Jazz ao Centro 2023
Entre Porto et Lisbonne se dresse la ville universitaire de Coimbra, ancienne capitale du Portugal, aux rues escarpées et actuellement soumises à d’envahissants travaux. Le festival Jazz ao Centro, animé par une équipe de passionnés, s’y tenait pour la 21e fois au mois d’octobre, réparti sur trois weekends. Le premier vit se produire Lakecia Benjamin, Sven-Åke Johansson & Jan Jelinek, et le groupe féminin Lantana. Le second fait l’objet de ce compte-rendu, et le dernier accueillit Lotte Anker & Gabriel Ferrandini, Per Zanussi et João Mortágua.
Au Portugal, l’automne est arrivé ce jour. Au troisième étage d’un bâtiment ne payant pas de mine, sur une place que l’on atteint par des ruelles étroites, se trouve la salle Brasil, où les spectateurs s’installent entre la scène et le bar. Les grandes fenêtres ouvertes donnent sur une ruelle, dont les immeubles voisins se trouvent à moins de deux mètres – les voisins doivent aimer le jazz. Pour la première d’une série de huit dates, se présente le groupe cosmopolite de Mário Costa (b, comp) : outre le local de l’étape, s’y ébrouent le Vietnamien Cuong Vu (tp) et les incontournables du jazz made in France Benoît Delbecq (p, elec) et Bruno Chevillon (b). Le premier album de Costa, “Oxy Patina” a fait l’objet d’une révélation dans Jazz Magazine. Le répertoire de son successeur “Chromosome” est au programme. Sur une note fixe de basse à l’archet, on goûte le timbre de Cuong Vu, son jeu droit et clair, entendus chez Myra Melford et en leader dans un quartet avec Bill Frisell. Un jazz chaleureux se dessine, en adéquation avec l’éclairage tamisé. C’est rythmique, ouvert, libre et tenu à la fois : le meilleur de plusieurs mondes.
Par ses idées inépuisables et sa bonne humeur, Delbecq fait parfois songer à Herbie Hancock, par sa façon de se balader sur les structures sans les respecter tout à fait. Après une balade douce-amère, on prend un virage swing avec solo de trompette dans la tradition. Delbecq repart de zéro à chaque phrase, cherchant à se surprendre lui-même. Ces rythmes peuvent tout contenir, et la musique oscille entre foisonnement et légèreté. Des duos et trios se forment, tel ce passage de batterie avec clavier électrique crépitant ; Vu et Chevillon s’engouffrent sur ce terrain « electric Miles ». Le trompettiste joue d’une main et manie un laptop de l’autre, altérant sa sonorité ; de même, Delbecq se dédouble en jouant d’une main et en tapotant une corde de piano de l’autre. Les compositions semblent avoir été pensées pour donner un maximum de liberté aux individualités en présence, qui font montre d’une créativité tous azimuts. L’album correspondant est l’une des bonnes surprises de l’année 2023.
Au Teatro Académico Gil Vicente, la formation Chão Maior, composée de Yaw Tembe (comp, tp, elec), João Almeida (tp, elec), Leonor Arnaut (voc, elec), Norberto Lobo (elg, b, elec) et Ricardo Martins (dm, elec) fait l’objet d’une scénographie inaccoutumée (pour une instrumentation qui ne l’est pas moins), mais pas entièrement concluante au niveau du rendu acoustique, plutôt astringent et manquant du relief souhaité. Les spectateurs sont priés de s’asseoir sur la scène plutôt que sur les fauteuils du théâtre, autour d’une estrade où les musiciens sont disposés en cercle. Chacun d’entre eux est équipé de dispositifs électroniques. Ritournelles dissonantes à la Art Bears (groupe animé par Fred Frith à la fin des 70s) avec unisson des trompettes et intervalles free, voix démultipliées, échos acoustiques ou résultant de la manipulation des machines, hymne calypsoïde, tout concourt à un voyage psychédélique.
Le batteur vient manifestement du rock, et le guitariste semble en décalage avec l’esthétique du groupe, peut-être en rodage. Yaw Tembe délaisse parfois sa trompette pour l’EWI (electronic wind instrument, aux sonorités éthérées et extraterrestres). Les vents tracent un motif sur lequel se pose une mélodie complexe à la voix, avec un je-ne-sais-quoi tenant de la bossa dans la couleur. La pièce se désagrège et chacun n’en joue plus que des fragments. Des moments féeriques virent au trouble et à l’inquiétude. Je me déplace pour entendre sous un autre angle ce quintet ne relevant ni du domaine du jazz ni de l’improvisation, mais plein d’originalité. Nul doute qu’un concept sous-tende le projet. Enfin, sur un rythme trépidant, chacun se déchaîne : torrent de cymbales, ostinato de guitare, caracolade des trompettes.
