Le voilà donc parti d’une des mélodies peuplant une sonate avant de plonger sous les habituelles vagues de chaleur des schémas rythmiques afro cubains. Chucho l’espiègle entonne ainsi une longue séquence par une introduction seul au piano au cours de laquelle il passe en revue sans difficulté d’expressivité aucune comme on se plongerait dans une discothèque, le piano classique, le piano jazz pour conclure bien entendu sur du piano mode afro cubain sous l’étiquette finale son et mambo. Suit une non moins longue pièce très dense «La estela va estallar» La section de cuivre terrible dans l’homogénéité a lancé le moteur de la machine. On baigne dans un Irakere revitalisée version XXIe siècle. Irrésistible en défilé de mesures toutes plus aptes à faire battre du pied trois mille aficionados vitorianos conquis…d’avance. Cadeau de la maison Irakere new look: un solo d’alto à mille notes sur mille volts de sonorité acide. Puis un chase, un défi de trompettes tel un concours d’archers, toutes les flèches cuivrées ayant atteint leur cible sur un fond d’écran de rythmes sans faille,. Tempo super up garanti.!
« Conga danse» est un jeu de mots facile de Chucho pour transcender l’historique «contre danse» introduite -comme la mazurka ou la polka dans d’autres îles de la Caraibe- dans le Cuba des colonies par des colons musiciens blancs…français. Second cadeau, cuivré encore: un premier jet en mode solo de ténor en compression de notes et de sons vertigineux. Puis vient une démonstration de congas à mains nues « mano dura » comme aimait á dire Ray Barretto percussionniste culte de Puerto Rico lui aussi. Soit une rafale de frappes, doigts et paumes de main sollicitées à vitesse grand V avec l’appui de la batterie non moins agissante de Hioracio El Negro Hernandez (un portoricain encore!)
Et là, à ce moment précis, surprise! Viennent s’assoir à nos côtés au premier rang, Baptiste Trotignon et François Moutin, protagonistes du concert de l’après midi (Voir compte rendu plus haut) tous deux visiblement très rapidement pris dans le tourbillon du combo de Chucho. Le pianiste français observe d’abord le ballet des mains sans fin de ce dernier, sorte de mouvement perpétuel immergé sur toute la longueur du clavier, image retransmise en gros plan d’ailleurs à cet instant sur le grand écran de bord de scène, pile face à lui. Saisi le pianiste Trotignon !
François Moutin lui, moins d’un quart d’heure plus tard se lèvera d’un bond, carrément, pris par les rythmes d’enfer insufflés dans la sonorisation, pour terminer sur une danse improvisée sous la poussée d’une salsa servie hot ! Faut dire que à tout moment du concert la section de cuivres sonne compacte, carton plein d’une machine implacable, terrible, impossible à contenir. Avec l’émotion qui va avec. Suit justement sans pouvoir prendre le temps de respirer un chant «salsero» lâché la encore plein pot.
La conclusion se fera sur le sujet culinaire symbolique du bacalao (la morue salée), plat partagé par les basques comme par les cubains. Chucho en défenseur de ce met goûteux déclenche avec le sourire un morceau intitulé fort à propos « El bacalao que lleva papas», soit l’ajout de pommes de terre à la préparation de la morue. Lequel thème déboulera in fine en une rumba de « sabor », au goût fort, très pimenté en langage musical cubain.
Robert Latxague
( Photos Robert Latxague sauf autrement annotée )