Retour à la Salão Brazil pour un DJ set. Rui Miguel Abreu est un critique et ardent défenseur du jazz sous de multiples casquettes. Outre la presse locale, on peut lire ses articles en anglais dans le magazine We Jazz. Originaire de Coimbra, il mixe ce soir des 45 tours de jazz (!). Les titres sont dansants et de toutes les époques, du moins celles où sortaient des morceaux d’Elvin Jones, Miles Davis, Ahmad Jamal dans des versions de trois minutes… Après l’avoir croisé plusieurs fois à Lisbonne, en modérateur/conférencier chez le disquaire Jazz Messengers par exemple, c’est un plaisir d’entendre ce passeur passionné dans cette activité de médiation culturelle nocturne et informelle.
On enjambe le rio Montego pour se rendre au Couvent São Francisco pour le duo brésilien de Lívia et Fred, à savoir Lívia Nestrovski (voc) et Fred Ferreira (g, élec). Pas de vitraux, la lumière n’entre pas dans la salle à hauts plafonds. Au programme, des reprises de chansons peu connues de cet auditeur, aux paroles en portugais et en espagnol (j’apprends plus tard que les auteurs en sont Edu Lobo, Chico Buarque, Milton Nascimento, Kurt Weill, Zé Miguel Wisnik, Arrigo Barnabé, Maurice Ravel… n’ayant reconnu que la mexicaine Cucurrucucu paloma dans une version conforme à celle de Caetano Veloso). Pour cette esthétique d’essence mélodique, le guitariste met en valeur la chanteuse via une riche palette de jeu et d’effets, des arpèges aux nappes. Le chant ne s’embarrasse pas toujours de paroles, avec des proférations proches du yodel. La barrière de la langue est une chance, l’écoute ne se trouvant pas orientée par le sens des mots. Aucune routine ne s’installe, et le format n’empêche pas le recours à une variété de procédés : une pièce repose sur du tapping et des halètements. Une approche sans clichés, avec des effets parcimonieux mais essentiels. Les interprètes font ressortir les qualités émotionnelles de ces refrains. Le dernier tiers verse dans une certaine théâtralité, sur des airs plus célèbres et moins ouvragés, qui me fait préférer la singularité du début.
Luís Vicente (tp), William Parker (b), Aleksandar Škorić (dm)
Mark Sanders, qui devait remplacer Hamid Drake, est absent pour raison de santé. Le Serbe Aleksandar Škorić remplace le remplaçant au pied levé. Ici un flot instinctif, intuitif, parfois paisible et souvent bouillant, dans la tradition du free jazz. Je découvre un batteur enthousiaste, qui a récemment tourné avec Akira Sakata, après avoir joué avec feu Charles Gayle, et retrouve le jeu fourni de Vicente, apprécié sur disque et sur scène. Si différents ustensiles sont mis à profit, Vicente privilégie une approche strictement acoustique, explorant les possibilités de l’instrument sans additifs. Ses émissions libertaires offrent un parfait complément aux ruminations de Parker dans les graves, ce dernier promulguant des motifs à la fois rythmiques et mélodiques. On est dans le flux, l’instant, pas dans la recherche de la perfection. Les esprits d’Albert Ayler et autres grands anciens sont présents. On reconnaît un riff typique du style de Parker, probablement importé de l’une de ses compositions. Les éléments dansent indépendamment les uns des autres et se rejoignent dans le mouvement. La basse est parfois utilisée comme un instrument de percussion. Škorić ne quitte guère Parker des yeux, apprenant de l’un de ses mentors. Après des passages en duo faisant office d’accalmies, le trio recommence à chauffer. L’aguardiente apparue sur ma table et rapidement ingurgitée ne fait rien pour contredire cette impression. Vicente joue des sifflets de carnaval, sur une ligne entêtante de Parker, tandis que le batteur s’escrime sur une planche. Parker livre un généreux solo improvisé, puis apparaît une flûte en bambou pour une redescente en douceur. Le valeureux soufflant donne le meilleur à chaque instant.
Outre le festival, l’association Jacc (Jazz ao centro clube) propose des concerts toute l’année, et des disques des musiciens du pays sur son label Jacc Records, fondé en 2010. Parmi les parutions récentes, citons “Flora” de Marcelo dos Reis, et, paru à Noël 2022, “A Schist Story” d’Evan Parker X-Jazz Ensemble, le CD accompagné d’un livret de 70 pages incluant dessins et photos de la résidence du saxophoniste anglais avec la fine fleur des improvisateurs lusophones.
Ce court séjour a été une nouvelle occasion de constater la place importante du jazz au Portugal, et la camaraderie entre les critiques et acteurs de cette musique. David Cristol
Photos : João Duarte & DC